Aisille 1

Par Eska

-Descends, nous allons devoir passer les contrôles. J'espère avoir assez.

Orbec avait encore la main sur son casse-tête quand ils approchèrent les quatre gardes en faction devant la porte Sud d'Aisille. À voir leur air désapprobateur et leurs masses levées dans sa direction, il reprit ses esprits, rangeant l'arme et s'excusant.

-Désolé messieurs, c'était pas pour vous, je suis un peu à cran.

-Ce n'est pas une bonne façon de se présenter à nous jeune homme. Votre nom?

-Orbec l'Ormeau, monsieur. De Doguenard, et elle c'est Grisoeil nous...

-La dame saura se présenter d'elle-même si nécessaire. Pourquoi souhaitez-vous séjourner ici?

-Faire commerce monsieur, et se promener.

-Je ne vois ni caravane, ni mule, de quelles marchandises parlez-vous ? Orbec porta la main à sa besace, ce qui attira le regard aiguisé du garde.

-Tout est là. intervint Ysaelle. Nous portons un livre rare sur l'histoire des Dampierre de Vertance. La Dame nous a chargés de chercher un collectionneur pour le vendre à bon prix, voyez-vous, les caisses sont vides.

L'homme consulta ses camarades du regard, puis, comme si un consentement tacite avait tranché le débat, se retourna vers nous.

-Je vois, nous allons procéder aux vérifications d'usage, puis vous pourrez entrer si vous vous acquittez de la taxe.

-Trois rutils et deux cuivrettes c'est cela?

-Non madame, les taxes du royaume ont augmenté, nous sommes donc contraints de vous en demander six rutils.

- Six rutils ? Il doit y avoir méprise !

Ysaelle était proprement outrée. Le garde ne répondit pas, il avait maintenant les mains et le regard plongés dans le sac d'Orbec. Me prenant à pleines mains, il me jaugea longuement, détaillant ma reliure, puis, dans une moue perplexe, me rendit au garçon. Sa main fureta encore dans la besace jusqu'a s'arrêter sur un insignifiant bijou. L'extrayant, il jeta un regard surpris à Orbec, polit la pierre de la chevalière, et l'enfila à l'index du jeune homme.

-Monsieur, votre voyage a dû être épuisant pour que vous ayez oublié de nous mentionner ceci. Il tapa du doigt sur l'égide ornant le bijou. Pour vous et votre dame, l'entrée est gratuite, les Stellaires sont très appréciés ici. Nous espérons que vous sera fait l'honneur que vous méritez.

Sans autre cérémonie, les gardes reprirent leur position de faction, nous laissant entrer. Ysaelle n'avait pas quitté Orbec des yeux. Elle avait espéré trouver d'elle-même une réponse cohérente à ce qui venait de se passer sous ses yeux, mais faute de mieux, elle souleva le problème.

-Tu es un Stellaire ? Toi ? Enfin, mais c'est impossible !

-Un quoi ? Oh, oui, ce dont tu me parlais tout à l'heure. Non je suis pas Stellaire, pourquoi je serais Stellaire ?

-Cette chevalière, elle est gravée d'une stèle en son centre, c'est le signe distinctif de l'ordre militaire des Stellaires !

-Oh, c'est pour ça qu'ils m'ont dit tout ça ? Je l'ai trouvée dans le champ de mes parents ! Je retournais la terre quand un caillou s'est pris dans ma fourche. Je comprenais pas, il était creux, et drôlement fin, alors je l'ai nettoyé, et comme j'aimais bien le dessin dessus, je l'ai gardé.

Ysaelle était perplexe, et bien qu'il m'en coute de l'admettre, je la rejoignis sur ce point. Les chevalières de cet acabit étaient rares, et celles qui circulaient le faisaient sur le doigt de leur propriétaire légitime ou dans quelque collection à la valeur étourdissante. Qu'Orbec possède ce bijou relevait d'autre chose que d'un simple coup de chance.

-As-tu seulement conscience de ce que tu as au doigt ?

-Beh, une jolie bague en pierre ? Y'a pas de pierre précieuse dessus, ça vaut rien.

-Au contraire, cette bague ouvre des portes, beaucoup de portes.

-Oh, tu crois ?

-Non, je le sais.

À l'aune de nos réactions, Orbec restait paisible, sa naïveté absolue désarmant toute idée de complot. Cet anneau aurait pu payer ses rêves les plus fous. C'était sans compter sur le roc qui lui servait de tête, et qui me serait bien utile l'heure venue.

Pour le moment, nous découvrions l'artère principale d'Aisille. Partout, des plans gravés à même les murs indiquaient grossièrement la forme en étoile des voies de la ville. En son centre l'aiguille surplombant la place centrale. Aux cinq extrémités de l'étoile siégeaient les académies. Artisans, Savants, Militaires, Religieux et Artistes s'étaient ainsi vu attribuer leurs quartiers propres. Il aurait pu être difficile de se perdre dans cette ville, mais c'était sans compter sur les innombrables venelles, percées et tunnels puants aménagés par des marchands désireux de pouvoir étaler confortablement leur marchandise. Ici, tout était échoppe, il suffisait de baisser les yeux pour trouver prétexte à sortir sa bourse. On se surprenait ainsi à marquer son pas pour contourner les marchandises étalées pêle-mêle sur les pavés. Pour quelques cuivrettes, il suffisait de s'accouder à la première fenêtre ouverte d'ou émergeait la maîtresse de maison. La tradition locale voulant qu'une portion supplémentaire soit cuisinée pour nourrir un éventuel invité s'était vite transformée en opportunité commerciale. L'on pouvait ainsi gouter à Aisille les plats qui faisaient le quotidien des travailleurs locaux ou partir en quête de mets souvent moins fins dans les tavernes locales. Tout ici incitait à rester dans les rues, flatté par la chaleur humaine des foules, errant de bustes en grimoires, de bois rares en remèdes obscurs.

-J'avais jamais vu autant de monde dans un si petit endroit. lança Orbec visiblement épris des lieux.

-Tout le monde à quelque chose à vendre ici, le commerce à quelque chose de contagieux à Aisille.

-Toi aussi tu vendais des choses ?

-Quand j'étudiais ici tu veux dire ? Non, on ne nous laissait pas sortir de l'académie.

-Ah, pourtant on dirait que tout le monde est dehors.

-Oui, mais c'est une illusion Orbec. Ceux que tu vois ne sont pas Aisillais pour la plupart. Ce sont des voyageurs, des marchands ou des collectionneurs.

-Oh, les Aisillais ils sont où alors ?

-La plupart travaillent pour le compte des académies. Le reste devient tisseur ou sert à l'aiguille. Il n'y à guère que les femmes qui commercent en vendant leur tambouille aux fenêtres.

- Pourquoi ils ne vendent rien ?

-Tu ne le vois pas ?

Elle scruta la foule du regard avant de s'arrêter sur un homme muni d'un lourd registre, suivi par deux porteurs. Regarde ces hommes. Orbec les vit s'approcher nonchalamment d'un marchand de pierres sculptées. L'un des porteurs tendit la main, sans daigner ouvrir la bouche. En réponse, le commerçant retourna ses poches, visiblement gêné. Commença alors un étonnant ballet, où, passant en revue l'étal du mauvais payeur, le percepteur nota scrupuleusement chaque marchandise. Un claquement de livre plus tard, l'ensemble des biens du vendeur étaient saisis. Dépossédé, il se leva, et tandis qu'il entreprenait de négocier son emplacement avec d'innombrables marchands en devenir Orbec avait fendu la foule pour attraper le percepteur par le col.

-Pourquoi vous avez fait ça?

Se dégageant de la prise d'Orbec comme on s'époussète, l'homme se retourna.

-Écoutez jeune homme, je n'ai ni le temps ni l'envie de vous apprendre les choses de la vie. Allez plutôt voir une des académies de la ville, c'est leur métier.

-Vous votre métier c'est de voler aux marchands peut être ?

-Je ne vole pas, je régule, sans quoi cette ville s'écroulerait sous le poids de la vermine.

Sans un regard pour son interlocuteur, l'homme jeta quelques mots derrière son épaule.

-Débarrassez-moi de ça voulez vous ?

Déjà sollicités par la charge de pierres qui leur incombait, les porteurs prirent le temps de s'en délester. Je pouvais sentir Orbec bouillonner, le poing serré, il semblait vouloir percer de ses yeux à travers le dédain manifeste de son interlocuteur. J'aurais pu prendre possession de cet être veule, mais, pour la première fois, je comprenais mon ennemi, celui qui nous faisait face n'était qu'un vautour aux serres atrophiées contraint de laisser ses séides dépecer la charogne pour lui. Drapé dans la dignité qu'il héritait de cette suite musculeuse, il n'était qu'une excroissance suintante de la ville. Ysaëlle s'interposa tandis que les deux hommes approchaient dangereusement de nous.

-Mes excuses messieurs, ce jeune homme ne sait pas ce qu'il fait, je me charge de l'emmener loin d'ici.

Sans même laisser le temps à quiconque de protester, elle attrapa Orbec par le bras, l'entrainant à sa suite dans un dédale de rues toutes plus étroites et biscornues que la précédente. Hors des artères de la ville, les maisons semblaient s'affaisser, les flots du commerce n'irriguant plus les façades décrépies où la lumière avait cédé sa place à la crasse. Les marchands étaient ici voutés, gargouilles faméliques s'agitant au seul son de l'or. La valeur de leur marchandise se reflétait dans leurs regards mornes. Nombre d'entre eux s'asseyaient ici par habitude dans l'espoir vain d'attirer un regard. Si brève fût-elle, notre incursion dans ces rues n'avait fait que renforcer la colère d'Orbec. Tandis qu'ils retrouvaient la lumière et le flot d'une autre avenue dilatée par la foule, Ysaelle jugea enfin bon de mettre un terme à leur fuite.

-Pourquoi tu as fait ça? Il faut l'aider, ils lui ont tout pris !

-Non, nous ne pouvons rien faire.

-Si, la garde aurait arrêté cet homme ! Voler est interdit, c'est la loi !

-Ici, ce sont ces hommes qui font la loi. Aisille n'est rien d'autre qu'une gigantesque échoppe et les percepteurs sont chargés de s'en assurer.

-Alors quoi ? Les gens se laissent faire ?

-C'est un peu ça. Ceux que tu vois ici sont en général les étrangers. Trop pauvres pour exposer sur la place de l'aiguille, mais comme chaque pavé est payant, ils doivent déguerpir si ils n'ont pas assez.

-Je n'aime pas ça ! Pourquoi tu m'as emmené ici si c'est une ville de hors-la-loi ?

Orbec et son imbécilité commençaient à user les nerfs d'Ysaëlle. Depuis que ce morveux avait fait irruption dans sa vie, tout allait mal pour elle. Voilà qu'après s'être rendu coupable d'un vol et d'une agression sur un membre de la noblesse, après avoir laissé une trainée de cadavres derrière lui dont l'origine restait floue malgré ses dires, il se permettait des états d'âme ? Elle en vint à se demander pourquoi j'étais encore en la possession d'un crétin pareil et non dans ses mains. Je me tenais prêt à agir, le passage incessant des badauds compliquait ma tâche, pourtant, une ouverture pouvait se présenter à tout moment.

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Baladine
Posté le 06/02/2023
Bonjour Eska,

C'est un vrai plaisir, ce chapitre ! J'admire la manière dont tu développe l'architecture d'une ville tout entière. On la voit se dérouler devant nos yeux, on s'imagine s'y promener, avec son bruit, ses couleurs, ses ruelles sombres et ses avenues bondées. Orbec est un délice de naïveté, je le trouve de plus en plus attachant !

Petites remarques :
-Trois rutils et deux cuivrettes => je trouve ça génial que tu aies inventé une monnaie ! ça donne tellement plus de profondeur à ton univers.
- Elle scruta la foule du regard avant de s'arrêter sur un homme muni d'un lourd registre, suivi par deux porteurs. Regarde ces hommes. Orbec les vit s'approcher => le "regarde ces hommes" m'interroge. C'est un impératif ? Il est adressé à Orbec ?
- le flot d'une autre avenue dilatée par la foule => j'aime beaucoup cette image.

A très vite,
Eska
Posté le 07/02/2023
Hello Claire,

Je crois que je serais perdu si je ne te voyais pas dans mes commentaires ! Merci pour tous ces gentils mots :D Ca me fait chaud au coeur ! Merci aussi pour ta lecture, comme toujours !

Je crois que j'ai oublié un s cette fois ci, mais cette phrase m'ennuie un peu à la relecture, elle s'intègre mal avec l'ensemble qui l'entoure. Qu'en penses tu ?

A très vite,
Baladine
Posté le 07/02/2023
Le “regarde ces hommes”? No comprendo 🧁 sorryyy
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