Aisille 2

Par Eska
Notes de l’auteur : Dans un souci de lisibilité, le dernier paragraphe du précédent chapitre est repris ici.
Bonne lecture !

Orbec et son imbécilité commençaient à user les nerfs d'Ysaëlle. Depuis que ce morveux avait fait irruption dans sa vie, tout allait mal pour elle. Voilà qu'après s'être rendu coupable d'un vol et d'une agression sur un membre de la noblesse, après avoir laissé une trainée de cadavres derrière lui dont l'origine restait floue malgré ses dires, il se permettait des états d'âme ? Elle en vint à se demander pourquoi j'étais encore en la possession d'un crétin pareil et non dans ses mains. Je me tenais prêt à agir, le passage incessant des badauds compliquait ma tâche, pourtant, une ouverture pouvait se présenter à tout moment.

-Ce ne sont pas des... D'ailleurs, en parlant de loi, tu te crois en droit de donner des leçons peut-être ?

-J'ai rien fait de mal !

-Ah oui ? Rien ne prouve le contraire, encore moins le vol que tu as commis chez Dame Dampierre !

-Ils m'ont pas laissé le choix !

-Tu l'as eu quand tu as subtilisé ce livre, le choix.

-Si tu ne m'avais pas enlevé peut-être que j'aurais pu rentrer chez moi après l'enquête du Capitaine !

Elle hoqueta de colère

-Enlevé ? Je t'ai sauvé des griffes de ces brutes, imbécile ! Si seulement tu avais une once de bon sens, tu l'aurais compris à l'instant ou j'ai actionné ce levier !

-Menteuse ! Tu as fait ça pour le livre !

-Non je...

-Menteuse !

Dans un geste brusque, il m'arracha à la sacoche et me tendit à Ysaelle, plongeant son regard dans le sien. Je sentais Orbec agacé. Pour autant qu'il appréciait Grisoeil, l'habitude qu'avait cette dernière de compliquer les choses commençait à l'irriter. Elle lui répondit en écarquillant les yeux, lui intimant le plus discrètement possible de me cacher aux regards indésirables. Ici, dans cette rue bondée où s'écoulait un flot incessant de curieux aux professions aussi diverses qu'obscures, la vue de l'objet que j'étais attiserait inévitablement les convoitises. Je profitais de leur désaccord pour semer une envie qui saurait porter ses fruits le moment venu. Orbec ne pouvait me consulter ici, et j'avais devant moi quelques heures pour les tromper. Sans saisir le sens du message d'Ysaelle, il me ramena à ma cache tannée avant de reprendre son chemin d'une marche tempétueuse. La Tellurimancienne le suivait à petites foulées, tentant de le ramener à la raison.

-Attends, je suis désolée, je ne voulais pas...

Orbec s'arrêta à nouveau, haussant le ton.

- Si tu le veux, prends-le !

-Non, ce n'est pas ça ! Je veux simplement t'aider !

-M'aider ? Alors prends-le !

-Ça ne changera rien Orbec ! Nous ne savons pas vraiment ce qu'est ce livre et nous devons trouver la réponse avant toute chose!

-Moi je le sais très bien ! Ce que j'ai entre les mains c'est...

Il se ravisa soudain. Les regards de la foule avaient convergé vers lui, et la clameur habituelle s'était mue en un ruissellement de suppositions. Entrainant Ysaelle avec lui il reprit plus faiblement.

-C'est un livre qui tue des gens, et qui me fait voir des choses. Des mauvaises choses.

-Orbec, attends, tu ne m'avais pas dit cela ! Qu'as-tu vu?

-Il m'a dit que c'était pas des visions. Que c'était vrai. Mais c'est pas vrai. J'suis pas Mancien moi! J'ai... j'ai vu du sang couler des murs, j'ai vu des gens... des gens...Orbec bégayait, hoquetait, ses yeux s'embuèrent. J'ai vu des hommes bouillir, comme dans un chaudron, devenir une chose... une... une pustule et... il y'a les draps, ils ont voulu m'étrangler ! Le vieux monsieur, il m'a attaqué avec un pied de table, et leur maison a brûlé ! C'est pas ma faute Grisoeil, je te jure, c'est pas ma faute! C'est lui qui à tout fait !

Il ne s'arrêtait plus, comme un torrent se déversaient ses peurs et ses doutes. Ysaelle quant à elle, sentait sa détermination vaciller. Elle commençait à hésiter, ses idées se troublaient comme diluées dans une tache d'huile. Délectable.

-Ce que tu viens de me dire Orbec, c'est... important. Écoute-moi bien, nous allons te débarrasser de ce livre, mais avant, je dois m'assurer d'une chose.

-De quoi encore ?

-Tu m'as dit que le livre contrôlait les gens. Pas qu'il s'en était pris à toi.

-Oui, et alors ?

-Pourquoi reviens-tu a lui Orbec, pourquoi ne l'as-tu pas laissé enterré la où il était après tout ce qu'il t'a fait ? Pourquoi t'es-tu attaqué à Dame Dampierre ? Dis-moi, sais-tu ce qui t'a motivé à faire tout cela ?

-Je... je sais pas, j'ai fait ce qui me semblait le mieux. J'ai voulu faire mes propres choix, j'en avais marre qu'on me dise quoi faire ! Je veux juste qu'on me laisse tranquille !

-Prendre ton destin en main ?

-Oui, peut-être.

-J'en avais bien peur. Ça ne va pas te plaire, mais il se peut que ce que tu aie lu soit faux, une illusion. Il se peut que le livre ait pris possession de toi, et qu'il te laisse croire qu'il ne peut t'atteindre pour mieux te manipuler. Il se peut qu'il nous mène en bateau depuis le début...

Sa psyché vacillant, Orbec me laissa entrevoir son âme malgré lui. Il était livide. Il chutait dans un puits sans fond. Manipulé ? Comment n'avait-il pu voir cela ? Qu'était-il maintenant au juste ? Il se sentait soudain comme en retrait, séparé de son regard par un voile, enfermé en lui-même. Que voulait-il ? Il ne le savait plus. Il plongea dans ses souvenirs, se rappela de l'odeur lourde et suave de l'humus après la pluie, du grain de la terre humide griffant ses mains. L'or de l'orge mûr dansant au gré des vents avant de s'abattre sous la caresse d'une faux aiguisée. La main de sa mère dans ses cheveux qui tirait, tirait comme pour extirper la mauvaise graine. Les mêmes souvenirs, toujours les mêmes. Il avait beau tenter de creuser plus loin, rien ne venait. Il avait vingt ans, cela il le savait, ce qu'il avait été avant ses seize ans, cela, il ne le savait plus. Comme entrainé par un tourbillon, je plongeais en lui, entrainé par le tumulte de ses émotions. Pourtant, là où devait résider le tissu de l'âme, canevas vibrant de souvenirs et d'émotions passées, je ne trouvais qu'un vide béant. Les cicatrices mutuelles que nous avaient laissées nos batailles passées s'embrasèrent. Je ne pouvais rester ici, sombrer à nouveau et laisser Grisoeil prendre les rênes était trop risqué. Retournant à mes pages, je laissais le jeune homme aussi hébété que je l'étais.

Une gifle bruyante retentit, suscitant des cris d'émoi dans la foule qui s'était rassemblée autour de nous.

-Reprends-toi, ce n'est pas le moment de flancher. On peut encore le contrer, suis-moi.

Me contrer? Quand allaient-ils enfin comprendre ?

-Je... Oui, j'ai besoin de ton aide Ysaelle, je crois.

-Magnus saura nous aider, il m'a tout appris, et avec un peu de chance, il réside encore ici.

Fendant la masse de promeneurs comme s'il s'était agi d'insectes nuisibles, Grisoeil nous entraina plus profondément dans Aisille. La main serrée contre moi, Orbec me griffait nerveusement, usant ses ongles et son anxiété sur mon cuir. Plutôt que de s'appesantir sur les richesses infinies étalées sur la place centrale par des marchands aux couleurs aussi variées que leurs origines, il sondait leurs regards, y cherchait désespérément un signe de ma présence. Il espérait plus que tout me voir ailleurs qu'en lui, espérait voir un homme se jeter sur eux, les yeux injectés de sang comme pour prouver qu'il était bien lui et pas l'autre. À la cadence de sa marche s'adjoignit le claquement des portes, le roulement des charriots, les langues déliées et leurs mots sifflants. Assourdis par la mélodie d'Aisille, ses sens se perdaient dans un brouillard de bruits, d'odeurs et de visions. Devenus des formes furtives, les habitants de la ville défilaient autour de lui comme propulsés à grande vitesse. Dépassée par les évènements, la conscience d'Orbec se heurta à elle-même avant de sombrer. Il suivit, embrassant le pavé sous le regard d'Ysaelle.

-Merde ! Vous la, aidez-moi !

Ma porte de sortie était bloquée dans la foule, plus précisément par une carriole enkystée dans le caillot qu'avait provoqué la chute du jeune homme. Jouer des coudes avec l'arrière-train d'un cheval s'avérait trop risqué et le Rutil qu'agitait Ysaelle avait su réveiller nombre d'âmes charitables. Tenter ma fuite maintenant équivalait à finir entre les mains de gardes trop zélés, voire restitués au duo d'incompétents sans avoir pu agir, je préférais attendre mon heure.

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!Brune!
Posté le 18/02/2023
Coucou Eska,
J'ai apprécié dans ce chapitre la façon dont tu décris les interrogations d'Orbec, ses émotions, mais aussi ses flash-back dont l'un est aussi saisissant qu'énigmatique (la main de sa mère dans ses cheveux qui tirait, tirait comme pour extirper la mauvaise graine) je pense d'ailleurs que cette phrase est un ressors, qu'elle a un sens caché, car il me semble que tu l'as déjà utilisée dans un chapitre précédent.
Ce garçon est décidément étonnant ; tantôt naïf, tantôt rusé, il semble cacher des failles, des blessures invisibles (son absence de souvenirs d'enfance par exemple), mais il n'en reste pas moins attachant.
Quelques petites bricoles :
"Je profitais de leur désaccord pour semer une envie qui saurait porter ses fruits le moment venu" saurait porter ses fruits sonne bizarre ;
"il y'a les draps..." il y a les draps ;
"C'est lui qui à tout fait !" C'est lui qui a tout fait !
Voilà, mon ami ;-)
À bientôt de te lire
Eska
Posté le 23/02/2023
Coucou Brune,

Oh, je suis content de voir que tu as relevé ce détail ! Orbec a effectivement des parts d'ombre qu'il reste à éclaircir ! Si tu ouvres l'oeil, tu en trouveras peut être d'autres :)

Mille mercis pour ces petits points que tu soulèves et qui ont échappé à mon attention ! Ton aide m'est précieuse :)

A très bientot !
Baladine
Posté le 09/02/2023
Bonjour Eska :)
Je trouve ton style de plus en plus fluide et l'action se déroule aisément devant nos yeux. Les paragraphes de narration sont très beaux avec des moments poétiques comme "et la clameur habituelle s'était mue en un ruissellement de suppositions." Je n'ai pas tout relevé, mais il y a plein d'autres passages. On suit bien le dialogue, même sans verbes introducteurs, on devine facilement qui parle et ça donne de l'énergie à la scène.
Le livre est de plus en plus intéressant, surtout quand on perçoit qu'il a des failles et des points communs avec Orbec.
Est-ce que c'est bien Orbec qui s'est effondré à la fin ? Je ne suis pas sûre.
Un plaisir de te lire, je vais continuer.
A tout de suite, donc !
Eska
Posté le 10/02/2023
Hello Claire :)

Merci pour tous ces compliments, ça fait chaud au cœur et ça donne plein de motivation !
C'est bien Orbec qui s'effondre à la fin, je garde cette question précieusement pour corriger ce manque de clarté une fois la réécriture entamée !
Je te retrouve sur le chapitre suivant !
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