Alchimie
Alarmée, Eleonara se mit en position assise et se retint de respirer. À force de ne jamais parler et de sélectionner à distance les conversations de clients qui l’intéressaient, son ouïe s’était surdéveloppée. Elle ne voulait manquer aucun soupir étranger. Ses oreilles captèrent un souffle rythmé droit devant, un peu sur la gauche.
La boule au ventre, elle tâtonna le sol derrière elle et souleva une dalle branlante. C'était là-dessous qu'elle cachait ses trésors, les babioles perdues ou oubliées des buveurs. Bouts de ficelles, boutons, dés à jouer, briquets d'acier, bougies, silex, pièces de monnaie, épingles et allumettes d'amadou, Eleonara les collectionnait au fur et à mesure qu'elle les découvrait sous les tables ou derrière le comptoir. La trouvaille dont elle était le plus fière était un flacon de granulés malodorants égaré par Dalisa, une pépite que l'elfe gardait jalousement quoique son utilité exacte la dépassât.
Eleonara ne tarda pas à dénicher ce qu’elle cherchait sous la dalle : une chandelle de suif. Elle devait absolument voir. Tremblante, elle mania le briquet et le silex et alluma la chandelle, à laquelle elle s'agrippa comme si elle seule pouvait lui pourvoir protection et réconfort. La frêle flamme fit appel à un peu de clarté mais ne permettait qu'une vision limitée.
L'elfe faillit lâcher la tige de suie : en face d'elle, une forme noire était allongée sur le sol, de dos.
Elle avala sa salive. Et si la chose était un chien ? Elle avait une peur bleue des canidés. Ces animaux couraient après leurs proies et leur mordaient les chevilles. À chaque fois que le berger traversait le village en compagnie de son troupeau laineux et de son fidèle assistant à quatre pattes, Eleonara frissonnait à l'idée de crocs mâchouillant ses tendons. Mais au fond, à quoi aurait servi un chien dans une taverne ? À chasser les rats ? Sûrement pas. Eleonara s’en occupait déjà, des rats. Il lui suffisait de répandre le curieux contenu puant du flacon de Dalisa et le tour était joué. Une fois les granulés brou de noix léchés, les bêtes se crispaient et mouraient avant leur dixième battement de cœur. Eleonara guettait sagement l'occasion d'en verser dans l'assiette d'un Taberné, mais par peur d'empoisonnement justement, ses maîtres lui prohibaient l'accès à la cuisine. Il lui faisaient de plus régulièrement goûter leur bière pour s'assurer qu'elle ne s'attaquât pas à leurs clients. La seule nourriture à laquelle elle pouvait toucher était celle qu'on lui jetait dans le cellier. En majorité de l'ail.
« Donc, ce n’est pas un chien », dut admettre Eleonara, pas plus soulagée.
Elle se résolut à avancer prudemment à genoux, le halo de sa bougie faible et frémissant.
Soudain, elle pressa sa paume sur sa bouche pour s'empêcher de hurler et se replia dans un coin du cellier. Elle avait distingué, dans le peu de lueur que lui offrait sa chandelle, une sorte de poil argenté. L'ombre appartenait à une créature bien plus imposante qu'un chien. Un loup ? Un ours ? Eleonara se mit à claquer des dents. Elle avait entendu plus d'un voyageur capuchonné semer le silence avec des récits aussi fabuleux que terrifiants à propos de chimères et de monstres féroces. Se pouvait-il que le tavernier s'en eût procuré un ? Têtu et benêt comme il était, il aurait été capable d'acheter n'importe quoi pour faire plaisir à Dalisa.
Eleonara ne bougea pas, car déjà la forme remuait et menaçait de délaisser sa sieste.
S'éloigner, ne rien faire, s'approcher ?
Après une profonde expiration qui se voulait apaisante, elle décida de se mettre debout sur ses jambes frémissantes. En ce faisant, elle déplaça la bougie. L'elfe remit la chandelle à sa place, le sang pulsant fortement sous ses tempes.
Son cœur rata un battement. La chose n’était plus là.
C'est alors que des bruissements retentirent autour d'elle. Eleonara amena sa bougie à droite, puis à gauche. Lorsqu'une étoffe inconnue la frôla, elle manqua de s'évanouir et se plaqua contre une paroi. La chandelle lui glissa des doigts et s'éteignit au contact du sol humide. La noirceur l'avala.
Eleonara ne s'était jamais sentie autant à l'étroit. Chaque muscle de son corps s'était raidi ; ses poumons paralysés l'asphyxiaient. Elle voulait tousser pour les réanimer mais n'osait pas. Dans son dos, d'affreux frissons ravivaient le tranchant de ses lacérations. Elle ne saisissait plus aucun bruit ou remuement ; l’absurdité des événements l'avait propulsée dans un état de panique totale. Qu'était-ce ? Pourquoi y avait-il quelque chose de vivant dans son cellier ?
Un mouvement brusque se répéta de l'autre côté de la cave, comparable à celui d'un molosse trempé qui se secoue. Sauf qu'il était accompagné de tintements métalliques. Un molosse trempé et enchaîné ?
Une source phosphorescente naquit non loin de la source des tintements. Au premier abord, la luisance ressemblait à une luciole désorientée flottant dans le vide. Une silhouette se découpa derrière la lumière jaune-verte. Plus elle progressait en sa direction, plus Eleonara tentait de se fondre dans le mur. Sous des reflets gris, deux pupilles scintillantes s'immobilisèrent sur son regard affolé. La lueur volante repoussa l'ombre. Alors, l'elfe, les yeux exorbités, vit la chose en entier.
Ça n’avait rien d’un chien, ni d’un loup, ni d’un ours, en fait, rien d’animal du tout : c’était un homme. Un homme qui tenait une fiole fluorescente dans la main.
Un ours semblait une alternative plus amicale, du coup.
Des iris gris et défiants, une mandibule carrée et aiguisée. Éclairé par la lumière citronnée, l'inconnu revêtait une tunique foncée et un manteau criblé de minuscules poches, de ficelles et de crochets desquels pendait une ribambelle de tubes pas plus longs qu'un auriculaire. Tendus, ses doigts étaient prêts à attraper les fioles et munitions dont il était recouvert. Impossible de déterminer son âge : ses joues creusées et ses cheveux ternes juraient avec ses prunelles pétillantes et son physique sculpté.
Le premier mot qui vint à l'esprit d'Eleonara fut « préoccupant ». Par réflexe, elle ramassa la bougie et la porta à la hauteur de son visage, comme si celle-ci était encore allumée. Elle fixa la fiole brillante, les yeux ronds. L'expression hostile que lui renvoya l'intrus la dissuada de trop s'y intéresser.
— Pas touche, gronda-t-il.
Sa voix fit trembler tous les membres d'Eleonara. Elle ne put répondre que par un misérable bégaiement qui lui écorcha les cordes vocales.
— Que... que faites-vous ici ?
Il avait dû faire son entrée pendant qu'elle rêvait d'une forêt, de pétales couleur pêche et d'une femme volante.
— La même chose que toi, répondit-il en tirant sur le bas de sa tunique pour dévoiler la chaîne qui le liait à la poutre du cellier. Je joue au prisonnier.
D’après la longueur de sa chaîne, l'homme était destiné à évoluer uniquement dans la cave, contrairement à Eleonara, qui avait en plus accès au comptoir. Un avantage ?
L'elfe ne s'en était jamais cru capable, mais elle devint soudain très possessive par rapport au cellier. « Ma cave. Ma cave à moi. » C'était son territoire, à elle seule et à personne d'autre. Le comportement de M. Taberné lui était incompréhensible. Avait-il seulement conscience du risque qu'il avait pris en enfermant cet énergumène avec elle ? Que se passerait-il s'il venait à découvrir les oreilles aiguisées sous son foulard ?
Le fait que le tavernier eût pu enchaîner cet homme sans qu'elle ne se réveillât sema un grain de doute en Eleonara. Certes, elle avait été fatiguée, mais pas plus que d'habitude. L'étau de son rêve avait-il garanti l'ininterruption de son sommeil profond ? Elle n'y voyait pas d'autre explication.
L’inconnu avait de la peine à se tenir droit et rien qu'à deviner son haleine, il devait avoir goûté la bière régionale plus d'une fois. En apercevant les pattes d'oies aux coins de ses yeux qui se balançaient de manière pas très sobre, Eleonara détermina que l'humain appartenait à la génération de M. Taberné. Une découverte supplémentaire la subjugua : il avait la mâchoire légèrement de travers.
— Vous êtes... un client ? osa l'elfe d'une toute petite voix.
Si elle n'avait pas été condamnée à partager un espace hermétique avec lui, elle ne lui aurait jamais adressé la parole. Parler demandait de l'effort ; on s'enquérait peu de son avis au Saint-Cellier. Peu sollicitée, sa langue s'était retirée de vieille date dans son tunnel, à l'instar d'une taupe mourante.
Fréquentant des ivrognes au quotidien, l'esclave préféra garder ses distances. L'inventaire du cellier défila dans sa tête. N'y avait-il donc rien avec quoi se défendre, se protéger ? Elle n'avait pas la force de lui balancer un tonneau débordant sur la tête. En revanche, elle pouvait essayer de soulever la dalle bancale...
Un anneau froid entra en contact avec son poignet. C'était la poignée de la porte contre laquelle elle s'était appuyée par instinct.
— Tu demandes si je suis un client ? On est tous client de quelqu'un, philosopha Mâchoire de Biais en relevant le menton. Les Taberné sont mes clients en quelque sorte, ai-je tort ? Dis-moi : est-ce toi qui sent autant l'ail ? C'est bien.
À ces mots, il lui tourna le dos, l'unique source de lumière à la main, pour examiner le contenu de la pièce.
Eleonara ne se répétait que ceci : « Vieux sac à vin ». De calme à agacée et de charmeuse à exténuée, l’expression de l'homme changeait sans cesse. Aucun de ses muscles faciaux ne semblait se mettre d'accord. Comme le reste de son corps d'ailleurs ; ayant perdu toute maîtrise de ses jambes, il adoptait la démarche d'un canard.
C'était peut-être un client, mais pas un habitué. S’il était venu ne serait-ce qu’une seule fois, Eleonara se serait souvenue de son visage ou au moins de sa voix. Pour que Taberné voulût le séquestrer, il avait dû se faufiler dans l’établissement à la clandestine.
Sur ses gardes, la jeune elfe disséqua Mâchoire de Biais par la pensée. Son attitude. Ses pouvoirs. Sa tunique. Son élocution. L'incohérence de ses expressions faciales. Pour un humain, il était difficile à lire. Que détenaient ses fioles ? Son flacon fluorescent devait renfermer un soleil en miniature, une luciole ou une fée. Qui était-il ? Qui sait capturer la lumière est soit un dieu, soit un...
— Un mage !
N'ayant pas voulu s'exprimer à voix haute, Eleonara crut d'abord que ses pensées, par une violation de son intimité intracrânienne, avaient résonné à travers le cellier. Il lui fallut se détromper : elle avait simplement crié.
Distrait de son inspection, Mâchoire de Biais fit volte-face, les narines dilatées comme celles d’un taureau prêt à charger.
— Un mage ? Un mage ? C'est le mieux que tu as pu trouver ? J'aurais préféré ramasseur de fange. Pourquoi m'insulter, petite moins que rien ? Tu n'as plus l'âge de croire en ces balivernes. Tu sais bien que les mages n'ont jamais existé.
Ah bon ? Les sorciers n'avaient-ils pas été forcés de vivre à l'écart de la société, en ermites, avec l'interdiction de créer une progéniture ? Leur espèce, condamnée par la loi, ne s'était-elle pas étouffée après quelques générations ? Fort embarrassée, Eleonara se promit de revoir ses sources. Croire les ménestrels de passage à la taverne à la lettre avait peut-être été une erreur.
— Non, je ne suis pas un mage, dit l'homme en se massant le front, excédé. Je te conseillerais d'avaler ta langue au lieu de la laisser filer. On ne voudrait pas qu'elle soit tranchée, pas vrai ?
Ses menaces n'eurent aucun effet sur Eleonara : à force d’en recevoir une dose régulière, sa résilience s'était accrue.
— Qu'êtes-vous, alors ? chuchota-t-elle.
— Quelqu’un de cultivé et de scientifique, répondit Mâchoire de Biais dès qu'il eut retrouvé son équilibre contre un tonneau de bière. Un mage et un homme comme moi n'ont rien en commun, je t'assure. Je suis alchimiste.
L'esclave croisa les bras pour cacher sa nervosité. Alchimiste. Elle n'aimait pas la sonorité de ce mot. On lui avait dit que les alchimistes étaient des gens au regard sombre qui vivaient dans des cavernes ou qui s'isolaient dans leurs ateliers fumants. Pas très différents de l'idée qu'elle s'était faite des mages. Ces « hommes de science » s'amusaient à inventer l'or à partir de métaux sans valeur comme des tricheurs. Restait à savoir si l'un d'eux avait déjà atteint le premier but de l'alchimie... ça, Eleonara ne le lui demanderait pas.
Un sourcil arqué, l'alchimiste la regardait de haut en bas. Ce comportement agaça Eleonara ; les humains avaient un inextinguible besoin de rabaisser autrui, ce qui ne les rendait que plus méprisables.
Ayant terminé son inspection silencieuse, l'alchimiste déclara, hautain :
— Bien. À présent, sois sage et indique-moi la sortie de la maison. Aimablement.
— La sortie ?
Comment cet abruti pouvait-il omettre qu'ils étaient tous deux enchaînés et enfermés à clef dans un cellier avec une fenêtre à l'échelle d'un bébé castor ? Il n’y avait rien à dire, cet homme était soit fou, soit soûl, soit extrêmement idiot. « Il a plus d’alcool que de sang dans les veines », songea l'elfe, pas sûre si elle devait se rassurer ou au contraire, s'angoisser.
L'alchimiste lui fit signe de se décoller de la porte. Quand elle eut fait un pas de côté, il décrocha un tube de son manteau, le déboucha et coula un liquide gris dans la serrure. Médusée, l'elfe l'observa tandis qu'il comptait avec concentration.
Au bout du temps voulu, il y eut un léger bruit de cassure. Mâchoire de Biais pencha la poignée et poussa le battant en hêtre sans la moindre contrainte. Sourire de satisfaction.
Eleonara n'en croyait pas ses yeux. Si ces précieux liquides lui avaient appartenu, si elle avait su les préparer, elle aurait pu s’enfuir dès son arrivée, six ans en arrière. Elle se retint cependant d'extérioriser toute marque d'enthousiasme. C'était trop facile. M. Taberné aurait dû se méfier des pendeloques de fioles dont l'alchimiste était paré. Si une potion déverrouillait des portes, il se pouvait qu'une autre fît des dégâts désastreux comme invoquer le feu, rendre la bière trop amère ou tuer. Pourquoi Taberné ne lui avait-il pas confisqué ses concoctions ? Le tavernier ne se rangeait pas parmi les plus superstitieux de Garlickham ni parmi les plus intelligents, mais qu'il n'eût pas regardé les fioles d'un mauvais œil était inconcevable.
L’alchimiste reboucha soigneusement son flacon et le glissa dans une de ses innombrables poches.
— Écoute, gamine, je n'aime pas être retardé, alors dis-moi : y a-t-il une sortie à l’arrière de cette maison ?
— Elle donne sur le potager, rétorqua Eleonara sans quitter la porte entrebâillée des yeux.
— Et alors ?
— Le potager est visible depuis la chambre à coucher des Taberné.
— Et alors ?
Il avait haussé le ton ; Eleonara, se ratatinant dans son coin, souffla :
— Les Taberné nous attraperaient en flagrant délit, monsieur.
L'elfe sentit sa voix mourir dans sa gorge. Elle n’avait pas l’habitude de parler autant.
La bouche de l’alchimiste traça un sourire amer.
— Nous ? Non, toi, tu restes ici, susurra-t-il sur une mélodie qui semblait plus appropriée à « Moi, j'adore la confiture ».
Le cœur de l’elfe se serra tellement fort que ses côtes menacèrent de craquer. Depuis l’irruption de l’alchimiste, ses pensées se dirigeaient vers l'extérieur. S'il pouvait déverrouiller les portes avec autant d'aise, que lui coûtait prêter une fiole pour lui ôter sa chaîne ?
— Mais...!
En augmentant le volume, la voix révoltée d'Eleonara s'érailla. L'alchimiste se vit obligé de lui plaquer la main sur la bouche.
— La ferme, voyons ! As-tu l’intention de réveiller le village entier ?
La moitié de la face avalée par sa grande paume, l’elfe s'était figée : ce genre de contact était précisément ce qu'elle avait voulu éviter. Il se tenait trop près. Beaucoup trop près.
L'alchimiste lui offrit un deuxième grimace étirée tout en lui comprimant la mandibule.
— Je répète : la sortie, s’il te plaît.
Voyant ses chances d'escapade s'amoindrir, Eleonara décida de tourner la proximité extrême de l'humain à son avantage.
Si tu ne prends pas de risque, jamais tu ne partiras. Elle était d'accord avec son for intérieur. Elle devait s'en aller, coûte que coûte. Pour la Dame. Pour elle-même. Pour les elfes, où qu'ils fussent.
Ses doigts maigres se tendirent et se replièrent, agiles et regorgeant de volonté, avant de sentir le verre tiède d'un tube s'abandonner à leur possession. Six ans à manigancer pour quitter Le Saint-Cellier, six ans à se creuser la tête, six ans à désespérer. Eleonara n'avait même pas dû réfléchir. Le besoin y était et l'occasion devait se saisir quand elle se présentait.
Mâchoire de Biais se tut soudainement et desserra son emprise. La jeune elfe déglutit, la main fautive derrière le dos.
— La porte de derrière est verrouillée en permanence, murmura-t-elle, le ventre rentré, l'air de rien.
— Je sortirai donc par la porte d'entrée.
Eleonara se permit de soupirer doucement. Si l'alchimiste soupçonnait quelque chose, il ne le laissait pas paraître.
— Le mécanisme de grelots vous dénoncerait.
— Ah oui, c'est vrai. Il me faudra donc une fenêtre assez large qui donne sur la rue...
— Les fenêtres ne s'ouvrent pas.
L’homme s’immobilisa un instant, pensif.
— Si je comprends bien, tu sous-entends qu'il m'est impossible de sortir de cette maudite taverne ?
C'était le moment. Eleonara prit son courage à deux mains et proposa :
— Pas si je vous aide.
Mâchoire de Biais se mit à rire tout bas. L'elfe eut le splendide privilège d’entrevoir ses dents inégales et jaunies. Il n’avait visiblement aucune envie d’avoir une complice et elle était à court d'idées pour le convaincre.
— M'aider, toi ? De mauvaise constitution, empestant l'ail et pourvue d’un cerveau pas plus grand qu’une noix ? Il serait mieux que tu demeures ici, dans cette taverne qui, après tout, te protège.
Il avait décidément un don pour masquer ses impudences par des grimaces et des grands gestes.
— Vous... ? commença Eleonara, troublée.
Elle laissa sa question en suspens. Qu'entendait-il par « protéger » ? Il ne savait tout de même pas...
Croyant la conversation terminée, l’alchimiste s'assit en tailleur et sortit à nouveau son liquide gris pour l'appliquer cette fois sur son bracelet métallique. Le fluide se solidifia instantanément et, s’attitrant une couleur blanchâtre, fit éclater le fer en morceaux comme s’il ne s'agissait que d'un anneau en céramique.
Ce spectacle secoua Eleonara de l'intérieur. Faisant de son mieux pour maîtriser sa voix fluctuante, elle balbutia :
— Sans mon aide, vous ne sortirez pas. Si vous quittez cette pièce sans moi, je lance le tavernier à vos trousses.
Elle fit une pause pour reprendre son souffle.
— Il me suffit de hurler pour le réveiller.
— Tu ne le feras pas.
L'alchimiste s'était fait menaçant en se relevant ; le regard incertain de l'elfe se fit d'acier. Ce n'était plus son enveloppe chétive qui parlait, mais la fièvre de la survie.
— Ma vie est un enfer ici. Les Taberné, les clients, tous me maltraitent. Vous partez ? Moi aussi.
Ce soir-là, ils sortiraient tous les deux ou aucun d'entre eux. À prendre ou à laisser.
L'alchimiste adopta un air très surpris. Il se rapprocha.
— Qu'as-tu dit ? Les clients te maltraitent ?
— Oui.
— Comment se fait-il que... Taberné te laisse sortir du cellier ?
— Oui.
— Quel est ton rôle, ici ? Servante ?
— Esclave.
Ses réponses eurent l'air de lui faire de l'effet. Ses sourcils creusèrent un sillon au milieu de son front, ce qui accentua son aspect grisonnant.
Il jeta un coup d’œil à la pièce principale et sembla hésiter. Eleonara se dépêcha de glisser le flacon volé dans ce qui aurait été son décolleté si elle avait eu un tant soit peu de poitrine.
Impatient, l'homme se retourna en la pointant du doigt.
— Tends-moi ta cheville.
Eleonara buta sur un contretemps. Pourquoi était-il soudainement envahi par une onde de compassion, celui-là ? Ça ne ressemblait pas aux humains ; il n'avait pas cédé à la pitié quand même !
— Dépêche-toi, ordonna-t-il, les dents grinçantes.
Non, il n'y avait pas de pitié dans cette histoire. Aspirant une grande bouffée d'air, Eleonara obéit. Elle s'assit et sous ses yeux émerveillés, l'alchimiste se baissa et répéta ses curieuses manipulations. Elle grimaça ; se défaire de son bracelet métallique ne venait pas sans prix. Le fer refroidissait atrocement vite, brûlant la chair qui se trouvait en dessous.
Finalement, la menotte se fissura, craqua et céda. Incrédule, Eleonara massa sa cheville rouge couverte de croûtes et de coupures infectées. Elle avait mal, mais la douleur lui paraissait de moins en moins difficile à ignorer. Elle était libre.
L'elfe leva ses yeux chauds et moites vers l'alchimiste. Cet homme brisait les serrures comme des sceaux de cire.
C'était à son tour de jouer, maintenant. Afin de ne pas rouler-bouler sur ses mots, Eleonara formula mentalement sa phrase. Lorsqu'elle elle l'eût maîtrisée, elle chuchota :
— La porte du jardin, c'est par là.
— Parfait. Allons-y.
Avec les potions de l'alchimiste, aucun obstacle ne pourrait leur barrer la route de la liberté. Il ne restait plus qu'à espérer que les Taberné dormissent d'un trait.
J’ai eu un peu la trouille en début de chapitre : j’imaginais pire qu’Eléonara, mais à un moment, j’ai aussi cru qu’il s’agissait d’un autre elfe. Je n’ai pas été rassuré longtemps quand j’ai appris que c’était juste un homme, parce que, mine de rien, surtout alcoolisé, ça peut représenter un sacré danger.
J’ai trouvé très drôle le sarcasme de l’homme sur les mages suivit de la comparaison des alchimistes d’Eléonara ^^ Mais mon sourire a vite disparu quand j’ai compris qu’il voulait s’enfuir, et la laisser là ! Mais qui ferait ça ? On voit bien qu’elle n’est pas bien traitée…
Les réactions de l’alchimiste, dès qu’elle lui dit qu’elle monte et est en contact avec les clients, là, ça devient curieux… j’ai l’impression qu’il sait parfaitement ce qu’est Eléonara, voir, même, qui elle est. Qu’il l’a pensé à l’abri ici, caché du regard des humains, mais qu’en découvrant que ce n’était pas le cas, il prend peur et décide de l’emmener. Qui est cet homme pour elle ? Qui est-il ?
C’est très intriguant !
ça aurait vraiment pu être n'importe quoi, en effet ! Comme toujours, c'est un plaisir de lire tes théories !
Chouette que leur dialogue t'ait fait sourire (même si ce n'était qu'un petit moment ^^)! Et tu te poses toutes les bonnes questions, c'est parfait !
Merci beaucoup pour ta lecture acharnée et tes commentaires qui sont un plaisir à lire !
à bientôt et bonne soirée !
Attends... tu vas faire un marathon xD ? wow !
Merci beaucoup d'avoir partagé tes impressions avec moi et ton enthousiasme en tout cas, ça fait super plaisir ! J'espère que la suite continuera à te plaire ;)
Ah bien sûr xD en plus je vois que le tome est terminé, et que le deuxième est commencé. Je vais avoir de la lecture !
Bon par contre, je suis un peu perplexe : je me souvenais bien des premiers chapitres où Eleonara est l'esclave des aubergistes, mais je n'ai aucun souvenir de ce chapitre. Serait-ce un ajout ? Il me semblait que j'avais lu jusqu'à ce qu'elle soit en prison... mais je mélange peut-être. Pas grave, je (re)commence à partir de là, et je verrai bien.
En tout cas, ça se lit tout seul : c'est riche, c'est fluide, c'est drôle... un peu poétique aussi. Quel bonheur !
Je ne suis pas sûre de t'apporter beaucoup mais je suis sûre que je vais me régaler !
A+
Ce chapitre a toujours existé; il a eu quelques modifications superficielles dans le dialogue je crois mais c'est tout :) J'ai vu que par la suite tu as retrouvé le fil de l'histoire alors c'est tout bon !
Merci pour avoir partagé tes impressions avec moi ! Je cours répondre à tes autres commentaires !
à toute !
Jowie