Le retour du rêve
Peu à peu, la masse de clients se dispersa, chacune de leurs sorties agitant les clochettes au-dessus de la porte de la taverne. Les villageois les moins sobres quittèrent les lieux à une heure tardive. Aucun voyageur n'avait demandé une chambre pour passer la nuit au Saint-Cellier.
Ce ne fut qu'alors que l'on invoqua Eleonara pour frotter le plancher de la pièce principale, une tâche qu'elle entreprit en serrant les dents. Le bras avec lequel elle avait frappé le soldat lui renvoyait des élancements ardents. Elle espérait que la cicatrisation de ses nouvelles blessures dorsales serait prompte : elle ne voulait pas revivre une infection.
Plus tard, tandis qu'elle ramassait, nettoyait et rangeait les chopes de cuir dans un placard, le tavernier étala fièrement ses gains sur le comptoir et se mit à les compter. Il ne manquait plus qu'un brigand décidât de s'inviter.
En sautillant sur un pied, Eleonara poussa la porte d'entrée et vida un seau d'eau sale le plus loin possible. Une occasion pour s'enfuir ? Que nenni ! Sa chaîne prenait origine autour de l'unique poutre du cellier et, tel un cordon ombilical fastidieux, ne l'autorisait à errer que dans la pièce principale, rien de plus. Son lien métallique était un véritable calvaire : en plus de lui scier la cheville, il aimait s'entortiller de sorte à la faire trébucher. Les habitués du Saint-Cellier s'étaient depuis le temps accoutumés à lever leurs semelles ou à enjamber les mailles, mais il arrivait encore qu'un voyageur ou un ménétrier de passage se prît les pieds dedans. Eleonara ricanait alors intérieurement, du moins jusqu'à ce que Taberné ne l'acculât à la cave. L'elfe sortait rarement du cellier et ne pouvait en aucun cas accéder à l’air libre, raison pour laquelle sa peau demeurait d’un pâle vertigineux et son corps, par manque d’oxygène et de repas substantiels, tombait facilement malade.
M. Taberné étant encore absorbé par ses écus huileux, Eleonara astiqua une vitre sale du revers de sa manche pour guigner dehors. Même après le polissage des tables, le rangement des tabourets et le récurage du sol, l'air restait infecté d'odeurs fortes. Elle toussa : sa respiration sifflait douloureusement. L'agitation de la taverne avait soulevé une quantité de poussière que ses poumons avaient du mal à filtrer.
Eleonara repassa un coup de manche sur la fenêtre, la buée de son souffle ayant givré le village englouti par la nuit. Les étoiles, telles les taches de rousseurs sur ses joues, parsemaient le ciel. L'esclave devina des formes, des silhouettes en mouvement, titubant sur la ruelle qui scindait Garlickham en deux. Elle colla sa joue contre la vitre glacée, envahie par la curiosité.
Un reflet bleu clair scintilla au milieu de la noirceur totale. Des jurons et des injures jaillirent, adoucis par les pans de bois et le torchis des murs.
Eleonara se demandait comment ce serait de visiter le marché du jeudi à Franc-Boise ou de jeter un coup d’œil aux mariages et au reste des festivités. Cette activité nocturne pourtant l’intriguait bien plus encore. S'agissait-il de bandits, de voleurs, d'attaquants ? Son imagination déferlait.
La réalité était toutefois beaucoup moins fascinante : ce n’était qu’une bagarre entre les derniers clients de la taverne d’en face.
Eh oui, Le Saint-Cellier avait une rivale qui brillait sous le nom de La Mélatine. C’était une taverne comme les autres, à part qu’elle avait sauvé le hameau de l’oubli une dizaine d’années plus tôt grâce à sa production de pommes hivernales et au cidre créé à partir de celles-ci. Cette célèbre boisson avait hérité du nom de l’établissement. Bien qu’ils fussent déjà acclamés dans la contrée, les propriétaires, les Regardeau, aspiraient à propager leur vente au duché entier. Leur succès les avait propulsé au statut de famille la plus prospère de Garlickham. Depuis, le village jouissait de l'intérêt de généreux mécènes. Grâce aux investissements de ces derniers, la plupart des commerces locaux, à l'instar des deux tavernes, affichait des fenêtres en verre alors que dans d'autres hameaux, on n'avait que des volets de bois, de la toile huilée ou de la vessie de porc pour couper le froid.
Malgré tout, les Taberné étaient hors d'eux-mêmes. Ils offraient un rafraîchissement traditionnel de bon aloi depuis des générations et pourtant, leur clientèle et leur revenu étaient en baisse, n'équivalant qu'à la moitié des ceux de leurs voisins.
La compétition entre les deux tavernes, bâties comme par ironie du sort l’une en face de l’autre, ne cessait de s'intensifier : chutes de prix, vandalismes, spectacles et scandales étaient au menu. Eleonara se souvenait de la nuit où elle avait cru finir en morceaux lorsqu'une horde de malfaiteurs capuchonnés et armés de massues avaient fait voler les vitres et les volets en éclats.
Pas un soir ne passait sans que les Taberné ne maudissent les Regardeau. Ils avaient tout essayé : répandre des médisances, s'approprier la recette secrète, saboter les récoltes... On disait à l'elfe de jeter l'eau usée sur le bâtiment d'en face au lieu de la déverser gentiment dans les rigoles. La plupart de leurs complots touchaient leur cible, puis leur étaient retournés deux fois plus fort, ce à quoi les Taberné ripostaient avec véhémence et ainsi de suite. De rudes années s’étaient écoulées dans le petit village de Garlickham.
Eleonara émergea de sa rêverie. Derrière elle, on tapait du pied : c'était Mme Taberné qui ne pouvait pas se coucher sans s'assurer que la « créature » fût enfermée à double tour. Lorsque l'elfe se retourna et la sonda des yeux, la tavernière tressaillit. Après toutes ces années, Eleonara l'effrayait toujours.
Un coup de clef plus tard, Eleonara se retrouva avec ses seuls compagnons : les tonneaux d'ale empilés. Elle s'enroula dans sa couverture granuleuse et arrangea son serpent métallique sur le côté. Son corps était frigorifié ; le linge pompait le froid du sol. Elle frictionna ses mains et ses orteils avant de procéder au rituel qui l'aidait à trouver sommeil. À l’aide d’une petite lime servant à racler les restes de nourriture séchés des marmites, l'elfe se mit à gratter la face proximale de la menotte. Chaque soir, une fine poussière quasiment invisible quittait la surface du fer enlaçant sa cheville.
En vérifiant l'état de la menotte, l’elfe sentit un creux sous son ongle. « Un jour, elle cédera », prophétisait-elle nuit après nuit. Peut-être que ce jour-là viendrait trop tard ; les Taberné ne lui réservaient pas un sort joyeux, elle le pressentait. Eleonara se jura de leur donner du fil à retordre et si possible, de les pousser à la folie.
Sur ces charmantes perspectives, elle rangea le racloir et s’assoupit.
Il y avait longtemps qu'Eleonara n'avait pas rêvé ; elle en avait même perdu la notion. Cette nuit-là pourtant, l'imaginaire vint teinter ses paupières de bleu et de mauve. Bercé, son corps se laissa transporter par les anges de l'oubli. Ses sens s’enivrèrent et perdirent leurs repères. Étrangement, ce détachement n'infligeait aucun mal, il libérait.
Lorsque le dernier fil reliant son esprit aux dalles de pierre se défit, une vie naquit. Une vie qui existait déjà auparavant, mais qui s'était cloîtrée par peur d'affleurer. Enfin relâché, son inconscient inspira et déplia ses poumons. Ses yeux s’ouvrirent ailleurs et ses pupilles s'inondèrent de couleurs et de lueurs irréelles irradiant de vraisemblance. Eleonara nageait dans un néant plus vivant et plus détaillé que la réalité. Elle laissa son corps couler doucement, s’imprégner de la brume environnante et disparaître de cette dimension à laquelle il n’appartenait pas. Une dimension onirique.
Agile, l’esprit d'Eleonara regarda avec étonnement les alentours qui se tachaient de vert pomme et de marron. Un mélange de pins et de chênes gigantesques prit forme à ses alentours. À leurs combles chantaient des oiseaux, eux aussi détachés de leurs enveloppes terrestres. Le calme s’était couché sur les bois ; seule une brise accompagnée de pétales pêche se promenait, saluant les feuilles des arbres qui frissonnaient à son contact. Eleonara ne ressentait ni le froid, ni la faim, ni la douleur. Dans ce rêve, c'était le printemps.
Eleonara, remarquant qu’elle pouvait bouger, se mit à marcher. Ses pas légers caressaient les brindilles et les feuilles mortes sans vraiment s'y appuyer. La brise colorée attendait sur elle, comme pour lui indiquer le chemin. Eleonara la suivit docilement.
Combien de temps elle divagua ainsi sous les houppiers des arbres, elle aurait eu du mal à l'estimer. Tout ce qu'elle savait était que la brise s’arrêta soudainement et que ça la surprit.
Les pétales se resserrèrent les uns contre les autres et tout à coup, le tissu de leur ensemble se modela à l’image d’une femme flottante. Le nuage de pétales s’avança, les pieds au-dessus du sol et les bras brassant les airs. Arrivée à la hauteur d'Eleonara, l'apparition resta suspendue, légère.
Son visage était la création d’un souffle divin, trop lisse, trop symétrique. Rien de réel ne pouvait égaler une beauté aussi franche, pure, maîtrisée et aussi peu naturelle. Ses membres se mouvaient avec une grâce inimitable et son regard rappelait l'eau de roche par sa transparence. Non, pas l'eau de roche, se corrigea Eleonara. Ses yeux n'étaient pas transparents mais vides, car les pétales avaient laissé un trou à cet endroit précis.
Eleonara reconnut la femme sans trop savoir comment. Il s'agissait d'une version rajeunie de la Dame, quoique celle-ci n'avait sûrement pas ressemblé à ça du tout.
Nonobstant, le cœur d'Eleonara se pressa, envahi par une violente joie. La Dame ! Enfin, elles se revoyaient ! Elle avait tant de questions à lui poser et tant de peines à lui conter !
Lorsque la bouche parfaite s’ouvrit et qu'une voix et des sons en émanèrent, la jeune elfe se vit forcée à demander :
— Pardon ? Vous pourriez reformuler ? Je ne vous saisis pas bien ici.
Le nuage rose la fixa, impassible. Il lorgna derrière Eleonara, suspect, puis la considéra à nouveau. Ses lèvres veloutées se changèrent en sourire.
Un battement de cœur plus tard, le nuage s’était évaporé et tout ce qu’il restait de l'apparition étaient les pétales évanouis entre les feuilles mortes des chênes, les glands et les aiguilles tombées.
Eleonara était dépitée. La Dame et elle s'étaient à peine retrouvées que l'une d'entre elles devait s'éclipser avec lâcheté. Ruminer ou prier la Dame de revenir ne lui fut hélas pas possible car déjà, la forêt s'effaçait. Ses couleurs verdoyantes se liquéfièrent et larmoyèrent pour laisser place à une lumière aveuglante accompagnée de cris, d'un claquement de porte ainsi que d'un tour de clef agacé.
Eleonara se réveilla en pleine asphyxie et comprit aussitôt pourquoi : elle avait déjà fait ce rêve. La dernière fois, c'était la veille de sa sortie de prison. Dans sa cellule de l'époque, un bruit étrange l'avait tirée de son sommeil, une sorte d'entrechoquement d'os. Ses orteils congelés avaient frôlé quelque chose de gelé et de mouillé. Ce qu'elle avait initialement pris pour un cadavre de rat s'était révélé être un trousseau de clefs. Les clefs ! Ce fut alors que, dans l'obscurité des sous-sols de la prison des Onerres, elle avait aperçu une torche au bout du couloir qui aurait dû être éteinte.
Cette nuit-là au Saint-Cellier ne pouvait pas plus s'en écarter. La cave était plongée dans le noir total. Il n'y avait pas de trousseau de clefs miraculeux, il n'y avait pas d'issue, que des voix qui se disputaient dans la pièce principale. Les voix de M. et Mme Taberné.
Le père et la mère Taberné en plein litige, voilà qui était hors du commun, étant donné que les époux étaient toujours du même avis – enfin, que Madame ne contredisait jamais Monsieur. « Il y a une première fois pour tout », soupira Eleonara en se recouchant.
Ce ne fut qu’après plusieurs tentatives de s'abandonner au repos que l'elfe, en réajustant sa couverture, perçut un léger frémissement à l’autre bout du cellier.
Un hoquet se bloqua dans sa gorge.
Dans la petite pièce qui grouillait de mousse, elle avait senti une présence autre que la sienne.
La situation d'Eleonora ne va pas en s'arrangeant... J'ai trouvé très intéressant d'en apprendre plus sur ses maîtres et la rivalité qui les oppose à l'autre taverne. Je trouve que ça colle super bien avec leurs persos, toutes les crasses qu'ils infligent à leur ennemi par jalousie.
J'ai bien aimé le passage de son rêve, avec les arbres qui semblent annoncer quelque chose d'important pour la suite. Au vu du titre du livre, je pense qu'on reverra ces lieux.
La fin du chapitre est très intrigante, espérons que cette présence étrangère annonce la fin de galères (ou le début de nouvelles) pour notre elfe. J'ai assez hâte de la voir quitter la taverne (=
Un plaisir,
A bientôt !
Eleonara enchaîne les mésaventures, c'est bien vrai xD
En effet, cette nouvelle présence va changer beaucoup de choses pour le cours de l'histoire!
Merci pour ton commentaire plein de positive attitude ^^ J'espère que la suite continuera à te plaire.
à bientôt!
Jowie
J’accroche tellement à ton histoire, ou plutôt, j’ai du mal à décrocher. Puée, si j’avais le version papier, je serais poqué sur mon lit jusqu’à l’avoir fini. Bon, tu n’aurais pas de retours. ^^ Mais je suis de plus en plus convaincu qu’il s’agit de l’histoire que j’avais perdu, parce que, j’ai beau avoir une mémoire très particulière, des choses me reviennent.
C’est bien d’apprendre la concurrence entre les deux tavernes. Déjà, c’est bien raconté et je suis un peu contente qu’ils en bavent un minimum au vu de ce qu’ils font subir à Eléonara, mais en plus parce que ça apporte encore un peu plus de profondeur à ton univers et ton histoire. Comme si, petit à petit, tu jetais des encres à la mer.
La dame… Une ancienne reine des elfes, un genre de déesse ? Ce rêve n’est pas ordinaire, et si j’en avais douté, en apprenant qu’il avait déjà fait apparaitre des clés, j’aurais été convaincu. Cette fis ce n’est pas ça, mais qu’est-ce c’est ? Qui est-ce ????? ^^
Je reculerais bien l’horloge encore un coup…. ^^
À bientôt ;)
Heureusement que tu n'as pas perdu le contrôle (encore), parce que j'aime bien lire tes commentaires haha ! C'est cool en tout cas que tu te souviennes encore de l'ancienne version, ça me touuuuche
Je continue à me délecter en lisant tes hypothèses tout en gardant le silence héhé :D
Merci pour ton commentaire !
"Les étoiles, telles les taches de rousseurs sur ses joues, " : si elle ne voit pas le soleil, ses taches de rousseur doivent être quasi invisibles (je parle d'expérience ;) )
Sinon c'est tout ce que j'ai à dire, à part que j'aime \o/
Merci pour la remarque et c'est super que tu continues de passer un bon moment avec Elé dans sa cave qui sent le renfermé <3
Je te souhaite une bonne lecture de la suite !
Je file répondre à ton autre commentaire !
L'histoire elle-même met peut-être un peu de temps à démarrer mais comme ce que tu nous racontes du passé et de la vie d'Eleonara est passionnant, moi ça ne me gêne pas du tout.
Si j'ai bien compris, l'histoire est complète sur FPA ? Enfin, le tome 1, du moins ? Je crois qu'après les HO, je vais la charger sur ma liseuse, si ça ne t'embête pas. Comme ça je pourrai continuer à lire dans mon petit lit.
Mais je passerai te faire des commentaires si besoin, hein ! Ceci dit, pour l'instant, je n'ai pas l'impression que mes commentaires soient constructifs : je suis plutôt en mode fangirl :)
A très bientôt et merci pour ce régal !
Le rêve est assez énigmatique, c'est vrai. Comme tout rêve, on pourrait l'analyser dans tous les sens. Avec ce rêve, je voulais montrer que la Dame, après toutes ces années, reste for présente dans les pensées d'Eleonara. Le rêve pourrait être aussi une sorte d'avertissement... à voir. En tout cas, je ne pense pas qu'il faut s'arracher les cheveux avec ça. Eleonara n'a pas de "visions". Je pense que son rêve reflète surtout ce qu'elle ressent. Euh, voilà, fin de mon charabia xD
C'est rassurant de savoir que l'alternance passé-présent ne dérange pas ! J'avais un peu peur que les lecteurs soient frustrés mais je voulais bien poser le contexte avant de démarrer "l'action". Les flashbacks n'ont lieu qu'au début de l'histoire, pourtant. À partir d'un certain point, c'est 100% présent.. Et l'événement perturbateur, comme tu l'as sûrement deviné, arrivera au prochain chapitre. Je n'en dis pas plus, héhé !
C'est vrai, ma première version du tome 1 est sur FPA sous le nom des "Croyances de Bronwen", mais c'est une version obsolète que je n'ose pas relire xD. En d'autres mots : beurk beurk beurk ! J'ai changé pas mal de choses dans "Hêtrefoux", en rajoutant des scènes, en changeant des noms et j'en passe ! Comme Hêtrefoux I est tout prêt, je le relis au fur et à mesure et je poste un nouveau chapitre tous les mardis sans faute ;-)
Si tu préfères lire sur ta liseuse, il n'y a pas de souci ! Et comme toujours, n'hésite pas à pinailler en toute liberté :DTant que tes commentaires sont sincères, c'est constructifs! Je suis sûre qu'il y aura des trucs à redire par la suite :D
Merci encore une fois pour tes remarques, c'est très, très, très motivant pour moi !
Joyeuses HO et à bentôt sur le fofo !
Jowie