Les pilotes et le reste de l’équipe furent mis au parfum de leur destination. Alicia attendait à présent qu’ils s'approchent des environs pour exposer son plan à tous. Le voyage n’allait pas être très long, mais Claire décida que c’était le moment idéal pour discuter un peu avec Alicia. Puisqu’elles avaient un peu de temps devant elles, autant en profiter pour mettre certaines choses au clair. Elle rejoignit à nouveau son amie, qui pianotait sur le clavier de la console, visiblement à la recherche d’informations complémentaires.
— Je ne t’ai pas remerciée de m’avoir sauvé la vie ce matin, lança Claire en s’asseyant.
— Tu n’as pas à le faire, c’est normal. En plus d’être mon boulot, tu n’en es pas moins mon amie, ça rajoute de la motivation à bien faire le job.
Claire sourit, rassurée que son amie soit restée la même.
— Je t’ai fait beaucoup de reproches depuis le début de cette histoire, alors c’est la moindre des choses. Merci, Al.
Alicia lâcha le clavier et se tourna vers elle.
— De rien, Claire. Même si les années nous ont séparées, je n’ai jamais oublié tous les moments que l’on a passés ensemble. Il se pourrait même que tu sois actuellement la seule personne que je puisse considérer comme mon amie... C'est donc pour ça qu'il faut que tu restes en vie, conclut-elle avec un clin d’œil.
Claire éclata de rire. Alicia avait toujours su trouver les bons mots pour dédramatiser.
— Tu n’es pas possible, lui lança-t-elle. Toujours la même. Sauf que… maintenant, tu bottes des culs, en uniforme moulant !
— Il n’est pas si moulant que ça !
— Tu ne t’es jamais vue de derrière.
Ce fut au tour d’Alicia de rire. Claire avait toujours su raconter n’importe quoi pour lui arracher un sourire.
— Tu étais un peu rebelle à l’époque, continua Claire, jamais je n’aurais cru que tu finirais par rejoindre un cadre aussi strict.
— La vie nous emmène parfois sur des chemins imprévisibles, lui répondit Alicia en recouvrant soudainement son sérieux.
Claire aperçut la tristesse dans ces yeux qu’elle avait si bien connus et sut à quoi son amie faisait référence.
— Je suis vraiment désolée pour ta mère. Vous étiez tellement proches…
— Oui, ça a été un moment difficile et ça le reste encore. Mais ça m’a permis de me rapprocher de mon père, et il a trouvé le meilleur moyen pour moi de surmonter ça.
— Je suis heureuse qu’il ait été là pour toi. Et tu as plutôt bien réussi dans ta nouvelle orientation. Adam ne tarit pas d’éloges sur la légendaire agent Cara.
— Arrête, il en fait trop. J’ai de bons résultats, mais pas plus que d’autres agents.
Elle s’arrêta un instant.
— Et je ne sais pas si ce travail est si glorieux que ça, reprit-elle en posant le regard sur son amie. Ce qu’on fait est plutôt sale par moment. J’ai des fois l’impression d’être un tueur à gages sacrément bien payé. Mais on protège l’intégrité du monde… En tout cas, c’est ce que j’aime me dire.
— Je peux te poser une question ? C’est peut-être classifié et tout ça, mais vous arrêtez vraiment des menaces globales ? Si vous n’étiez pas là, le monde aurait déjà sombré dans la folie ?
— Dans la folie je ne sais pas, mais… Oh, au point où on en est, soupira-t-elle. Oui, il est déjà arrivé que l’Agence évite au monde de subir certaines catastrophes. Tu as entendu parler de cette attaque à Miami en 2012 ?
— Le cannibale qui a mangé le visage d’un SDF ?
— Oui, les médias se sont très vite emparés de l’affaire. Certains commençaient à parler d’un début d’épidémie de zombies. On n’en est pas passé loin…
— Mais la police avait affirmé qu’il s’agissait d’une drogue, du LSD, ou je ne sais plus quoi.
— C’est la version officielle que nos services de communication ont diffusée. C’était bien une drogue, mais quelque chose de bien plus virulent et dangereux.
Claire regardait son amie avec un intérêt manifeste, ce qui incita Alicia à continuer son récit.
— La police a abattu cet homme alors qu’il était en train d’en agresser un autre. C’est la seule chose qui a fuité de cette histoire parce que ça a eu lieu en public. Le reste est resté sous silence. Le DEDALS est intervenu dans cinq foyers d’infection. La drogue avait été diffusée massivement aux fêtards et sans-abris de la région. Je n’étais pas encore à l’Agence à l’époque, mais j’ai lu les rapports. Ça a été un vrai bain de sang. Les agents envoyés sur place ont d’abord essayé de les neutraliser sans faire de victimes, mais ils ont vite été débordés et la décision a été prise d’ouvrir le feu. Il y a eu des morts des deux côtés, mais les « enragés » — c’est comme ça qu’ils ont été nommés en interne — ont été contenus. Seul cet homme s’est échappé.
— Mon Dieu, quelle horreur ! souffla Claire. Et cette drogue, qu’est-elle devenue ?
— Nous avons remonté la filière d’approvisionnement et démantelé son laboratoire. C’était une drogue expérimentale, le but n’était pas de faire tant de victimes chez les consommateurs, mais quelque chose a mal tourné. Depuis nous faisons la chasse à tout composé qui s’approcherait de près ou de loin de cette formule. La plus grande menace serait une attaque terroriste sur les réserves d’eau d’une grande ville.
— OK, lâcha Claire abasourdie. Je comprends mieux pourquoi tu penses préserver l’intégrité du monde.
— Oui, imagine un monde rempli de clones et de zombies cannibales…
— Des clones ? s’étonna Claire.
— Tu te souviens de Dolly, la première brebis clonée ?
— Ça commence à dater…
— Oui, plus de vingt ans maintenant, et certains ne se sont pas arrêtés là. Le clonage humain est interdit pour des problèmes d’éthique. Mais tous les scientifiques n’ont pas la même définition de l’éthique et certains se fichent de la loi. Pour peu qu’un magnat sud-américain de la drogue se décide à financer leurs recherches pour faire revivre sa fille, ils sont bien contents d’essayer de faire progresser la science à leur manière.
— Tu es en train de me dire que le clonage humain existe ?
— Non, et heureusement. Nous sommes toujours intervenus à temps pour empêcher ces dérives. C’est pour ça que le DEDALS existe. Quelques-uns ont tenté le clonage humain et le résultat n’était pas beau à voir. J’ai vu certaines choses que je préférerais oublier dans des laboratoires clandestins. Des horreurs sans noms, ni visages, à moitié vivantes, et juste bonne à gémir avant de mourir. Je ne sais pas si ces choses étaient conscientes, mais en voyant ça j’ai compris qu’il y avait certains sujets avec lesquels il ne fallait pas jouer.
Claire resta silencieuse devant les révélations de son amie.
— Il va sans dire que tout ce que je te raconte est top secret, ajouta Alicia avec un clin d’œil.
— De toute façon, qui me croirait si je venais à raconter ça ?
— J’espère qu’on n’est pas en train de s’enfoncer dans une histoire aussi glauque. Si quelqu’un est assez puissant pour retourner nos agents contre nous, qui sait ce que nous allons découvrir.
Claire acquiesça en silence et se remémora les passages qu’elle avait lus dans le carnet de son arrière-grand-père. Ses recherches sur la génétique, l’hérédité et ce qui ressemblait à la description de l’ADN, bien avant sa découverte officielle. Oh, grand-père Albert soupira-t-elle intérieurement, dans quoi t’es-tu embarqué ?
Bientôt, le petit appareil commença à survoler les sommets enneigés de la plus haute chaine de montagnes française, avant de passer imperceptiblement les frontières.
— Notre destination à l’air de se trouver à proximité du Wilder Freiger. Le sommet se trouve à 3418 mètres de hauteur, mais nous ne devrions pas avoir à grimper jusque-là, annonça Alicia à la quasi-totalité de son équipe (excepté les pilotes qui étaient restés à leur poste).
— Nous allons devoir faire de l’alpinisme ? s’étonna Claire.
— Tout dépend de la position de l’objectif. Nous naviguons à vue pour l’instant. L’idéal serait de trouver une clairière ou un plateau pour nous poser à proximité, mais au milieu de ces sommets escarpés, je ne sais pas encore comment nous pourrons procéder.
— Le Rapace pourrait rester en vol stationnaire pendant que nous descendrons en rappel, proposa Jeunot.
— L’équipement nécessaire est présent dans les soutes, acquiesça Alicia.
Claire commença à blanchir. Elle avait décidé d’accompagner l’expédition jusqu’au bout, mais la perspective de descendre en rappel – qui plus est d’un prototype encore jamais testé sur le terrain – ne l’emballait pas. Surtout si les conditions climatiques de ces hauts sommets enneigés décidaient de faire des leurs.
Alicia aperçut la mine déconfite de Claire et lui posa une main rassurante sur l’avant-bras.
— Tu pourras rester à bord avec les animaux, lui proposa-t-elle.
— Non, je veux venir avec vous. J’ai peur de ce qu’on risque de découvrir à l’intérieur, mais il s’agit de mon héritage.
— OK, on avisera sur place pour voir comment procéder. Des tenues adaptées au froid (et à la chaleur aussi d’ailleurs) sont disponibles dans les casiers sous vos sièges. Pour les tailles, il faudra faire avec ce qu’on a.
— Pour un prototype, il est sacrément équipé, fit remarquer Claire en regardant sous son siège.
— Le premier vol était prévu pour la semaine prochaine. Il devait se faire en conditions réelles. On peut dire qu’elles l’auront été.
Alicia se tourna de manière à pouvoir regarder chacun des membres de son escouade.
— Todd restera à bord, au cas où nous ayons besoin de décamper en vitesse, annonça-t-elle en revenant à la mission. Aya vient avec nous, elle sera notre caution scientifique.
— Tu penses qu’il pourrait y avoir de la résistance ? demanda Claire.
— Humaine, non. Mais vu l’âge de ces installations, j’ai peur de la vétusté de certaines pièces.
Un grésillement se fit entendre sur le système com du Rapace.
— Mesdames et messieurs, nous arrivons en vue de notre destination. Al, tu devrais venir voir ça.
Malgré le blizzard et la neige tourbillonnante, la vue était impressionnante. Les sommets enneigés s’étendaient à perte de vue et au milieu, juste en face du cockpit du Rapace, siégeait une falaise abrupte, une immense baie vitrée la traversant de part en part.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Claire abasourdie.
— Une base secrète nazie, j’ai bien l’impression, lui lança Todd le regard fixé sur l’improbable construction.
— Mais comment est-ce qu’ils auraient pu construire un tel truc ? Au milieu de nulle part, comme ça et en plein dans… une montagne ?
— Ces salauds ont toujours été ingénieux, lança Grayson en maintenant la position stationnaire de l’appareil. Et maintenant, Madame ? lança-t-il à l’intention d’Alicia. Tu as prévu quoi pour la suite ?
— Il va falloir trouver un moyen de nous débarquer. Mais pas de ce côté. Il doit bien y avoir un accès quelque part. Essayer d’en faire le tour.
Les deux pilotes s’exécutèrent et le Rapace contourna la face ouest de la montagne.
— Là, s’exclama Claire en pointant du doigt en direction d’une ligne effilée. On dirait une ancienne route érodée.
— Une chance qu’on ne soit pas encore en hiver, lui répondit Alicia. La neige ne l’a pas encore recouverte. OK, c’est donc de ce côté qu’ils devaient approvisionner la base. L’entrée ne doit pas être très loin et avec un peu de chance, il y aura assez de place pour se poser devant.
Ils ne tardèrent effectivement pas à trouver ce qui ressemblait à un ancien portail encastré dans la roche. Devant la porte, ils aperçurent un promontoire qui avait dû servir à décharger les véhicules tout en leur permettant de faire demi-tour. Il était juste assez large pour poser le Rapace.
— Que tout le monde s’équipe, lança Alicia en retournant à l’arrière.
Quelques minutes plus tard, Alicia ouvrit la soute pour s’avancer la première dans le froid. Elle était suivie de près par Claire et Aya. Adam et Grayson fermaient la marche.
— Heureusement que ce n’est pas l’hiver, hein ? lança Claire en serrant ses bras contre elle.
Elle était pourtant emmitouflée dans une épaisse parka blanche dont la capuche rabattue sur la tête lui offrait un maximum de chaleur, mais ça ne l’empêchait pas de grelotter. Alicia se souvint avec un sourire qu’elle avait toujours été frileuse.
Chacun vérifia ses armes alors qu’ils approchaient de l’antique portail.
Avant de sortir, tous les membres de l'équipe s’étaient équipés en fonction du rôle qu'ils auraient à jouer. Grayson avait opté pour un fusil à pompe et Jeunot pour un fusil d'assaut. Ils venaient en soutien et une arme de gros calibre ne serait pas de trop. Alicia quant à elle, s’était contentée d’une arme de poing. Elle en avait donné une à son amie, qui la tenait à présent avec hésitation. Elle se souvenait encore avec réticence de la dernière fois qu’elle avait utilisé une arme à feu et l’idée de recommencer ne l’enchantait pas.
L’accès à la base était verrouillé par une immense et ancienne porte blindée.
— Ça ne va pas être facile d’ouvrir un truc comme ça, commenta Grayson.
— On devrait pouvoir s’en passer, répondit Alicia en indiquant une petite entrée sur la gauche du bâtiment. Allons voir si on peut passer par là.
Comme ils s’y étaient tous attendus, la porte était verrouillée. Cependant, le froid, l’humidité et le temps passé dans des conditions extrêmes semblaient avoir fragilisé la structure du verrou.
— Je devrais pouvoir ouvrir ça, affirma Jeunot.
— Au moins, ça confirme qu’on est les premiers à entrer ici depuis des années, avança Claire.
— S’il n’y a pas d’autres accès, oui, précisa son amie au moment où le verrou cessait toute résistance.
La pièce était un petit poste de garde. Il était relié au reste de la base par un couloir sombre et exigu. À l’aide de leurs lampes torches, ils balayèrent les anciens murs de béton pour trouver leur chemin jusqu’à un autre bâtiment.
— Sympa la déco ! lança Grayson en entrant dans ce qui semblait être un hangar.
— On dirait presque le décor d’un film, souffla Claire en pénétrant à son tour dans les lieux.
Autour d’eux, toute l’imagerie de la Seconde Guerre mondiale était invoquée. Sur les murs de béton nus, d’immenses sigles représentant l’aigle et le swastika nazis les toisaient, dans les coins des caisses d’un vert foncé étaient recouvertes de vieilles bâches beiges, et d’anciens véhicules, tout droit sortis d’un âge révolu, gisaient çà et là.
— Un Raupenschlepper Ost ! s’exclama Jeunot en s’approchant d’un vieux camion dont les chenilles étaient tout aussi rouillées que la carlingue.
— À tes souhaits ! lança Claire.
— Comment est-ce que tu sais ça ? lui demanda Alicia.
— Mon grand-père était un grand amateur de la Seconde Guerre mondiale. Il collectionnait les modèles réduits, et ce camion est celui qu’il m’a offert pour mes dix ans. Ça fait quelque chose d’en voir un en vrai !
— C’est avec ça qu’ils devaient apporter leur ravitaillement jusqu’ici, releva Grayson.
— Oui, ces chenilles ont été conçues pour braver la neige et l’hiver sur le front russe, elles devaient être parfaites pour ces routes enneigées.
— Il y a une poupée dans la caisse arrière, les informa Claire en sortant le petit jouet pour le montrer à tous.
— Ça, c’est bizarre. Peut-être que certains emmenaient leur famille ici, avança Adam, peu convaincu.
— Les sorties familiales ce n’était pas trop le genre de la maison, dit Grayson avec un regard étrange.
— On résoudra ce mystère plus tard, décida Alicia. Il faut qu’on découvre pourquoi le journal nous a menés ici.
Tous acquiescèrent et se dirigèrent vers l’entrée principale de la base. Claire reposa l’objet là où elle l’avait trouvé, avec une impression malsaine. Elle repensa à la remarque de Grayson sur les sorties familiales et eut comme un frisson.
Il faisait un peu plus chaud à l’intérieur du bâtiment. Bien entendu, il n’était pas chauffé, mais l’abri que formaient les murs face au vent glacial était bienvenu. D’ailleurs, Claire avait plutôt l’impression qu’il s’agissait d’une grotte dont on aurait recouvert les parois avec du béton. Elle fit part de son sentiment à Alicia qui acquiesça.
— Oui, je pense qu’ils ont aménagé une ancienne grotte naturelle. Ils n’auraient pas pu creuser tout ça sans risquer l’effondrement.
— Un emplacement parfait, à moindres frais, commenta Grayson.
— Et personne n’a jamais découvert cette base avant nous, pas même les alliés, continua Alicia. J’ai cherché s’il en était fait mention dans les archives du DEDALS, et je n’ai rien trouvé. Cet endroit était très bien caché, au point qu’aucun document officiel de l’époque n’en faisait mention.
— Donc, ce que nous cherchons doit toujours s’y trouver, résuma Jeunot.
— Mais encore faudrait-il savoir ce qu’on cherche, grommela Claire qui n’aimait pas l’ambiance lugubre de l’endroit.
Même s’il semblait traverser la montagne de part en part, le bâtiment n’était pas très grand. Si bien que leur progression se fit sans encombre. Au cours de leur cheminement, ils découvrirent ce qui semblait être une infirmerie, la cantine de la base et enfin les quartiers des soldats.
Grayson balaya les murs avec la lampe torche de son fusil.
— Je ne sais pas à quoi pouvait servir cet endroit, mais ils ont l’air de l’avoir quitté sans précipitation.
Tout semblait avoir été rangé et disposé à la bonne place, mais d’une façon qui laissait sous-entendre que ces objets n’allaient pas resservir de sitôt. On en avait fini avec cet endroit, quelle qu’en soit l’utilité première.
— Il risque d’être difficile de trouver des informations sur ce qui se tramait ici, confirma Alicia.
Grayson grogna.
— Ce n’était peut-être qu’une station météo.
— Mais pourquoi mon arrière-grand-père aurait-il laissé les coordonnées de cet endroit ? demanda Claire, peu rassurée par les lieux.
Alicia lui posa une main sur le bras, comme pour la tranquilliser.
— Nous n’avons pas fini d’en faire le tour. Restez concentrés sur tout ce qui peut vous paraitre suspect.
Les minutes passèrent sans que la suite de la visite ne leur apporte guère plus de réponses. Mais bientôt, une porte affublée d’un hublot vitré attira l’attention du groupe.
Alicia fut la première à pénétrer dans les lieux, suivie de Grayson et Jeunot. Ils restèrent un instant sans un mot, avant que Claire tente à son tour d’entrer. Alicia essaya de l’en empêcher, en vain.
— Non, Claire ! Attends…
Mais ce fut trop tard. La jeune femme passa le seuil pour découvrir l’horreur qui avait frappé ses compagnons.
— Mais… que s’est-il passé ici ?
Autour d'eux, rien ne laissait place au doute, il s'agissait bien d'un laboratoire. Un laboratoire sombre et dérangeant. Claire observa des bombonnes remplies d’un liquide inconnu et figé dans le temps depuis des décennies, des vitrines qui exposaient des spécimens étranges tout droit sortis d'un musée des horreurs, et surtout de tables d’opérations – ou d’observation, nul n’aurait su dire – sur lesquelles étaient encore attachés des corps momifiés par le froid. La lumière bleutée qui semblait filtrer au travers des fenêtres givrées ne faisait qu'ajouter une atmosphère irréelle à cette scène morbide. Chacun des membres de l’équipe jura dans sa propre langue et Aya s’approcha des corps pour mieux les étudier. En tant que biologiste elle était la plus à même de comprendre la nature des expériences faites sur ces victimes de la folie du IIIe Reich. Les autres s’avancèrent tandis qu’elle procédait à son inspection.
— Certains portent encore un uniforme, releva Jeunot.
— Et sans aucune surprise, ils ont tous une étoile jaune ? demanda Alicia qui connaissait déjà la réponse.
Claire repensa alors à la poupée du camion et sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Cette poupée… dit-elle. C’était celle d’une petite victime de ces monstres ?
Alicia s’approcha d’elle et lui posa la main sur le bras.
— Si tu veux sortir pour nous attendre au Rapace, il n’y a pas de soucis.
Claire essuya les larmes qui coulaient sur ses joues et se reprit.
— Non, je veux savoir si Albert a un rapport avec tout ceci et s’il est déjà venu ici.
Si Alicia remarqua que pour la première fois elle n’employait pas le mot « arrière-grand-père », elle se garda bien de le faire remarquer. Elle hocha la tête et sourit à son amie, avant de retourner vers Aya.
— Alors, une idée de ce qu’ils fabriquaient ici ?
— Non, aucune. Il me faudrait une équipe complète et des jours pour analyser le produit qu’ils leur ont injecté. Tout ce que je peux dire c’est que ce qu’ils leur ont fait subir était proprement inhumain.
Alicia acquiesça et se tourna vers les autres.
— OK, alors on se concentre sur tous les documents papier qu’on pourra retrouver. Il faut savoir pourquoi cet endroit était important. Jeunot, Grayson, vous fouillez ce labo. Je vais essayer de voir un peu plus loin avec Claire ce qu’on peut trouver. Aya, fais de ton mieux pour en apprendre plus sur ces expériences.
— C’est quand même bizarre qu’ils aient pris le temps de tout vider en laissant ces cadavres ici, releva Claire alors qu’elle se dirigeait au bout d’un autre couloir.
Leurs lampes torches éclairaient assez le chemin pour leur éviter d’éventuels obstacles, mais l’éclairage qui filtrait à travers certains puits de lumière donnait à l’ensemble un étrange aspect hors du temps.
— Oui, je ne me l’explique pas. Même s’ils considéraient leurs victimes comme des sous-humains, ça reste des preuves de leurs expériences.
— Tu as pris le carnet avec toi ? demanda Claire.
— Oui, je l’ai là. Tu crois qu’il y aurait d’autres indices sur ce qu’on doit trouver ici ?
— J’aurai espéré un autre carnet, avoua Claire. Celui-ci ne s’arrête qu’à 1942 et la mention de cet endroit. Albert y est très flou concernant ses relations avec les nazis et sur ses recherches. Tout n’y est que très théorique. Jamais il ne parle d’expériences humaines. Dans certains passages, j’ai même cru déceler du dégout pour les méthodes nazies, mais je ne peux rien affirmer. Il avait sûrement peur de coucher sur papier ses véritables impressions. C’est pour ça que je voulais venir et en découvrir plus. J’ai encore espoir qu’il n'ait pas été responsable des horreurs que j’imagine.
— On va trouver quelque chose, essaya de la rassurer Alicia.
Elle sortit le carnet et lui tendit alors que les deux jeunes femmes pénétraient dans ce qui semblait être la salle qu’elles avaient aperçue de l’extérieur. Celle-ci était grandiose, tant par sa conception que par sa décoration. Contrairement à ce qu’ils avaient cru à bord du Rapace, il ne s’agissait pas simplement d’une immense baie vitrée qui traversait la montagne. La pièce avait en fait été construite en surplomb de la falaise et s’avançait au-dessus du vide glacial. D’immenses poutrelles de métal soutenaient le tout et un châssis en acier encadrait les immenses vitres qui avaient résisté au temps. La salle était décorée selon le goût ostentatoire des officiers nazis de l’époque. Si on omettait les banderoles rouge, blanche et noire, et les symboles d’un régime déchu, il s’en dégageait un charme suranné. Des bouteilles vides luisaient à la lumière vacillante du soleil couchant. Cette même scène aurait sûrement été bien plus déprimante sous l’éclairage blafard d’une ampoule à basse consommation, mais elle revêtait ici un effet à la fois romantique et gothique. Les deux jeunes femmes s’avancèrent néanmoins prudemment entre les tables désolées, se demandant ce qui avait pu se passer ici. La lampe d’Alicia rencontra alors la réponse à leurs questions. Un corps momifié avait roulé sous la table la plus proche. Vêtu d’un uniforme reconnaissable entre tous, le soldat de la Wehrmacht avait passé ici ces derniers instants, vraisemblablement dans une affreuse agonie.
— Regarde, souffla Claire en indiquant la table suivante. Il y a d’autres corps.
Et effectivement, la pièce était remplie de cadavres portant l’uniforme nazi.
— C’est le froid, commenta Alicia. Il a conservé les corps. Mais de quoi sont-ils morts ? Ils ne portent aucune trace de violence.
Balayant la scène du faisceau de leurs lampes, elles commencèrent à s’aventurer au centre de la pièce. Celle-ci avait été décorée et meublée comme pour un meeting ou une quelconque célébration. Des tables rondes étaient réparties sur toute la surface, jusqu’à une petite estrade qui donnait directement sur l’impressionnante baie vitrée. Sur cette estrade, une longue table rectangulaire trônait en surplombant la pièce comme pour afficher une certaine supériorité.
— On dirait qu’ils fêtaient quelque chose, dit Claire pensive en s’approchant de ce qui semblait être la table des officiers.
— Oui, ils ont tous un verre à la main ou renversé près d’eux…
Alicia s’arrêta un instant et regarda son amie qui en était venue à la même conclusion qu’elle. Les soldats avaient manifestement été invités à un dernier diner avant d’être…
— Empoisonnés ? lâcha-t-elle dans un souffle.
— Mais pourquoi ? demanda Claire.
— Pour garder la base secrète ?
— Oui, mais ils l’auraient détruite et n’auraient pas laissé les corps à l’abandon comme ça. Et regarde, continua-t-elle en s’approchant d’un corps sur l’estrade. D’après son uniforme, je dirais bien que celui-là n’était pas un simple soldat.
Alicia s’approcha et sa lampe révéla l’insigne d’un colonel et à côté de lui ce qui semblait être un… général.
— Cette histoire est de plus en plus étrange. Qu’ils sacrifient leurs soldats, je veux bien, mais les généraux allemands étaient plutôt du genre à éviter ce genre de sacrifice final.
— Oui, ce n’est pas l’armée japonaise.
Alicia s’apprêta à répondre quand son oreillette com bourdonna
— Madame, nous avons trouvé quelque chose.
C’était Jeunot et il n’était pas près de laisser tomber les titres, pensa Alicia.
— J’écoute.
— Le laboratoire a entièrement été vidé, aucune trace des recherches menées ici, mais nous avons fouillé les baraquements.
Alicia commença à réaliser que Jeunot avait l’habitude de rentrer un peu trop dans les détails, ce qui avait tendance à l’agacer.
— Et ? demanda-t-elle, un peu trop brusquement à son goût.
— Nous avons trouvé un carnet identique à celui du docteur Melun.
— C’est ce qu’on cherchait. Parfait, retournez au Rapace, et lancez la procédure de décollage, nous vous rejoignons.
— Bien reçu. Une dernière chose, Madame. Grayson a trouvé une espèce de chaufferie, d’après lui il peut rallumer le courant.
— Ce n’est pas nécessaire, nous en avons terminé ici, commença Alicia, mais elle fut interrompue par une lumière aveuglante provenant de puissants projecteurs alignés au niveau du plafond.
Elle grogna et leva une main pour se protéger les yeux.
— Merci pour la lumière, maintenant retournez au vaisseau.
— Bien reçu, Madame.
— C’était quoi ça ? demanda Claire, à moitié aveuglée.
— Notre ami Grayson a trouvé comment rallumer le courant.
— Sympa, on va peut-être en apprendre plus sur nos mystérieux cadavres, lança Claire avec un regain d’intérêt.
— Négatif, nous avons ce que nous sommes venus chercher, on retourne à l’appareil.
— Négatif ? Tu m’as prise pour un de tes agents ?
— Désolée, mais tu m’as comprise. Grayson et Adam ont trouvé un second carnet, il nous en dira peut-être plus. Et sinon on enverra une équipe enquêter quand tout sera terminé.
— D’accord, je te suis… Encore un mystère dont je ne connaîtrai pas le fin mot.
— Ne fais pas ta mauvaise tête, cette histoire ne sera peut-être pas classifiée.
— On verra bien, lança Claire, peu convaincue.
Elle emboita le pas de son amie, qui se dirigeait déjà vers la sortie. Elle était à peine au milieu de la pièce quand un grondement sourd commença à monter des entrailles de la base.
— Tu as entendu ça ? demanda Claire alarmée.
— Oui et… oh bon sang ! Claire regarde derrière toi !
Claire se retourna et comprit tout de suite de quoi son amie parlait. Sur les montants de la baie vitrée, des petits cadrans s’étaient éclairés et des chiffres semblaient décompter quelque chose. Étrangement, et malgré la vitesse à laquelle s’enchainait le décompte, Claire eut le temps de se dire que l’affichage ressemblait à celui d’un radio-réveil, mais en plus archaïque. Au lieu d’un éclairage au quartz, qui serait inventé bien des années plus tard, des chiffres peints en noir sur des carrés blancs s’abaissaient pour laisser apparaitre le suivant. Cinq, quatre, trois…
Elle entendit Alicia hurler quelque chose alors que le dernier chiffre passait du 1 au 0, mais l’explosion qui s’en suivit les submergea avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre.
Un grincement terrible accompagna la détonation : le bruit d’immenses poutres en acier, soufflées par la puissance de l’explosion. Les explosifs étant placés sur le pourtour de la baie vitrée, le souffle propulsa les deux jeunes femmes vers l’intérieur du bâtiment. Mais pas assez loin pour les mettre en sécurité alors que la structure construite en équilibre au-dessus du vide commençait à basculer.
Alicia s’accrocha comme elle put à une rambarde en bois et leva les yeux en direction de l’intérieur de la base pour se rendre compte qu’elles n’auraient pas été plus en sécurité au cœur de la montagne. Une seconde explosion venait d’anéantir l’intérieur du bâtiment et elle se mit à prier que ses coéquipiers aient bien obéi aux ordres pour une fois. Elle baissa les yeux en contrebas et vit Claire allongée sur un des rares montants en acier encore intact. Le reste de la baie avait été pulvérisée, et tout ce qui n'était pas fixé au sol – les tables, comme les cadavres – avait commencé à glisser vers un destin funeste. Ce qu’on va essayer d’éviter, pensa Alicia. Elle appuya sur son oreillette en espérant que celle-ci marchait toujours et eut un soupir de soulagement en entendant Grayson lui répondre.
— Cheffe, on a vu une immense explosion provenir de la base, tout va bien ?
— Pour l’instant oui, mais ça ne va pas durer. Faites décoller le Rapace et rejoignez-nous de l’autre côté de la montagne. Je pense qu’on va avoir besoin de votre aide.
Claire commença à reprendre ses esprits au moment où Alicia l’appelait.
— Ne bouge pas. Pas de geste brusque.
L’esprit encore embrumé et ne sachant plus où elle était ni ce qu’elle faisait au sol, elle essaya de se relever sur un coude. Son regard se posa alors sur l’abime qui s’étendait en dessous de sa position plus que précaire. Elle resta tétanisée un instant, peinant à comprendre ce qu’elle voyait. Son esprit refusait d'accepter les informations transmises par ses yeux, mais bientôt, la réalité s'imposa à elle : c’était bien un gouffre gelé qui s’étendait sous la mince poutrelle où elle avait atterri. Réalisant sa chance, elle regarda autour d’elle et vit que la baie vitrée, majestueuse quelques instants encore auparavant, était complètement éventrée. L’estrade avec les cadavres d’officiers momifiés avait disparu, tout comme la quasi-totalité des tables et de leurs occupants morbides. Celles et ceux qui avaient survécu à la catastrophe s’étaient retrouvés, comme elle, coincés entre les débris de l’immense fenêtre. À quelques mètres d’elle, la momie d’un soldat nazi la regardait de ses orbites vides, son sourire grimaçant lui rappelant le sort qui serait bientôt le sien.
— Claire, ne bouge pas, continua Alicia au-dessus d’elle.
Elle leva la tête. Alicia se trouvait juste au-dessus et essayait de désescalader la pièce comme elle pouvait.
— Ne descends pas Al, tu vas te retrouver coincée ici, comme moi, lui cria Claire.
— On n’a pas d’autre issue, lui lança Alicia entre deux prises improvisées.
En réalité, il s’agissait des lattes du plancher qui n’avaient pas résisté à l’explosion. Certaines d’entre elles étaient encore solidement arrimées au sol, ce qui permettait à Alicia de descendre jusqu’à son amie, en relative sécurité. C’est à cette pensée qu’une des « prises » d’Alicia décida de lâcher et sous le regard horrifié de Claire, elle chuta de plusieurs mètres avant de se rattraper in extremis à une poutrelle en métal qui dépassait du sol. Après quelques efforts supplémentaires, elle rejoignit finalement Claire sur le montant de la fenêtre qui lui avait sauvé la vie.
— C’est sympa de me rendre visite, lui lança celle-ci en essayant de s’assoir malgré les douleurs dont son corps était perclus. Au moins, on pourra se tenir compagnie en attendant la mort.
— Je t’ai connue moins rabat-joie, Claire. Allons, profite de la vue.
Préparant une réplique cinglante à son amie, Claire se ravisa en entendant le bruit d’un réacteur familier. D’un double-réacteur, rectifia-t-elle pour elle-même.
Le Rapace s’éleva devant leurs yeux et elle se prit à espérer à nouveau.
— En position, Cheffe, lança Grayson dans le haut-parleur externe de l’aéronef.
— Et maintenant, c’est quoi le plan ? demanda Claire, la mine déconfite.
Elle craignait ce que son amie allait lui annoncer.
— Maintenant, on se jette dans le vide.
— Je n’ai jamais vu un truc comme ça ! lança Aya, totalement surexcitée. La façon dont vous vous êtes jetées de cette poutrelle, pour atterrir dans la soute du Rapace, c’était hallucinant !
— Je m’en serais bien passée, bougonna Claire qui pressait une poche de glace, là où sa tête avait violemment heurté la paroi arrière du Rapace.
Le plan d’Alicia avait été on ne peut plus simple. Elle avait demandé à Grayson d’orienter le nez de l’appareil en direction du vide pour présenter la soute ouverte aux deux jeunes femmes. Bien entendu, la totalité des passagers avait été soigneusement harnachée avant la manœuvre et malgré quelques miaulements et aboiements nerveux, tout s’était passé comme Alicia l’avait prévu. Mis à part peut-être leur atterrissage brutal au fond de l’appareil. Alicia avait eu plus de chance et n’avait percuté la paroi qu’avec son épaule, mais Claire malgré les cris qu’elle avait poussés en sautant, n’avait pas pu se protéger de l’impact qui l’attendait. En fin de compte, comme s’était risqué à lui dire Adam, il y avait eu plus de peur que de mal.
Ils étaient à présent en route pour l’Albanie où Alicia disait connaître quelqu’un qui pourrait les aider à cacher leur appareil quelque temps, ainsi que leur petite équipe. Un ancien allié de son mentor qui avait quitté le DEDALS, des années auparavant. D’après Alicia, personne ne viendrait les chercher chez celui qu’elle avait qualifié affectueusement de vieux débris paranoïaque.
Claire repensa à tout ce qui lui était arrivé ces derniers jours et se dit que la paranoïa était peut-être une vertu, finalement.