La vue depuis le sommet de la tour était tout simplement spectaculaire…
Des kilomètres et des kilomètres de ville aux rues transformées en jardins luxuriants s’étendaient sous ses yeux, gravissaient les pentes douces des collines alentour, se perdant dans l’horizon couvert de la brume matinale qui se levait de l’océan. Il fut un temps, longtemps auparavant, où ce genre de vues réelles la révulsait totalement, lui donnant le vertige et des nausées au point d’en rester prostrée auprès de sa cuve de longues minutes, jusqu’à ce qu’un Agent Spécialisé ne l’oblige à se relever et à affronter l’immensité du monde.
De quoi vous rendre phobique des grands espaces.
Et pas qu’un peu.
C’était d’ailleurs le but, non avoué à l’époque, de la manœuvre : sous prétexte d’empêcher les gens de trop s’habituer à l’Immersion en Réseaux, de protéger leurs fonctions motrices et leur cerveau des dégâts d’une trop longue interaction avec l’AlterMondeTM, la Centrale envoyait régulièrement des Agents arracher brutalement les gens à ce dernier, créant de tels chocs psychologiques que l’Humanité toute entière s’était retrouvée révulsée par l’idée de sortir du Réseau. Et que certains en étaient morts.
Comme elle d’une certaine façon.
Enfant née en cuve, elle avait vécu toutes ces extractions comme autant de déchirures, d’assassinats gratuits, jusqu’à ce que son cerveau soit totalement incapable de supporter du réel autre chose que la vision rassurante du verre protégeant son caisson les rares fois où elle ouvrait les yeux.
Tout comme la totalité de l’espèce humaine.
Soi-disant pour leur bien.
Pour que les prochaines générations puissent naître et vivre dans un monde plus sûr, plus beau, moins pollué, sur une planète ressourcée et nettoyée des erreurs du passé parce que débarrassée le temps d’un ou deux siècles de l’ingérence physique de l’Humain…
« Mon œil ouais... »
Tranquillement, tout en observant la ville, elle rajusta le harnais qui lui ceignait les reins et les cuisses, vérifiant une énième fois que tout était en place avant de tourner le dos à la vue et de commencer à descendre en rappel sur le vide. Si celui qui leur avait fourni les plans ne les avait pas arnaqués, une porte de ventilation devrait se trouver juste à son aplomb, encastrée dans le mur de béton armé qui protégeait le Cœur de la Centrale.
Elle était en avance sur le planning.
Tant mieux.
Son corps légèrement balancé par le vent venu de la mer, elle effectua sans encombre les quelques mètres de descente la séparant de sa destination puis s’y arrima solidement pour pouvoir travailler tout à son aise sur le battant : il lui fallait poser soigneusement les charges d’explosif afin de ne pas rater son coup ; ç’avait été une galère sans nom à trouver, et elle en avait juste assez pour son projet. Tandis que ses mains s’activaient, son cerveau déphasa légèrement, comme souvent depuis qu’on l’avait définitivement arrachée des réalités de l’AlterMondeTM, et elle se retrouva capable de se concentrer pleinement sur deux activités en même temps. Une partie de son esprit s’occupait avec soin de placer les charges et de les relier entre elles, tandis que l’autre repassait minutieusement les détails de son plan même s’il n’y en avait guère besoin : personne, absolument personne, ne s’attendait à ce que quelqu’un fasse un jour ce qu’elle était en train de faire…
Après tout… les seuls humains non connectés travaillaient POUR la Centrale, et pas contre elle.
Et encore, pas longtemps. Cinq ans de service avant d’être intégré au meilleur niveau de l’AlterMondeTM, dans les zones de Création d’Univers ou encore dans les Rêves Dorés, ces endroits du Réseau où il n’y avait aucune limite morale ou matérielle et pour l’accès desquels un citoyen lambda devait générer un bon milliard de Bitcoin via ses diverses activités légales. Autant dire que bosser déconnecté pour y arriver c’était plus facile. Et ce n’était pas peu dire quand on savait que l’humanité toute entière avait été conditionnée à ne plus pouvoir vivre en dehors du Réseau.
Ses charges posées, elle entreprit de remonter sur le toit de la tour, surprise de savourer la chaleur du soleil levant sur sa nuque et son crâne glabre : enfant de la Cinquième Génération des Connectés, elle possédait comme ses semblables une totale absence de système pileux, ce qui n’était pas plus mal vu les désagréments qu’auraient généré des cheveux en constante pousse dans l’étroitesse du caisson. Elle n’avait pas d’ongles non plus… du moins au début. Ces derniers s’étaient mis à pousser au cours de son sixième mois d’interdiction d’Immersion, rajoutant une douleur physique à celle du manque mais lui permettant enfin d’attraper des objets sans systématiquement les faire tomber.
Sa corde de rappel mise en sécurité, et elle-même éloignée au maximum de la zone d’explosion, elle enfonça sèchement l’archaïque bouton déclenchant la mise à feu et sentit avec délice le bâtiment trembler sous ses pieds.
Pas d’alarme.
Comme prévu.
A quoi bon de toute façon ?
Rapide, elle récupéra son sac et entreprit de redescendre pour finir de desceller la porte et la faire basculer dans le vide avant de pénétrer dans les entrailles de l’immeuble, sa lampe frontale lui écorchant la peau du front mais lui permettant de se déplacer les mains libres, ce qui valait le désagrément. Le couloir, nu, s’éloignait en ligne droite de l’ouverture normalement destinée à évacuer le trop plein de chaleur générée par les serveurs de la Centrale. Le sol en pente était fait d’un béton tiède au toucher qui résonnait légèrement sous ses pas sans que cela n’ait la moindre importance : elle était probablement la première humaine depuis une éternité à s’introduire dans le bâtiment.
En dehors peut-être des Agents Techniciens.
Et encore.
Ces derniers devaient passer quelque chose comme tous les cinq ans pour vérifier l’état des machines.
Sa silhouette menue s’enfonça rapidement dans les méandres des couloirs de ventilation, son cerveau déphasé faisant défiler le plan des lieux devant ses yeux tandis que deux autres sous-parties de son esprit s’occupaient qui de sortir différents objets du sac, qui de calculer avec précision combien de temps il lui restait avant d’être en retard.
Pour le moment, ça allait.
Elle était large même.
Quelques coups de pied bien placés dans une grille lui permirent d’accéder aux couloirs de maintenance, et elle se retrouva bientôt à surplomber l’immense puits formant le centre de la tour. Sur les parois, des milliers et des milliers de serveurs s’alignaient, collés les uns aux autres, bourdonnant doucement au-dessus des passerelles métalliques placées là lors de leur installation et laissées ensuite pour l’usage de techniciens depuis longtemps disparus… tout se faisait de l’intérieur maintenant. Ou via robot-guidage.
D’ailleurs, elle se rencogna dans un espace sombre et éteignit sa lampe pour laisser passer un androïde de maintenance, dont les yeux-caméras auraient pu la repérer, avant de reprendre son chemin en pestant intérieurement contre les anciens humains qui devaient avoir été des géants si elle en jugeait par la hauteur des marches qu’il lui fallait descendre. Les lèvres pincées, elle maugréa du haut de son petit mètre dix de Cinquième Génération et pressa le pas jusqu’à se retrouver enfin au niveau de passerelles partant vers le centre du puits. Là, au milieu du vide, se tenait une énorme sphère ayant jadis abrité des bureaux et contenant encore aujourd’hui le point névralgique de tout ce merdier.
Les idiots.
Franchement ça sentait la flemme d’informaticien. Le point de départ n’était pas ultra sécurisé ni joli, mais ça marchait ? Bah, laissons-le comme ça et puis on verra plus tard pour le déplacer. Ce qui faisait que presque 200 ans plus tard, le cœur de l’AlterMondeTM, le serveur central duquel provenaient toutes les données structurelles lui donnant vie était toujours là, dans le premier bâtiment créé par la Centrale pour abriter les machines permettant à son monde de tourner, et ce alors même que l’intégralité de la technologie le composant avait été remplacée, mise à jour, purgée, améliorée, voire dématérialisée.
La blague.
Tranquillement, elle laissa tomber son sac sur une des consoles et commença son ouvrage, commençant par poser les charges programmables avant de s’intéresser à la préparation de sa véritable arme…
Assise en tailleur, un antique ordinateur portable posé sur les genoux, elle commença laborieusement à aligner les lignes de codes avec ses doigts trop sensibles, tentant en vain d’ignorer les souvenirs que cette situation faisait remonter à la surface de son esprit.
Encore une fois, ce dernier phasa…
C’est le printemps dans l’AlterMondeTM, il fait bon, les cerisiers commencent tout juste à ouvrir leurs fleurs dans la partie du MondeTM où elle a choisi d’installer son quartier général et sa maison. Installée à l’ombre de sa véranda, elle observe sereinement son jardin lorsqu’une alerte d’intrusion se déclenche dans son champ de vision.
Un rapide scan l’informe que l’incident ne se trouve pas au niveau du Domaine Physique dans lequel elle se tient assise, contrairement à un cambriolage classique, mais au niveau de ses codes sources et de ses données personnelles. Ce qui est bien plus inquiétant : elle a beau ne pas être Administrateur, elle s’y connaît suffisamment en code, en cryptage de données et altération de domaine que personne n’aurait dû pouvoir ne serait-ce qu’effleurer les informations qu’on tentait de lui dérober.
Immédiatement, elle érige ses pare-feux d’urgence, ceux qui lui permettent normalement de virer facilement n’importe quel malappris tenté de venir regarder sous ses jupes. Malheureusement pour elle, le malappris en question s’était vite avéré être d’un niveau beaucoup plus élevé que prévu… beaucoup plus élevé que le sien…
Pourtant elle riposte sans s’en soucier.
Quelle erreur...
Elle ne gardait pas énormément de souvenirs de ce qu’il s’était passé par la suite, alors trop occupée à se protéger des attaques et à se croire si invulnérable qu’elle en avait négligé le fait de dissimuler le numéro de caisson depuis lequel elle émettait : à ses yeux, tout ça n’était qu’une attaque pirate comme une autre, un rival sans doute, et bien qu’iel soit exceptionnellement doué(e) dans ses codes, il n’existait aucun moyen pour qu’iel puisse accéder à cette information. Personne ne le pouvait.
Enfin. Dans l’AlterMondeTM.
Pas dans le Réel. Pas pour les Agents de la Centrale.
La déconnexion avait été si brutale qu’elle en avait temporairement perdu la raison, ce dont elle se savait gré à présent, sans quoi elle n’aurait certainement pas supporté les premières semaines d’Interdiction d’Immersion. Le monde réel était trop froid, trop blanc, trop lumineux, trop tactile, trop inerte pour elle… pas de possibilité de réguler la lumière d’une simple pensée, de projeter son corps et son esprit d’un MondeTM à l’autre, de parler à des milliers de gens en une seconde, ou encore de chevaucher une vague du RaveTM ou de plonger à l’intérieur des codes pour aller bidouiller un peu. Il fallait manger soi-même, du liquide d’abord, puis des aliments solides qui lui avaient foutu le mal de ventre du siècle. Elle avait découvert les notions de douleur, de froid, de chaud, d’inconfort, de silence et de solitude…
L’Agent Spécialisé qui s’occupait d’elle ne lui parlait pas, de toute façon, elle doutait que quiconque à son époque soit encore capable de vocaliser, c’était tellement… tellement désuet. Elle avait dû apprendre à écrire. L’horreur. A perdre du temps avec ses mains maladroites pour exprimer ce que son cerveau habitué à penser à la vitesse de la lumière voulait formuler… et sans écran. Ou clavier. Ou ordinateur. Rien. Niet. Nada. Pas d’informatique pour les Déconnectés Criminels.
Tout ça parce qu’elle avait un peu trop joué avec les codes sources.
Qu’elle avait passé son temps de Connectée à chercher comment changer, bidouiller et s’approprier une partie de l’AlterMondeTM alors qu’elle n’en avait pas les accréditations ni le droit.
Tout ça parce qu’elle s’était follement amusée de la panique de l’Administration Système lorsqu’elle avait « accidentellement » divulgué le fait que la Terre était déjà pleinement habitable et ressourcée depuis 50 ans au moins et que l’humanité, si elle avait été moins flemmarde et surtout moins portée sur l’amusement (et peut-être moins effrayée à dessein par l’extérieur, mais ça, elle n’y avait pas pensé sur le moment) aurait pu s’établir hors du Réseau de nouveau.
Panique totalement idiote vu les réactions – parfaitement attendues – de la population mondiale : pourquoi retourner dehors quand l’AlterMondeTM propose tout ce dont on a besoin ou rêvé ? Que les caissons et la Centrale subviennent à tous vos besoins, physiques comme physiologiques ? Qu’on peut tout avoir d’une pensée, d’une poussée, à portée de main là où un retour à l’extérieur nous obligerait à faire des efforts pour l’avoir ? Oh il y a bien eu quelques illuminés parmi les Troisièmes et Quatrièmes Générations qui souhaitèrent revenir au Réel mais c’étaient des quantités négligeables. De ce qu’elle en avait su, on les parqua dans un endroit idyllique du monde, le plus loin possible des Criminels Déconnectés et des stations d’énergie, on leur fournit de quoi s’établir là et on les laissa tranquillement se faire oublier du Réseau. Voire mourir. Hop. Problème réglé.
Tout comme son cas à elle.
Quand on l’avait sortie du caisson qui avait abrité toute son existence, on lui avait aussi retiré ses connectiques, la rendant à jamais incapable d’aller se promener à l’intérieur de l’AlterMondeTM et de communiquer avec ceux s’y trouvant… du moins c’est ce qu’IELS pensaient. Les gens derrière la Centrale. Ceux qui avaient eu la bonne idée de laisser le noyau névralgique de leur installation au même endroit, centralisant bien toutes les infos et les commandes, ceux qui avaient oublié que leur univers immersif reposait à l’origine sur un réseau d’ondes encore existantes aujourd’hui que certaines anciennes technologies pouvaient capter, ceux qui croyaient que, réellement, retirer ses connectiques à un pirate suffisait à le rendre inoffensif…
« Coulez mon bateau mes bons messieurs, et j’en volerai un autre! »
Ils étaient à peine une centaine, les Criminels Déconnectés, pour toute une planète, mais ça suffisait. Ça suffisait même largement pour ce qu’ils voulaient faire.
Son programme achevé elle alla déposer, en se hissant sur la pointe des pieds, l’ordinateur sur la console, et lança tranquillement la synchronie entre les deux machines. Il n’avait pas été simple de trouver une technologie compatible… huit ans de perdus à chercher un outil capable de réaliser ce dont ils avaient besoin. Mais maintenant, c’était fait, et elle était à l’heure.
Pile à l’heure.
Autour d’elle, les consoles s’activèrent en bourdonnant alors même que le compte à rebours des charges explosives se déclenchait, affichant cinq minutes avant l’explosion.
Pas le temps de sortir.
Mais elle s’en foutait.
Il fallait quelqu’un pour activer le virus une fois celui-ci chargé de toute façon, histoire d’être sûr que les sauvegardes en lignes se désagrégeraient en même temps que la mémoire mère.
Quatre minutes.
Elle s’appuya tranquillement sur la console, un sourire aux lèvres.
Trois minutes.
La barre de commande clignota, attendant ses ordres, et elle entra les dernières lignes.
Deux minutes.
Dans l’AlterMondeTM, les UniversTM et les MondesTM devaient être en train de commencer à se désagréger. Dans les tours à caissons, le silence devait avoir fait place aux hurlements de panique et d’agonie.
Une minute.
Ils allaient tuer des millions de personnes.
30 secondes.
Elle s’en foutait.
20 secondes.
Un nouveau sourire étira ses lèvres.
10 secondes.
S’ils ne pouvaient pas avoir le Réseau. Alors personne ne l’aurait.
3.
2.
1.
Néant.