Amazonie sanglante : un conte de Noël

Notes de l’auteur : Le conseil ça mène à tout, même à faire détective par accident. Méfiez vous des commandes sur internet et de vos collègues bien sur

En retard, la tête endormie, il avait cherché une faille dans l'argumentation de la direction la veille au soir, tard, très tard, trop tard, beaucoup trop tard (avec un « beau »long et sonore).

Olivier venait de Paris. Il avait pris le train grande vitesse pour ce qu'il appelait son voyage en Amazonie.

Une mission de plus où un robot cuiseur multifonctions (Graal des ustensiles de cuisine du début du 21ème siècle) était tombé sur la figure d'un cariste du nouveau site Amazon en banlieue messine. Le troisième. Une vraie révolte des robots ; Saint Asimov priez pour nous. 

Dans sa vie professionnelle, Olivier défend la veuve et l'orphelin, incarnés en l'occurrence dans des corps de syndicalistes moustachus au savoir faire ancestral en cuisson des merguez sur feu de palette, dans celui de passionarias louisemichelesques tendance gilet jaune (ceux des carrefours ou ceux de Karl Lagerfeld), et dans ceux d'adhérents au « travailleurs de tous les pays, unissez vous » perdus au milieu des soubresauts géopolitiques de la guerre sainte économique, des engueulades avec les syndicats « moins à gauche que moi tu es côté à Wall Street » et de la section néo-trotskiste de Maurice « je peux pas le piffrer, il couche avec Ludivine ma belle sœur, ça met le souk dans la famille ». 

 

Sa mission, Olivier l'avait acceptée dans l'espoir d'une prime substantielle de fin d'année. Le calcul en était particulièrement mystérieux à en croire la tête ahurie (à la limite de la panique) de son manager. La mission consistait à comprendre la chute des robots cuiseurs, par une batterie d'entretiens, d'observation de terrain, de fichiers de calcul aussi abscons qu'un catalogue d'exposition picturale et de slides pyrotechniques (slide étant le franglish de transparent, lui même résultat d'une utilisation surannée d'un mot ayant perdu tout sens avec la numérisation de la pensée en petits rectangles aux sentences définitives). La demande émanait du comité économique et social (sorte de soviet des salariés mais en plus bigarré, le rouge n'étant pas toujours une couleur facile à porter). Bernadette en est la secrétaire, première interlocutrice du représentant de Jeff Bezos (patron d'Amazon) sur terre, porte drapeau nicotiné des salariés, fatiguée des frasques de Maurice comme le souligne la lettre de l'avocat commis par ses soins pour gérer fissa leur divorce. Elle est bien sûr surnommée Bernie par un bon voisin, et ça lui est resté (ceux qui ont noté le jeu de mot subtil ont déjà hurlé « antisocial, tu perds ton sang froid »). 

Bernie sentait fort « Sueur » de Jeff Bezos, le parfum tendance dans ces immenses entrepôts orgiaques où des bips numériques avaient de toute évidence pris le pouvoir sur une humanité asservie. Mais de là à accepter la mort par robot cuiseur, il y avait un pas que les syndicats ne voulaient pas franchir. La colère et la révolte grondaient comme le tonnerre d'hiver balbutiant qui avait accueilli Olivier à la gare de Metz (certifiée plus belle gare de France, malgré sa génétique germanique). 

 

Olivier regardait la pointe de ses chaussures usées (sa dernière conquête lui avait pourtant dit d'investir), debout dans la salle du comité économique et social. Il recherchait au fond de son crâne une énième pirouette pour avoir l'air intelligent, alors même qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qui se passait dans ce foutu entrepôt qui tuait avec une délicatesse pachydermique ses employés et le petit commerce. 

Pour tout dire, Olivier pensait surtout à son déménagement à Metz dans quelques semaines. Un renouveau vers un bel avenir familial et provincial ou un naufrage au milieu d'autochtones germanophones à l'hostilité parfumée de cannelle ?

Finalement il n'y avait pas tant de germanophones que ça, ici, contrairement à ce que lui avaient susurré ses amis parisiens. Bon signe, peut-être. 

Alors Olivier tira sa barbe naissante de hipster et son esprit de la rêverie pour couper la parole à la volubile Bernie. Il lui fait part de son plan d'attaque, d'analyse plutôt. « Putain, attaque c'est mieux, il me font chier les capitalistes, les robots cuiseurs et Maurice » dit Bernie avec poésie dans un micro de karaoke qui trainait dans le local.  Grâce à des compétences acquises par des heures de stages d'écoute active ou de styles de communication, et de beuveries avec des potes, Olivier se dit qu'il ne mettrait pas la priorité sur Maurice, et qu'il ne la mettrait sur les capitalistes qu'après sa retraite. 

 

Olivier venait tous juste de relever le nez de ses chaussures décidément trop fatiguées, quand Bernard est entré dans la pièce, livide : « il y a l'intégrale de Guillaume Musso qui vient de s'écrouler sur Jean-Pierre ! »

Olivier se dit qu'il y a quand même des écrivains à succès un peu lourdingues. Bernie, Bernard, Olivier et, soudain surgit face au vent, Maurice se ruèrent vers le lieu du drame. Jean-Pierre gisait au milieu de son sang vacciné trois doses, des best sellers éparpillés et donc des visages multipliés de l'écrivain beau gosse à la rondeur apaisante. 

Leur jus de crâne collectif (collectiviste pour certains), renforcé par celui du responsable sécurité et celui du chef d'équipe arriva à la conclusion que ce ne pouvait pas être un accident. Maurice avança que c'était sacrément léger les Musso depuis qu'il n'était plus chez l'éditeur XO. Bernie, paraphrasant Tom Petty %26 the Heartbreakers, grommela que tout ce qui monte doit redescendre sur la gueule du prolétariat. Olivier tint à préciser que les enquêtes de police n'entraient pas dans le cadre de l'agrément de son cabinet, et qu'il pouvait juste dire que si c'était un accident, cela relevait d'une incroyable succession de « pas d'bol », succession statistiquement improbable sauf dans un scénario de sitcom à la française. Les deux cadres eurent un sursaut simultané pour faire bloquer toutes les issues, déclencher les alarmes et prévenir les avocats du groupe « parce que si ce n'est pas un accident, on va être dans la merde ». 

 

Bernie n'aime pas Maurice. On vous l'a déjà dit. Mais maintenant Olivier se dit que le personnage a une attitude étrange (et on ne parle pas de ses frasques extra-conjugales ou trotskistes). Maurice s'est éloigné d'eux « pour faire une assemblée de son syndicat ». Olivier a noté le vibrato de la voix, les yeux fuyants. 

Il se souvient que le Maurice (comme disent les locaux) n'était pas avec eux quand le meurtre, car il s'agit bien d'un meurtre, a eu lieu. 

Olivier tire Bernie par l'épaule et interpelle le responsable d'équipe : « venez ». Ils emboîtent le pas de Maurice qui vient de tourner dans le rayonnage des téléphones portables. Ils esquivent deux chariots autonomes et leurs esclaves humains. 

A l'angle des ustensiles de salle de bain et des robots cuiseurs, Maurice rejoint un homme et une femme qui ne portent pas de chasuble amazonienne. Olivier et ses équipiers accélèrent pour les rejoindre, ses chaussures usées couinent (sa compagne précédente lui avait aussi fait remarqué qu'il aurait pu acheter de nouvelles chaussures). Maurice se retourne, les voit. Il monte avec ses deux sbires sur un chariot qui passe en éjectant son servant. Le chariot démarre. Le responsable d'équipe intercepte un autre chariot et fait monter Bernie et Olivier avec lui. La poursuite commence. « Born to be wild » s'élève dans le hangar temple de la consommation hystérique. Les racks avec les chaussures, les tondeuses, les sacs à mains, 

« Un frigidaire,

Un joli scooter,

Un atomixer,

Et du Dunlopillo,

Une cuisinière

Avec un four en verre,

Des tas de couverts,

Et des pelles à gâteaux » passent à toute vitesse. 

Les fugitifs sont à quelques mètres, ils se rapprochent. C'est à ce moment que le chariot des poursuivants commence à ralentir enchaînant des « Time to pee » « pause toilettes ». Encore et encore ! Olivier est à deux doigt d'exécrer le code du travail quand le responsable d'équipe lui demande d'appuyer sur le bouton rouge à gauche. « C'est quoi ? ». « Le passage en code du travail ouïghour en Chine » répond l'amazonien rigolard.

Le chariot repart de plus belle. Rattrape les de plus en plus coupables. Touche touche genre Ben Hur. Carambolage. Encastrement dans les rayonnages de fromages de chèvre. Fin de la poursuite. 

 

Le service de sécurité, suivi un peu plus tard par la police, a commencé les interrogatoires dans la grande salle de réunion. 

Maurice vous le connaissez. Son mobile ? Un galimatias marxiste new-age d'où il ressortait que « La littérature est la métamphétamine du peuple ». 

« Et pourquoi les robots cuiseurs ? » 

« Les cuisiniers... » 

« Hein ? » 

« Vous n'avez pas vu Breaking Bad ? C'est dans le rack E32-56  pour trouver le DVD ».

Les deux complices n'étaient pas des salariés d'Amazon (ça a un peu calmé les avocats du groupe). Ils étaient les commanditaires et avaient repéré la littérature de Maurice sur un réseau (a)social.

« Monsieur ! Nom ? »

« Lévy »

« Prénom ? » 

« Marc » 

« Profession ? »

« auteur à succès depuis plus longtemps que cette baudruche de Musso »

« Madame ! Nom ? »

« Valognes »

« Prénom ? »

« Aurélie »

« Profession ? »

« Autrice à succès en plus positif que ce spécialiste du suspens à deux balles de Musso »

 

Olivier est réveillé par la douce voix de son voisin de train qui lui susurre « Beweg deinen Arsch, Arschloch » (que l'on peut traduire par : pouvez vous me laisser passer s'il vous plait ?). Son livre tombe sur ses chaussures mal cirées. C'est Angélique, le dernier Musso. 

La gare de Metz, c'est dans un quart d'heure. 

 

 

Sons : Antisocial de Trust, L'aventurier d'Indochine, Learning to fly de Tom Petty & the Heartbreakers et La complainte du progrès de Boris Vian.

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