Parfois il faut faire face à des choix cruciaux dans la vie. Pour certains c'est se battre ou non contre un dictateur nul en histoire et russophone, pour d'autres c'est de savoir pour qui voter dans Top chef (faut il voter dans cette émission ?). Pour moi c'était de savoir ce que je ferais un mercredi soir en déplacement à Limoges.
Avec une touchante naïveté, j'avais emporté ma tenue de sport. Petit short flottant laissant nues mes cuisses poilues et nus mes mollets d'acier (fondu), t-shirt bleu de compétition avec logo, baskets pas trop sollicitées par mon énergie bouillonnante mise à (ne pas) faire du sport.
Je les ai laissées dans le sac.
L'alternative aboulique est très souvent de se traîner dans la salle de restaurant de l'hôtel, d'y trouver son lot de gens tout aussi en déplacement que vous (silencieux, hagards, déracinés, doctes pour impressionner un collègue, encore plus doctes si il s'agit d'une collègue), et puis après dîner s'étaler en étoile sur le lit en faisant défiler des chaînes de télé désespérément insipides. Plus jeune, vous pouvez avoir un accès de professionnalisme et d'énergie pour bosser d'arrache-pied dans votre chambrette.
Et puis parfois, sans savoir pourquoi, vous vous bottez le cul, relisez le programme qui trainait à l'accueil de l'hôtel pour le théâtre du coin ; et vous vous décidez à prendre le trolleybus qui traverse la ville pour installer votre postérieur précédemment botté dans un fauteuil au pied d'une scène au bon parfum de bois, de poussière et de création.
Limoges, ce n'est pas plat. Remarque évidente pour tous ceux qui ont été limougeaud ou porcelainier un jour, beaucoup moins pour moi. On se met des trucs dans la tête, parfois. Pour moi, Limoges c'était plat. Le parcours en trolleybus m'a démontré le contraire.
Le quartier du théâtre est un peu excentré, pas très animé a priori (je n'ai pas poussé l'investigation très loin par manque de temps). Pas de restaurant à l'horizon de mon estomac un peu à sec. Le bâtiment du théâtre est classique, et, extrême bon goût, dispose d'un bar servant de bonne plâtrées de fromages.
Ça nous plonge dans l'univers théâtral ce bar. Les murs noirs, des murs qui absorbent la lumière. Les jeux d'éclairage pour orienter, détourner le regard.
Fromage, verre de vin. Regarder les animateurs du lieu s'agiter, s'énerver un peu parfois. C'est le seul bar où quelqu'un traverse la pièce, vient boire coup avec un casque micro relevé sur la tête. Les spectateurs en avance arrivent. Boivent, grignotent. De légers décalages vestimentaires par rapport à la moyenne de la population signalent qu'on a affaire à du cultivé, du curieux, du décalé, de l'intello.
Ça vaut mieux pour ce qui va suivre (ou pas ?).
Si j'aime lire, voire écrire, si j'aime l'art en général, j'ai toujours été saisi de malaise quand il s'agissait d'analyser un texte, un spectacle, un tableau.
Je préfère me laisser emporter, transformer sensuellement quitte à oublier beaucoup.
Bien sûr, je peux jouer à l'analyse de texte. Je devrais plus souvent, ne serait ce que par convention sociale, humanité.
Mais ce soir là, devant cette pièce, je ne vais pas essayer. Ou alors très inconsciemment, ou plus tard.
D'ailleurs pour l'apprécier sur le coup, il vaut sans doute mieux ne pas réfléchir et juste se laisser emporter comme dans un shaker pour une séance de mixologie théâtrale.
Mélangez donc :
Des réminiscences de Samuel Beckett attendant Godot, du clown, de la jonglerie (avec de touchants échecs), des acrobaties de chaises volantes, un joueur de flûte de Hamelin emportant sa propre enfance, le roi des Aulnes de Goethe en version bar baroque, des bouts d'allemand, de la musique, un piano qui chevale à bascule, une interpellation au mégaphone sur le thème réflexif de « on est con », de la lenteur, des accélérations loufoques, la fiche de poste d'un bon, d'un très bon serveur, du mécano en direct, des gentils rats bien élevés « actors studio » (des vrais et un sacrément gonflé), quatre spectateurs sur scène (sont ce bien des spectateurs ?), des confettis genre concert Julien Doré (j'ai des références !), une grosse caisse, des pétarades, tout ça dans un bar qui part en vrille par pulsations.
Il y a aussi quelqu'un qui a soif, quelqu'un veut fuir, qui veut être autre.
Dans la salle des éclats de rires explosent parfois. Dans la salle on se demande comment tout ça va bien pouvoir finir.
Ça se finit. C'était bien. Bien de ne pas penser. De juste vivre le truc. Ça vide la tête et la remplit de pétillances. On pourra analyser plus tard ou inconsciemment. On se dit au moins que les acteurs, la metteure en scène et l'auteur ont été sacrément bons pour vous faire boire un tel cocktail.
Et puis, les acteurs partis, la lumière revenue, un homme bonhomme un peu rond de noir vêtu calme et décidé, peut-être un peu tendu à l'idée de lire un texte devant les spectateurs se met au pied de la scène.
A ses côtés la metteure en scène avec une robe courte mauve moulante à pois blancs, grande chevelure tenue de perles, tendue d'une exaltation théâtrale inimitable.
Ils vont lire la lette d'une ukrainienne.
Mr Tambourine Man
Avec Denis Lavant, comédien, et Nikolaus Holz, jongleur
Metteure en scène : Karelle Prugnaud
Auteur : Eugène Durif