Le problème des antéporteurs, c’était que le gros bouton rouge, il se trouvait à l’extérieur du bidule.
Pour être tout à fait honnête, en temps normal, c’était pas un problème. On rentrait, on fermait la porte, on mettait ses deux pouces en l’air bien haut, signe universel que tout allait bien, et une deuxième personne appuyait complaisamment sur l’interrupteur qui se trouvait, donc, actuellement hors de votre portée. Du blanc emplissait votre vision, si pur que la lumière vous semblait passer directement à travers la cornée, l’humeur vitreuse et la rétine, tout droit jusqu’à votre cerveau. Vos pensées, vos émotions, votre être tout entier se noyait dans cette coruscation, et il était facile de croire en Dieu dans cette fraction de seconde à travers la trame même des réalités, de croire en n’importe quoi, on avait l’impression qu’il suffirait d’une fraction de seconde de plus dans le blanc, dans cette bulle littéralement hors du temps, pour comprendre le sens de la vie et de l’univers tout entier.
Et puis il n’y avait plus de couleurs, plus de pensées, vous n’étiez plus cette étincelle de conscience flottant dans l’immaculé, mais bien un corps physique, un corps de chair et de sang, et chaque atome de cette matière n’appréciait absolument pas le voyage.
Ça aussi, ça ne durait qu’une fraction de secondes, mais cette fois vous auriez préféré que ça cesse encore plus vite. Une fois votre silencieuse prière exaucée, vous vous retrouviez généralement à quatre pattes, ou en train de glisser contre une des parois de l’antéporteur pour celleux qui avaient le plus de chance, avec l’estomac à l’envers et les oreilles qui sifflaient.
À travers la paroi en noverre, il y avait soit un autre membre d’équipage, soit personne du tout, soit la personne qui avait déclenché le voyage – ou plutôt qui le ferait, si du moins vous ne vous amusiez pas à faire sauter le vaisseau entre deux, avant-après que l’autre vous ne vous rejoigne à travers le temps – bref, les voyages dans le temps, quoi. Ça avait de quoi vous essorer les neurones si vous y pensiez un peu trop longtemps, alors en général on se contentait de rentrer dans l’antéporteur et de regarder l’autre presser le fameux bouton, parce que c’était quand même foutrement pratique comme invention. Seuls les vaisseaux de la Marine upra-stellaire ou ceux du Régiment d’Exploration avaient les autorisations nécessaires pour en posséder un, parce que sinon, les planètes seraient un peu envahies par tout un tas de copies du même individu, venues de différents futurs. On estimait toutefois que sauver un de ces bijoux de technologies qu’étaient les vaisseaux militaires, ça valait le coup de se coltiner quelques versions surnuméraires. En général, ça convenait bien à leurs équipages, bien content de pouvoir sauver leur peau quand ils avaient un peu trop merdé.
Là tout de suite, Sang aurait tout de même bien aimé étrangler de ses propres mains Michelsen, celui qui avait conçu la cabine à miracle du vaisseau. Parce que là tout de suite, toutes les conditions étaient réunies pour une utilisation optimale de l’engin ; c’est-à-dire, en termes plus terre-à-espace, que l’antéporteur était le dernier espoir du Morgan IV et de ce qui restait de son équipage. Sauf que là tout de suite, Sang se retrouvait face à un problème de taille : il n’avait aucune idée d’où se trouvait le reste de l’équipage en question, en revanche il savait très bien que la saloperie lui collait au cul, et il se voyait mal lui demander gentiment d’appuyer sur le bouton.
Enfin, il pouvait toujours essayer, mais ce serait à peu près efficace que les tirs de laser dont iels avaient de prime abord largement arrosé l’intrus – soit, pas du tout.
Et puis, s’il était à la place de la chose, très honnêtement il n’aurait pas renoncé à ce repas gratuit. Surtout que vu le carnage qu’il avait aperçu dans les couloirs en fuyant, à ce stade le Morgan IV tout entier s’était mué en un gigantesque garde-manger pour bestiole tricéphale. En plus, iels avaient défoncé les circuits de chauffage en tiraillant à tout-va comme des abrutis de la Marine upra-stellaire, donc les cadavres seraient bien conservés au frais, trois Kelvin, on pouvait même plus parler de la cryogénisation à ce stade. Quoique, la saloperie ne survivrait sans doute pas à cette température extrême. Bien fait pour elle. Ça fera une belle jambe aux corps qui n’en avaient plus.
Genre, à celui de la jolie Assa, là, dans le coin. Au moins, elle avait eu le temps de rentrer les coordonnées temporelles sur la console de contrôle. Un douzième de T-révolution plus tôt, parfait, ça devrait suffire. Sang l’aurait bien embrassée pour ça – il l’aurait bien embrassée tout court, en fait, mais il n’en avait pas eu le temps. Peut-être qu’il pourrait réparer ça, en même temps que tout le reste.
Bon. Quant à ce fichu interrupteur, y avait pas trente-six solutions non plus. Sang n’était même pas sûr que ça marche, il n’avait pas le moindre début d’idée de ce qu’il allait en résulter, à part que ça allait probablement pas lui plaire, mais c’était ça ou finir dans une des gueules de l’intrus, voire dans les trois à la fois, pour plus d’efficacité.
Au moment où sa deuxième botte touchait l’intérieur de l’antéporteur et que les griffes de la chose atteignaient sa cuisse, avant même que la douleur ne remonte jusqu’à son cerveau, Sang flanqua une claque magistrale au gros bouton rouge. Il pensait avoir le temps de fermer les portes de la cabine de l’autre main, mais il avait légèrement surestimé les capacités de son corps. Très légèrement.
Il n’avait même pas eu le temps de réaliser qu’il avait bel et bien réussi à actionner l’interrupteur qu’il y eut le blanc, puis ce cher rappel de sa condition d’être charnel qui n’avait rien à foutre dans la dixième dimension aux côtés des protons, puis il rouvrit les yeux sur... le plafond ?
Pourquoi il y avait du sang sur le plafond ?
Il mit un long, un très long moment à comprendre qu’il regardait le sol. Et que ce sang, c’était le sien.
Une fois cette certitude parvenue à son cerveau embrouillé, Sang mit beaucoup moins de temps à remarquer que quelque chose clochait. Ce quelque chose, ça avait trois têtes, six rangées de dents, et des griffes toujours plantées dans sa cuisse, assez profondément pour le soulever. Un filet de bave dégoulinait sur sa combinaison.
Ah. D’accord.
L’affichage automatique en face de lui indiquait qu’il était bien retourné dans le passé, sauf que la salle de l’antéporteur tout entière avait suivi, avec les meubles retournées, ce morceau d’Assa dans le coin, et l’intrus qui n’avait toujours rien à foutre à bord du Morgan IV, que ce soit en dix ou en onze douzième de cette T-révolution.
Tout simplement, Sang venait de lui livrer ses camarades sur un plateau, un peu plus tôt que prévu. Peut-être même que le vaisseau s’arrêterait malgré tout sur ce foutu planétoïde de malheur, si aucun tir hasardeux ne mettait à mal les systèmes de propulsion et le pilotage automatique, et alors la chose se retrouverait face à face avec son double du futur-passé. Si elles copulaient, elles feraient des petits clones d’elles-mêmes, et alors il y aura plein de bestioles anthropophages à bord d’un vaisseau fantôme. Sang n’enviait pas l’équipe qui sera chargée de découvrir ce qui leur était arrivé. Ah ça, ils comprendraient vite ce qui s’était passé, par contre ça risquait de se révéler un peu plus compliqué de transmettre leur rapport.
La saloperie desserra sa prise et Sang s’écrasa misérablement sur le sol. Malgré la douleur et le noir qui grignotait son champ de vision, il lui restait assez de présence d’esprit pour ramper piteusement vers l’autre bout de la salle. Enfin, il essaya. Une énorme patte le cueillit en pleine poitrine et l’envoya s’écraser sur le tableau de contrôle. Il gémit, glissa un peu sur le sol. Il aurait bien essayé de se relever, mais son système nerveux avait apparemment déclaré la grève générale. Il ne sentait même plus sa jambe. De toutes façons, il n’aurait pas pu compter sur la droite pour supporter son poids ; on voyait l’os au milieu du rouge.
La bestiole prenait son temps. En fait, dans le futur qu’ils venaient de quitter tous les deux, il devait rester que lui d’encore vivant dans le vaisseau. Du coup, la bestiole savourait. Faudrait pas que les bonnes choses finissent trop tôt, hein ? Elle savait pas encore qu’il lui restait tout un nouvel-ancien équipage à se mettre sous la dent.
Sang avait le nez sur la petite plaque brillante de mise en circulation de l’antéporteur. À travers le flou et le choc, il parvint à déchiffrer une ligne qui avait été gravée plus tard : « Reçu avec honneur la visite de M. Michelsen le 13 – 05 – 2382 ».
Le dernier chiffre, c’était bien celui des T-révolutions selon le vieil usage, hein ? Au milieu du sang encore frais d’Assa, il voyait clignoter les contrôles. Les ajuster ne lui prit que quelques secondes, un temps que la saloperie mit à profit pour revenir à la charge. Sang s’entendit à peine hurler alors qu’une des gueules se refermait sur son épaule alors qu’un appendice non-identifié labourait sa jambe jusque-là valide.
En un dernier sursaut, il enfonça le gros bouton rouge.
Blanc, malaise, et les voilà arrivés.
La bestiole ne paraissait pas plus perturbée que ça par ce second voyage et au milieu du brouillard Sang sentit le contact humide d’une seconde paire de mâchoires autour de son cou. Une fraction de secondes avant que tout ne s’efface, il put entendre les cris d’effroi.
Voilà qui allait apprendre à ces foutus ingénieurs à réfléchir à deux fois sur le placement des gros boutons rouges.
Finalement, la saloperie ne lui brisa pas la nuque. Trop excitée par la foule qui s’offrait à elle, elle ne perdit pas plus de temps avant de s’y jeter avec entrain – sauf que c’était sans compter sur la faction de la Marine upra-stellaire qui avait été invitée pour l’occasion, et des cryo-revolver qu’iels rêvaient de tester. Pour une fois que ces gugusses en uniforme servaient à quelque chose.
Sang s’évanouit pour de bon.
Plus tard, après autopsie en règle du corps de la chose, on le félicita pour l’éclair de génie qu’il avait eu – ramener la créature jusqu’à cet unique instant, dans toute l’histoire de l’antéporteur, où s’était trouvée la seule arme capable d’en venir à bout. Jamais, bien sûr, Sang n’avoua la vérité. Pas quand la jolie Assa, maintenant de deux ans sa cadette, le regardait avec de tels yeux emplis d’adoration, malgré ses cicatrices et la cane sans laquelle il ne pouvait plus marcher. On lui demanda pourquoi il avait fait ce pari risqué, au lieu d’empêcher leur vaisseau d’aplanètir sur l’habitat naturel de cette saloperie à trois têtes ; il mentit, il raconta qu’iels ne savaient pas quand ni comment la créature était entrée. On le crut.
Ainsi, le planétoïde B-CR5 ne reçut pas la petite étiquette « attention : sur ce morceau de caillou réside une bestiole qui n’hésitera pas à diversifier son régime alimentaire ». En même temps, avant que quelqu’un ne se retrouve à nouveau dans ce système solaire paumé dans son coin d’univers...
Les blessures de Sang lui interdirent de ne jamais retourner sur un vaisseau spatial, alors que celle qui était désormais sa femme intégrait l’équipage du Morgan IV comme son double l’avait fait, avant toute cette histoire. Cette autre réalité-là, seul Sang la connaissait désormais. Il avait tout loisir de la narrer comme il le souhaitait. Quand Assa lui demanda s’il la connaissait déjà avant, s’iels s’aimaient dans cet autre futur, et si elle était morte lors de l’attaque de la créature, il répondit respectivement oui, oui, et non.
De fait, on ne pourrait parler de prophétie auto-réalisatrice quand, comme son double, Assa mourut sous les griffes d’un intrus à trois têtes. Sang apprit par la suite que l’équipe envoyée récupérer le Morgan IV avait retrouvé son corps dans la salle de l’antéporteur. Assa était un bon petit soldat bien entraîné, après tout, rapide et courageuse. Elle connaissait l’efficacité des voyages dans le temps dans leur métier, surtout quand on en profitait pas pour manipuler le futur-passé à sa guise.
Merde.