Irène était quelqu’un de bien.
Et le rouge recouvrait tout.
Du rouge sur le paquet, son briquet, la cigarette entre ses lèvres. Des empreintes digitales écarlates, des taches, des gouttes, des coulures. Du rouge sous ses ongles, dans les lignes de sa paume, disparaissant dans les manches de son T-shirt. Du rouge sur le logo imprimé sur le tissu, du rouge souillant la fourrure blanche du petit lapin, la feuille de salade, le slogan « Eat veggies, not buddies ! ».
« T’as du sang sur la joue. Tiens. »
Le mec lui tendait un mouchoir. Elle l’ignora, s’essuya le visage d’un revers de manche. Vu la tête de l’autre, elle avait dû ne réussir qu’à l’étaler encore plus.
« Merde, j’m’en fous, j’ai du sang jusque dans mon soutif de toute façon. »
Il tira une tronche encore plus longue et elle se dit qu’elle aurait peut-être pu prendre des gants, pour une fois. C’était rien qu’un petit nouveau, après tout, et il semblait déjà suffisamment secoué par leur dernière action. Il fallait dire que ce type d’attaque sur les boucheries, c’était pour ça que leur groupe était connu, et pour ça aussi qu’on les qualifiait d’extrémistes et de détraqués, et c’était mieux d’avoir les tripes bien accrochées parce que quand on remplisait les seaux de sang à l’abattoir du coin, l’odeur était si pregnante qu’elle vous en poissait toute la bouche. Mais aussi, hein, c’était sa faute à lui, à ce petit mec à peine sorti des jupons de maman, si la mention de ce bout de tissu le mettait mal à l’aise, c’était pas parce que ça allait par-dessus ses nichons que c’en était sale, honteux, tabou.
Le goût métallique dans sa bouche refusait de partir. Elle tenta de se rincer la bouche, sans succès. Des volutes écarlates souillèrent l’eau dans la bouteille et elle la fourra de nouveau dans son sac d’un geste rageur. Ce putain de goût, allié à l’odeur qui lui collait à la peau, commençait à lui donner la nausée. Elle ne rêvait plus que d’une bonne douche.
Elle écrasa sa cigarette d’un coup de talon, en alluma aussitôt une seconde. Ses mains ensanglantées tremblaient, la flamme oscillait devant ses yeux fatigués, laissant des traînées noirâtres sur le papier de cette foutue cigarette. Enfin, elle réussit à l’allumer. Elle inspira profondément, laissant la fumée âcre envahir ses poumons. Bordel, ça, c’était bien.
« Les keufs ! »
Le cri venait de l’autre bout de l’étroite allée. Irène se décolla du mur avec un juron, le mec à côté d’elle devint blanc comme un linge. Avant qu’elle ait eu le temps de dire quoi que ce soit, la fille qui avait sonné l’alerte lui attrapa le poignet et l’entraîna à sa suite. Elle voulut suivre, trébucha sur les pavés inégaux, s’étala comme une merde. Ses mains recouvertes de sang dérapèrent sur le sol quand elle voulut se remettre sur ses pieds, et puis le beuglement devant elle la figea tout à fait.
« Plus un geste ! »
Elle releva la tête. Olivia s’était arrêtée net à un mètre à peine d’un policier entièrement harnaché comme s’il allait affronter un putain de tank. Ils n’étaient que trois pauvres petits activistes, pourtant, il y avait le mec qu’elle entendait balbutier derrière elle, des explications, des excuses, il semblait même qu’il s’était mis à pleurnicher, il y avait Olivia et ses dreads blondes, qui devait bien peser quarante-cinq kilos toute mouillée, et elle, vautrée au sol, avec sa peau matte barbouillée de sang, son genou tout nouvellement écorché et ses paumes qui la lançaient.
Ils leur passèrent les menottes, les embarquèrent dans leur voiture en leur appuyant sur la tête comme dans les films, avec tout autour une bande de spectateurs abrutis qui filmaient avec leur smartphone. Olivia s’époumonait, l’âme du mec semblait avoir quitté son corps pour de bon, et Irène leur jeta en pâture un dernier slogan avant que la portière ne se referme en claquant.
*
Évidemment, Irène n’avait pas su fermer sa grande gueule pendant son procès.
Elle prit deux ans, avec sursis.
Mais elle faisait confiance à son groupe, ils allaient faire ce qu’ils savaient faire de mieux, les gens allaient réagir, ils allaient enflammer les réseaux, et ils la sortiraient de là. Le mec les appelait toutes les semaines, elle et Olivia, parce que lui, il s’en était sorti par quelque miracle, sûrement parce qu’il avait une bite entre les jambes, et petit à petit il réussit à leur faire comprendre que la sortie, ce serait pas pour tout de suite. Parce qu’en vrai, ce que son groupe savait faire de mieux, c’était choquer les gens, et ça, ça aidait pas trop pour s’attirer la sympathie des masses.
À la prison aussi, Irène eut du mal à comprendre quand il fallait la boucler. Déjà, être vegan, c’était pas du meilleur goût apparemment. Une fois, elle se fit réveiller par une saucisse que quelqu’un était forçait au fond sa gorge. Elle avait essayé de hurler, mais elle n’arrivait même pas à respirer. Elle crut bien qu’elle allait s’étouffer sur ce morceau de cadavre. Elle fut bien obligée de mordre, et le gras dégoulina sur la langue. Elle eut un haut-le-cœur, rua, donna un coup de pied dans quelque chose de mou. Il y eut un craquement, un glapissement.
« Salope ! »
La prise sur l’un de ses bras se desserra. Irène avait les larmes aux yeux, l’estomac à l’envers, elle avait l’impression d’avoir été violée au plus profond de son être. D’une secousse, elle parvint à se débarrasser de la deuxième fille, recracha enfin la saucisse. Elle heurta le sol avec un « flop » dégueulasse, rebondit vaguement et resta là, immonde morceau tout flasque, pas assez cuite et dégoulinante de gras.
Évidemment, ce fut à ce moment-là que les gardiennes déboulèrent, et elles virent la prisonnière au sol, vagissant lamentablement en tenant à deux mains son nez cassé, et elles virent Irène qui avait jeté par terre la deuxième connasse et lui écrasait son talon en pleine poitrine. Elle fut emmenée de force. Ses hurlements réveillèrent la moitié du dortoir.
Elle fut changée de prison, vit sa sentence s’allonger.
Elle avait encore un peu d’espoir que son groupe parvienne à faire quelque chose. Après tout, ce qu’elle avait subi, c’était une agression, c’était elle la victime elle, c’était de la légitime défense bordel !
Cette fois-ci, quand elle fût arrachée du sommeil sans préavis, ce fut pour découvrir la silhouette d’une de ses compagnes de cellule dressée au-dessus de son lit, l’engloutissant dans son ombre. La deuxième meuf, elle voyait son corps, mais elle mit un temps infiniment long à retrouver son visage. C’était peut-être parce qu’elle était encore désorientée par ce réveil brutal.
Plus probablement, c’était parce que la troisième occupante de la cellule n’avait plus d’yeux.
Cette fois-ci, Irène put hurler.
Le sang éclaboussa son visage, l’aveugla, pénétra dans ses narines, dans sa bouche, elle tenta de le recracher, s’étrangla. C’était horriblement chaud, ça dégoulinait sur sa peau. Le goût était révoltant. C’était pas un de ces goûts auxquels on pouvait s’habituer.
Elle rendit le contenu de son estomac.
Et puis, elle commença à supplier. Au fond d’elle, sans un son, juste à côté de son cœur qui tambourinait à lui en péter les côtes, elle jura à toutes les divinités sur lesquelles elle avait crachées, avant, dans une autre vie, que si elle s’en sortait vivante, elle serait un parfait petit mouton. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Et que les moutons finissent égorgés puis servis en côtelettes sous vide, elle s’en ficherait, elle ne dirait plus rien, elle- Le sang coulait dans sa gorge, épais et visqueux. Elle serra les yeux jusqu’à ce que le rouge explose derrière ses paupières.
L’autre ricana.
« Alors, t’aimes ça hein ? »
Et lui envoya un nouveau seau de sang en pleine gueule.
(Le personnage en question : Irène Chatterji
Végétarienne
Parle avant de réfléchir
Jeune femme rêveuse et idéaliste
Issue de milieu populaire
Père d’origine indienne, mère d’origine française
Quelqu’un de bien, mais addict à [votre choix])
J'aime énormément la manière dont tu as amené tout ça, on sent la d'échéance petit a petit. Personnellement, je suis révoltée par le sort d'Irene ! Ses convictions non respectées, c'est tellement le lot quotidien de beaucoup de personnes. Et puis, en huit-clos, c'est encore plus compliqué, parce qu elle n'a pas de moyen de s'échapper. Et puis elle va d'injustice en injustice.
Alors certes elle est, comme tu l'as caractérisée"extrémiste" au début, sûrement un peu, mais haaaaaa je suis tellement révoltée par cette histoire...
Bref en tout cas c'était vraiment rondement mené, bravo a toi !
Oui, du coup, comme tu l'as sans doute deviné, j'ai choisi d'écrire selon un "axe négatif", en amenant Irène à renier tout ce en quoi elle croyait / tout ce qui la représentait...
Pour moi, elle "méritait" d'aller en prison, parce que se recevoir du vrai sang quand tu fais juste tout boulot ou tes courses (à la boucherie, donc), bah, c'est un peu traumatisant :') Après, oui, quelque que soit tes torts, ça ne devrait pas conditionner le respect, ou le non-respect, de tes convictions et de tes valeurs... (et encore moins le meurtre mdr)
Merci pour tes deux coms, et ta fidélité à ce recueil, ça me touche beaucoup de t'y retrouver une fois encore <3
Je pense que je comprends, et je suis d'accord sur le côté prison... Elle méritait juste pas la suite T.T
Avec plaisir, c'est plutôt à moi de te remercier pour tes textes que je lis au fur et à mesure toujours avec beaucoup d'enthousiasme !