Antoine (chapitre 23 à 28)

Chapitre 23

Les derniers sauteurs de la journée étaient partis, la plupart ayant acquis la vidéo de leur exploit. C’était une source supplémentaire de revenu non négligeable pour la petite équipe d’Antoine, même si cela mobilisait une personne supplémentaire, positionnée dans la gorge. Le gars qu’on avait fait attendre lors du changement de matériel était toujours là, le CD de son exploit en mains. Il avait retrouvé des couleurs et était resté jusqu’au bout regarder sauter les candidats qui lui avaient succédé. Il partit parmi les derniers, ravi, non sans avoir remercié toute l’équipe.
Le Pont Napoléon retrouva enfin son calme. Julien avait rejoint Marie. Ils observaient le rangement du matériel.

Alors, quel est votre programme pour demain, demanda Antoine sans cesser de s’activer ?

Le Piménée, en espérant qu’il n’y aura plus trop de neige en haut, répondit Julien.

Avec la douceur qu’on a depuis quelques temps, ça devrait être bon. Vous êtes logés à Gavarnie ?

Oui, au gite d’étape de la Cascade.

Oui, je vois. Vous partez à quelle heure ? J’ai rien de prévu, demain. Si ça vous dit, je peux vous accompagner.

J’espère décoller à 8 heures. Mais je n’avais pas prévu de prendre un guide, je pense pouvoir me débrouiller.

Non, non, je viens en ami. Ce sera toi le guide ! Avec le saut, je vais beaucoup moins la-haut qu’avant. Et le Piménée, je t’avoue que ça fait un bail que je n’y suis plus allé.

Moi ça me rassurerait d’avoir un vrai montagnard avec nous, fit Marie, l’air malicieux.

Merci pour la confiance ! répondit Julien, faisant mine d’être vexé, mais l’étant peut-être un peu au fond de lui.

Je rigole, je sais que tu es toi aussi un fameux montagnard !

Le sourire de Marie ne laissa pas à Julien la possibilité de répondre, même s’il savait bien, malgré toute la confiance qu’elle lui témoignait, qu’il y avait aussi un peu d’ironie dans son compliment.

Alors ? huit heures devant le gîte de la Cascade, reprit Antoine ?

Ok, ça marche.

Julien afficha un sourire mais il ressentait malgré tout une légère contrariété. Il ne connaissait finalement pas vraiment Antoine. Même s’il ne pouvait que reconnaître que sa proposition était des plus sympathiques, ça le gênait un peu d’avoir à accueillir un « étranger » dans son groupe si familier.

 

Chapitre 24

Le « gîte auberge »  de la cascade proposait un hébergement collectif en chambrées en demi-pension pour un prix raisonnable. C’était le type d’établissement, parfaitement adapté aux groupes de randonneurs, que recherchait Julien. Il en possédait une petite liste, établie au fil des années passées à s’occuper du club. On était quelque part entre le refuge de montagne et l’auberge de jeunesse : on y servait des repas roboratifs dans une salle à manger rustique aux grandes tables de bois, les sanitaires étaient communs et quelques canapés râpés autour d’une cheminée permettaient de se retrouver un moment avant l’extinction des feux. Et ce que Julien aimait particulièrement, c’était la carte des Pyrénées en relief, la même que celle qui se trouvait à l’entrée de l’hôtel des Remparts, à Luz, où il avait fait quelques séjours avec ses grands-parents lorsqu’il était enfant. Il aimait y chercher les sommets dont son grand-père citait parfois les noms comme s’ils étaient de vieux amis. Les plus prestigieux des environs étaient usés par le frottement des multiples doigts qui s’y étaient promenés en rêvant. Julien fit glisser à son tour le sien sur le renflement de plastique représentant la barre rocheuse du cirque de Gavarnie. Son doigt remplissait presque entièrement la déclivité arrondie. La Brèche de Roland y était mentionnée en minuscule.

Qu’est-ce que tu regardes, demanda Marie dans son dos ?

J’adore ces cartes en relief. Regarde, on est là. Et là, tu vois, c’est la Brèche de Roland, avec le Taillon juste à coté.

C’est tout petit, fit-elle en riant. Et demain on va où, alors ?

Julien lui montra la bosse qui faisait face au cirque, légèrement à droite du village de Gavarnie. Mais ses pensées étaient restées sur leur ascension de septembre.

Julien et Marie furent les premiers dans la salle à manger. On avait réservé à leur groupe la plus grande table.

On se met là ? fit Julien en désignant le milieu de la table.

Ok, je me mets en face, c’est plus pratique pour papoter.

Il leur semblait évident d’être ensemble et Julien en était heureux.

Après le repas, la plupart des randonneurs se retrouvèrent devant les trois cabines de douche. Il fallait attendre son tour. Julien avait posé son sac sur le sol un peu humide.

Je peux mettre mes affaires dessus ? demanda Marie lorsqu’elle arriva.

Oui, bien sûr, répondit Julien ravi de ce nouveau témoignage de confiance et de proximité.

Elle déposa ses vêtements propres soigneusement pliés. Julien ne voulut pas trop s’y attarder mais il distingua un tissu fleuri, des sous-vêtements de coton. Il n’en montra rien mais ce geste le remplissait de bonheur.

 

Chapitre 25

Les randonneurs, Francis en tête, franchirent la porte du gîte de la Cascade à huit heures pétantes. Il faut dire que Julien avait plusieurs fois battu le rappel.  Antoine patientait déjà, appuyé contre sa camionnette flanquée du logo « Le Grand Saut ».

Je vous présente Antoine, fit Julien à l’attention de ceux qui ne le connaissaient pas. Un vrai montagnard !

Oh, merci Julien, mais toi aussi tu es un vrai montagnard, répondit Antoine en souriant. Bonjour à tous ! On devrait avoir une belle journée, peut-être quelques nuages. J’espère qu’on aura malgré tout une belle vue sur le cirque.

Espérons, répondit Julien.

En tout cas c’est sympa de nous accompagner, fit Francis, impatient d’entamer avec le guide une discussion sur les sommets Pyrénéens qu’il avait à son palmarès.

Le groupe se mit en marche, sortit du village et pris le large sentier longeant le Gave. L’air était frais, et mises à part quelques trainées blanches d’altitude, le ciel était clair. Le murmure entêtant et joyeux du Gave faisait un fond sonore aux bavardages des randonneurs. On franchit le cours d’eau par un rustique pont de pierre et on gagna les premières pentes par un sentier balisé. Un panneau de bois indiquait le refuge des Espuguettes à une heure de marche.
Julien, comme souvent, avait pris la tête du groupe pour le mettre dans bonne direction. Il entendait derrière lui Antoine et Francis en grande discussion.
La montée vers le refuge était une belle entrée en matière. Certains avaient eu un peu de mal à trouver le premier souffle et les joues étaient colorées par l’effort et l’air vif. Mais on y parvint en un peu moins de deux heures en étant finalement restés assez groupés.

Une petite pause ? proposa Julien.

Le groupe ne se fit pas prier pour s’installer aux tables de bois mises à disposition des randonneurs. On commanda quelques rafraichissement au gardien du refuge. Julien lui donna un coup de main pour apporter les plateaux et entama avec lui une discussion sur la fréquentation du refuge, la saison qui démarrait.

Ici, c’est assez tranquille, mais ça me va très bien, déclara le gardien. Avant j’étais à Ayous, mais c’est devenu un parc d’attraction. Ils ont même été obligés d’interdire le bivouac. 

Pour moi, la montagne, c’est pas ça ! Alors j’ai décidé de changer d’air.

Julien se disait que finalement, il participait lui aussi un peu à faire de la montagne un terrain de jeu pour les citadins. Pourtant, il y venait depuis son enfance, il l’aimait vraiment. Mais face à des types comme ce gardien de refuge, il se sentait toujours comme un gars de la plaine. Il ne serait jamais vraiment un montagnard. Il aurait aimé poursuivre la discussion, mais son esprit était trop accaparé par Marie.
Il revint pour s’assoir à son tour mais la table d’Antoine, toujours en discussion avec Francis, où plutôt à l’écoute de celui-ci qui était un grand bavard intarissable, était complète. Marie avait pris place à coté de lui, attentive à la discussion. Antoine dut se résigner à s’assoir à l’écart. Il en ressentit un peu de contrariété, tout en se reprochant de se formaliser pour si peu.
La pause prit fin. Le groupe se remit en marche, s’engageant sur un sentier large et découvert à la pente un peu moins raide que celle qui avait précédé. Francis avait pris la tête et derrière lui, Antoine, qui avait réussi à se défaire du bavard, était maintenant accompagné de Marie. Julien ressentit de nouveau cette légère contrariété, qu’il détestait éprouver. Il resta un peu en arrière. On marcha comme ça un bon moment. Les deux jeunes gens semblaient bavarder comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Antoine était assez grand, et il donnait toujours l’impression de se pencher légèrement vers ceux avec qui il parlait, comme pour mieux les écouter. Il se dégageait de sa silhouette de sportif une impression de robustesse mais qu’adoucissait son regard bienveillant. Il devait avoir une dizaine d’année de plus que Marie. Julien remarqua la manière dont la jeune femme tournait de temps en temps la tête en remontant son regard vers Antoine, bien plus grand qu’elle. Il y avait dans ce geste comme une complicité naturelle, et Julien ne put que constater l’évidente harmonie que dégageaient les deux jeunes gens. Il ressentit alors la même douleur que celle qui l’avait assailli le matin où Marie avait trouvé « bizarre » son message, cette boule amère au ventre qui allait désormais l’accompagner souvent.
 

 

Chapitre 26

Julien et Marie sortirent du bois de Tanaïs par une de ses grandes allées qui portent le nom de la rue qu’elles prolongent. Marie avait prévenu Julien qu’elle serait prise ce dimanche par un repas de famille et ne pourrait donc être présente pour la rando habituelle. Alors Julien lui avait proposé, « en compensation », une ballade dans le bois ce samedi matin, ce que la jeune femme avait de suite accepté.

Ils arrivaient au terme de la promenade. Aux parcelles boisées succédaient des près clôturés, souvent pourvus de cabanons, où des chevaux étaient mis à résidence par leurs propriétaires, un centre équestre se trouvant à proximité.
Ils bavardaient tranquillement quand il apparut sur leur droite. Julien, pourtant familier du lieu, ne l’avait jamais vu et ne le revit jamais.
C’était un immense cheval de trait, totalement blanc. Sa musculature puissante était à la fois impressionnante et parfaitement équilibrée, mais n’empêchait pas la grâce de ses mouvements.  Sa crinière blonde retombait élégamment le long de son encolure et une longue mèche cachait presque totalement un de ses yeux. Cette crinière apportait comme une touche de féminité qui par contraste renforçait l’impression de puissance virile dégagée par l’animal.
Marie semblait comme hypnotisée. Elle s’avança vers lui et il vint à elle comme s’il la connaissait. Julien vit les grands yeux de Marie se dédier totalement à l’admiration de l’animal, qui s’était posté devant elle, dans sa beauté totale, mais simple et brute, sans ostentation. Il était magnifique et semblait le savoir. Il était simplement là, et incarnait une sorte de perfection, et Marie semblait en connexion avec lui.
Julien en éprouva un pincement au ventre. Et sans qu’il sache trop l’expliquer, cette image resterait ancrée dans sa mémoire.

 

Chapitre 27

L’ambiance était montée d’un cran. Une boule à facette lançait ses paillettes colorées sur les danseurs. Une guirlande « joyeux anniversaire » barrait le mur du fond. Quelques tubes des années quatre-vingt avaient fait venir les derniers convives se trémousser au milieu de la terrasse, dans une joyeuse euphorie. Francis, au milieu de tous, entama quelques gesticulations, dont une tentative de « moon walk » et une « danse de cosaque », qui déclenchèrent les applaudissements. Il fêtait ses soixante-dix ans et sa forme physique faisait l’admiration de tous.
Tout le club de randonnée avait été invité. Marie dansait, un verre à la main, en habituée des fêtes et des festivals, comme elle l’avait révélé à Julien lors d’une leurs conversations. Julien, lui, n’était pas toujours à l’aise dans les soirées. Danser n’était pas son fort, et s’il ne parvenait pas à lever ses inhibitions, il pouvait rester collé sur une chaise ou accoudé au bar toute une soirée. Mais lorsqu’il se sentait bien, pris par une ambiance qui lui allait, aidé parfois par quelques verres, il arrivait à se lâcher et faire partie des joyeux convives. C’était le cas ce soir-là, et il fut pas le dernier à lever les bras sur « Alexandrie, Alexandra » ou à entonner à tue-tête « Les lacs du Connemara ». De temps en temps, Marie lui jetait des sourires complices. Elle riait beaucoup, de son rire très sonore, des bêtises de Christian, le rigolo de la soirée.

Tard dans la nuit, lorsque la fête avait un peu décliné, Julien et Marie s’étaient retrouvés sur les tabourets du petit bar en bambou, si familier des amis de Francis. Une partie des convives étaient rentrés, d’autres accusaient le coup sur les chaises et la banquette de jardin. Deux ou trois infatigables tournaient encore mollement au milieu de la terrasse.

J’ai un truc à te demander, fit alors Marie, d’un air un peu mystérieux et le regard légèrement troublé par les verres d’alcool qui avaient jalonné sa soirée. Il était clair que pour Marie, l’alcool faisait partie de la fête. Julien avait pu le constater à plusieurs reprises. C’est un peu gênant… reprit-elle.

Le coeur de Julien se mit à battre plus fort. Mais il veilla à n’en rien montrer.

Ben, je t’écoute, répondit-il d’un air aussi détaché que possible.

Tu me promets de garder ça pour toi surtout ?

Je crois qu’on s’est déjà fait des confidences, non ? et qu’on a établi une certaine relation de confiance entre nous ?

Oui, c’est pour ça que je te demande à toi. Voilà… Tu connais un peu Antoine ?

Quelque chose s’écroula au tréfonds de Julien, comme une vitre traversée par un pavé. Mais il ne laissa rien paraître.

Un petit peu, oui, répondit-il d’une voix à peine embrumée d’un voile.

Est-ce que tu sais s’il est marié, s’il a quelqu’un ?

Le regard attentif et grave de Marie saisit Julien.

On n’en a jamais beaucoup parlé, je crois qu’il a eu quelqu’un mais qu’ils ne sont plus ensemble, mais il a des enfants, deux je crois.

Cette précision, Julien la donna comme une dernière et dérisoire bouée de sauvetage dans un effroyable ouragan.

Ah bon, fit Marie. Il ne m’en a pas parlé.

Pourquoi, il aurait dû ?

Ben… Tu gardes ça pour toi, hein ? Je me fais peut-être des idées… mais on discute beaucoup tous les deux. Ça a commencé dans les Pyrénées et depuis on parle souvent sur WhatsApp…

La boule refit son apparition dans le ventre de Julien, plus amère que jamais.

C’est vrai qu’il est « beau gosse », se surprit à dire Julien, presque pour lui.

Le regard de Marie se fit un peu lointain tout en brillant d’un étrange éclat. Ce regard fut terrible pour Julien.

Bon, c’est pas grave, reprit Marie. Surtout tu gardes ça pour toi, hein ?

Comme si j’étais du genre à aller le crier sur tout les toits, fit julien prenant un air faussement vexé.

Oui, je sais bien.

 

Chapitre 28

Le lendemain, il y avait un message de Marie dans WhatsApp.

Mamamia ! Surtout tu ne dis rien à personne pour Antoine. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris de te parler de ça ! J’ai dû un peu trop boire.

Marie utilisait souvent cette interjection désuète que Julien trouvait même un peu vulgaire. Elle le lui parut encore plus dans ce contexte. Et cette réponse révélait la distance infinie qu’il y avait entre Marie et lui, le plongeant dans un mélange d’horreur et de désespoir.

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