Chapitre 1
Julien avait conduit Marie au pont Napoléon quelques temps auparavant, un vendredi après-midi, jour du « grand saut ». C’était la formule inscrite sur le flanc de la camionnette de la petite troupe qui proposait à ses clients ce grand frisson : « Le Grand Saut », un saut à l’élastique dans la gorge du Gave de Pau, si impressionnante à cet endroit.
De nombreux badauds venaient voir défiler les candidats. Les uns sur-jouaient la décontraction, les autres ne cachaient pas leur angoisse. Mais tous, une fois juchés sur la plate-forme surmontant le parapet, avaient ce moment où la conscience doit se confronter à l’idée de la mort qui, malgré l’ultra-sécurisation de la pratique, circule toujours un peu par là. Certains en tireraient du plaisir, mais pour d’autres ce ne serait qu’une terrible épreuve dont ils sortiraient un peu groggy.
Julien et Marie se joignirent à la petite foule. Julien se tenait à distance de la rambarde du pont et ne semblait pas très à l’aise. Marie riait de le voir si peureux.
Allez viens, on s’approche.
J’ai horreur du vide et encore plus quand les gens bougent autour de moi…
Par exemple comme ça ? fit Marie et se collant brusquement à la rambarde.
Arrête ! T’es pas sympa. Viens, je vais plutôt te présenter Antoine.
Au milieu de tout ce cirque, il y avait un grand gaillard au regard doux, au teint halé par le soleil des montagnes, qui repliait une sangle autour de son bras. Antoine était guide de montagne, et quand cette pratique du saut avait commencé à se développer en France, au début des années 90, il avait créé le « Grand Saut », une petite affaire qui marchait bien maintenant.
Julien l’avait rencontré une première fois en organisant l’ascension du Pic Vignemale pour son club. On avait souhaité prendre un guide et ce fut Antoine. Depuis, Julien avait plusieurs fois utilisé ses services et il avaient sympathisé sans toutefois que leur relation aille au-delà.
Tiens ! Julien ! Comment vas-tu ?
Très bien et toi ? Ça marche, les affaires ?
Oui, on est encore complets pour aujourd’hui. Tu es là pour le week-end ?
Oui, avec mon groupe. Demain on va sur Gavarnie. Je te présente Marie, arrivée au club cette année.
Bonjour, fit Marie avec un grand sourire.
Antoine se contenta d’un petit bonjour poli mais son regard s’attarda un peu sur le gracieux visage.
Désolé, il faut que j’y retourne. On change le matos. Et il ne faut pas que je le fasse trop attendre…
Sur la plateforme patientait un gars tout harnaché pour le saut, comme un condamné à mort attend l’acte du bourreau. L’élastique était prévu pour un nombre de sauts limité et le moment était venu de le changer. C’était tombé sur le malheureux qu’on avait déjà équipé et qui voyait se prolonger le moment le plus dur de cette épreuve : l’attente qui précède le saut. Les gens s’amusaient de voir son visage blêmir progressivement et un camarade, passé avant lui, jouait à lui adresser des remarques peu réconfortantes.
Je crois qu’ils ont un problème avec le matériel… Mais, bon, n’aies pas peur, c’est des pros… enfin je crois…
Marie s’esclaffa comme elle le faisait souvent lorsqu’on plaisantait. Antoine l’observa d’un air amusé, puis continua son travail. Marie s’approcha de la plateforme, intéressée par l’opération.
Viens voir, fit-elle à Julien.
Non, je vois très bien d’ici.
L’échange de l’élastique fut effectué. Le type qui attendait put enfin sauter. Mais il semblait avoir laissé toute son énergie dans cette attente plus longue que prévue et il se laissa tomber plus qu’il ne sauta. Marie était restée suivre les opérations, appuyée à la barrière qui délimitait l’enclos autour de la plateforme. Antoine semblait lui expliquer des tas de choses mais Julien était trop loin pour entendre ce qu’ils se disaient.
Chapitre 2
Marie était entrée dans la vie de Julien un samedi de septembre. Il avait passé l’après-midi sur le stand de son club, pour la « foire aux assos », manifestation qui se déroulait chaque année dans le parc Fongravey. Les gens venaient prendre des informations, et parfois une adhésion. Mais le plus souvent ils « allaient réfléchir » ; il y avait aussi les activités des enfants, du conjoint ; il fallait que tout s’accorde. Alors tantôt il les revoyait, tantôt pas.
Julien s’occupait d’un club de randonnée. Il comprenait une cinquantaine d’adhérents, des gens de tous âges, mais les « seniors » étaient quand même les plus représentés. Julien avait passé la cinquantaine depuis longtemps. Il y avait cependant quelques « jeunes », mais dans ce type de club les « jeunes » sont au moins trentenaires.
On se retrouvait chaque week-end, la plupart du temps le dimanche, pour une balade dans la région, que Julien prenait beaucoup de soin à choisir. Mais parfois, lorsqu’on partait pour une destination plus lointaine, souvent les Pyrénées, on y consacrait les deux jours avec une nuit en hébergement.
La « foire aux assos » touchait à sa fin. On était sur le point de ranger. Julien s’était avancé sur l’allée pour retirer les affiches du club. Et c’est alors qu’il l’a vue. Elle semblait hésiter, chercher. Tout à coup il parut à Julien avec une grande évidence que c’était lui qu’elle cherchait. Alors il n’hésita pas à l’interpeller.
Si vous aimez la rando, vous êtes au bon endroit… fit-il, prenant un air engageant.
Brune, pas très grande, elle était habillée plutôt sport, un sweat, un pantalon de jogging, un petit sac à dos. Ça lui allait bien.
En fait je vous cherchais, j’ai eu du mal à vous trouver.
Il était temps, on allait plier !
Je suis désolée, mais si c’est trop tard…
Il découvrirait plus tard que Marie était toujours en retard. Il trouverait ça à la fois amusant et très agaçant.
Non, non, pas de problème. On vous attendait !
Elle sourit en découvrant ses dents et en penchant légèrement la tête sur le côté. Il échangèrent quelques minutes. Il lui présenta le club et la mit vite en garde :
Vous savez, la moyenne d’âge est assez élevée.
Il avait toujours du mal à donner un âge aux gens mais assurément Marie ferait partie des plus jeunes du club. Immédiatement il chercha à la rassurer :
Mais il y a quand même quelques jeunes, surtout des femmes !
Y a pas de problème. L’important c’est que les gens soient sympas.
Ça, c’est garanti, sinon on ne les garde pas ! plaisanta Julien, rassuré. Marie lui plaisait bien.
Elle lui dit qu’elle viendrait dès la semaine suivante, qu’elle avait très envie. Il sut tout de suite, il ne savait pas trop pourquoi, qu’elle tiendrait parole. Peut-être à cause de ses grands yeux noirs qui le regardaient franchement et qui ne pouvaient pas mentir.
Chapitre 3
Nos souffles le soir
La cigogne dans le pré
Tes yeux étonnés
Marie était bien présente au rendez-vous le week-end suivant. On partait pour une balade du côté de Saint-Emilion. Comme la plupart du temps, on co-voiturait. « Départ du co-voiturage à 7h00 » avait indiqué Julien dans la conversation WhatsApp du club. Et Marie était arrivée à… 7h01 ! Elle eu droit à quelques « chambrages » qui restaient sympathiques. On ne savait pas encore que ses retards, certes légers, étaient la « marque de fabrique » de Marie. Du coup, la voiture de Julien étant déjà remplie, Marie ne monta pas avec lui, et il en fut un peu déçu.
Mais lorsque, une fois sur place, le groupe de randonneurs se mit en route, Julien, en tête comme la plupart du temps, fut vite rejoint par la nouvelle adhérente. Et il ne se quittèrent plus jusqu’à l’arrivée. Il lui expliqua le fonctionnement du club, de ses projets, lui présenta quelques membres éminents. Elle l’écoutait attentivement, le regardant de temps en temps de ses grands yeux noirs.
Marie devint une randonneuse assidue du club. Elle était présente chaque week-end et, sans se le dire vraiment, Julien se faisait une joie de la retrouver. Dans le peloton des marcheurs, sans trop qu’il sache qui des deux se rapprochait de l’autre, ils finissaient toujours par se retrouver côte à côte. Julien essayait de rester disponible pour tous, discutant avec les uns et les autres sur la prochaine destination, ou la dernière paire de chaussures acquise, mais Marie finissait toujours par être à ses côtés et ils reprenaient leur conversation presque là où il l’avaient laissée le week-end précédent. Et Julien prenait un plaisir secret dans cette attente du moment, inévitable, où elle serait à ses côtés.
Chapitre 4
Julien sortit le premier du refuge. Le jour pointait, les parois granitiques commençaient à prendre en leur sommet une teinte rose orangé. La brèche sortait de la nuit, à la fois familière et mystérieuse. Vers l’est, dans le sombre, on sentait la présence du gouffre que constituait d’ici le Cirque de Gavarnie. L’air était vif, à peine frais, et pas un nuage n’entachait le ciel bleu nuit. Julien adorait ce moment. Il aurait aimé le partager avec Marie, mais elle finissait de préparer son sac à l’intérieur. Il avait toujours toutes les peines du monde à faire démarrer son groupe aussi tôt qu’il l’aurait souhaité. Il fallait toujours négocier avec les gardiens de refuge pour faire avancer l’heure du petit-déjeuner, et surtout il fallait faire bouger tout son petit monde. Ceux qui ont déjà conduit des groupes savent combien leur inertie peut être grande.
Julien contempla la Brèche que le jour gagnait progressivement. Il apercevait les quelques plaques blanches qui étaient le vestige, en ce dernier week-end de septembre, du névé qui en début de saison recouvrait presque entièrement la pente d’accès.
On avait profité du temps chaud et sec de ce mois de septembre pour programmer cette belle sortie à Gavarnie. Au programme : la Brèche de Roland et, pour les plus courageux, le Pic du Taillon, un « 3000 » pas trop difficile.
Pfiou ! Tu me fait démarrer fort ! s’était écrié Marie lorsque Julien lui annonça ce projet. Tu crois que je vais suivre ?
Mais oui, j’ai confiance. Et puis Je resterai avec toi, on ira à ton rythme. Et si vraiment tu es à la peine, on s’arrêtera à la Brèche.
Mais Julien savait au fond de lui qu’elle irait jusqu’au bout. Il avait remarqué ce petit air concentré et décidé qu’elle prenait lorsque le chemin devenait plus pentu, la fatigue plus présente, quelque chose dans le regard et au niveau du menton.
Le petit groupe de randonneurs fut enfin prêt et se mit en marche presque en silence. Il faisait encore sombre au niveau du refuge, mais plus haut la clarté des sommets faisait un paysage fantastique. Francis, un des anciens du club, qui connaissait « ses Pyrénées » comme personne, les énumérait en les montrant du doigt : « le Marboré », « le Casque », « la Tour »… Les regards se portaient sur ce monde fascinant, inaccessible au simple randonneur, un peu effrayant même.
Dès les premières pentes, le groupe s’étira puis se fragmenta. Pierre et François, adeptes du chrono, avaient pris la tête et se détachèrent rapidement. Carole, Céline et Clara, comme chaque dimanche, progressaient en bavardant ; sujet principal : les enfants, qu’elles avaient laissés pour le weekend à leur conjoint. On se regroupait ainsi selon ses capacités ou ses affinités.
Marie et Julien marchaient ensemble. Julien donnait de temps en temps quelques conseils : « ne cherche pas à aller trop vite », « souffle bien », « essaie de prendre un rythme »… Marie se laissait guider. Julien n’y voyait pas de la docilité mais plutôt comme une sorte d’osmose qui se serait installée entre eux, l’un ressentant les besoins de l’autre, et l’autre étant en parfaite confiance. De temps en temps, quand il sentait que c’était nécessaire, Julien proposait une halte. On posait le sac, on sortait les gourdes. On échangeait des sourires. Marie avait les joues rosies par l’effort et la vivacité de l’air. Julien trouvait ça joli.
Il faisait clair maintenant, et on commençait à sentir les rayons du soleil. On avait quitté les vestes et les polaires. La Brèche était toute proche, et l’on prenait conscience de ses impressionnantes dimensions. On traversa quelques plaques de neige fondante, ces « neiges éternelles » qui l’étaient de moins en moins d’année en année. Dans le finale, la pente se fit alors plus raide. Mais Marie l’avala sans faiblir. Julien en souriait.
À l’approche du plateau constitué par la base de la brèche, le vent se fit sentir : cette immense ouverture dans la parois géante était décidément propice aux courants d’air ! Le vent devint même assez fort une fois sur le plateau, forçant le groupe de randonneurs, qui se reconstituait petit à petit, à se couvrir de nouveau.
C’est magnifique ! s’écria Marie à la vue du massif du Mont Perdu que l’on découvrait coté espagnol.
Sa joie ravissait Julien, d’autant qu’il avait l’impression d’en être un peu l’instigateur, comme s’il avait été le détenteur de ce magnifique paysage et qu’il en avait fait l’offrande à Marie. Mais le regard de la jeune femme se portait déjà de l’autre coté, vers l’ouest, vers la pyramide massive que constituait le Taillon.
Alors ? ça va, tu continues ? lui demanda Julien.
Un peu que je continue ! répondit-elle comme en le défiant de ses grands yeux noirs.
Une fois de plus le regard de Marie, si expressif, le troubla.
On fit une longue pause pour reprendre quelques forces, puis le moment de la décision vint : ceux qui continueraient, ceux qui se contenteraient de l’ascension de la Brèche. C’était déjà bien ! Ces derniers étaient finalement peu nombreux, souvent les plus âgés, qui connaissaient leurs limites. Car il ne fallait pas oublier le retour, la descente jusqu’au col de Tentes. Et elle a aussi ses exigences, la descente !
Ceux qui poursuivaient l’ascension s’engagèrent alors le long de la parois, coté espagnol, par un sentier étroit et presque plat. Le paysage était exceptionnel. On avait dépassé depuis longtemps la fameuse limite des 2500m, au-dessus de laquelle la végétation devient rare. On était effectivement dans le royaume du minéral. Tout était aride et brut. Tout était déclinaison de gris et de brun, qui tranchait sur le bleu absolu du ciel. Julien adorait cette atmosphère. Il aimait cette impression d’être dans un lieu réservé, un monde où l’humain est seulement toléré. Il s’était souvent demandé d’où venait ce plaisir de se retrouver là, dans ce genre de lieux certes magnifiques, mais aussi hostiles et d’accès difficile : les cimes, le désert, l’océan. Probablement que la sensation de se sentir quelque peu englouti dans une immensité, d’y perdre un peu son « moi », ailleurs si envahissant, nous permettait de percevoir de manière presque instinctive le beau, l’absolu. Que dans ces moments on ressentait une certaine plénitude à retrouver sa juste, sa simple, sa douce place dans l’ordonnancement universel.
Et ce jour-là son plaisir était d’autant plus grand qu’il le partageait avec Marie. Il avait le sentiment d’être en symbiose avec elle, à la fois dans l’accomplissement de l’effort, et dans l’admiration de ce qui s’offrait à leurs yeux : le paysage, le vol majestueux d’un vautour, l’immensité du ciel.
On passa la « Fausse Brèche » et le « Doigt », on franchit un passage un peu vertigineux. L’enchainement des cimes, filant vers l’Est, s’offrait au regard, des sommets pyrénéens prestigieux avec en chef de file, juste en face, presque à portée de main, le Vignemale, barré de son glacier. Le paysage était grandiose et le silence qui l’enveloppait le rendait encore plus impressionnant, comme un effet de loupe sonore.
On attaqua la longue pente qui mène vers le sommet de l’imposante pyramide du Taillon. On ne se parlait plus, les souffles courts des deux randonneurs se mêlaient. Julien marchait devant, juste à la bonne allure pour Marie, guidé par sa respiration, le bruit de son pas, l’expression de son visage qu’il jaugeait d’un coup d’œil de temps en temps. Il n’avait jamais ressentit ça auparavant : l’impression d’être en elle.
Les derniers lacets, un peu plus raides, éprouvèrent les marcheurs. On ralentit le pas, mais en gardant une régularité. Et au prix d’un dernier effort, le duo parvint enfin au sommet, retrouvant les quelques camarades qui les avaient précédés. On se tapa dans les mains, on se félicita.
Tu as grimpé comme un chef, fit Julien à Marie.
C’est grâce à toi, pas sûre que je l’aurais fait si tu n’avais pas été là.
Mais si, voyons !
J’ai eu un gros coup d’mou au milieu de la dernière montée ; mais je me suis accrochée à toi, et ça l’a fait ! J’ai quand même de la chance d’avoir un coach particulier, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.
Julien avait toujours remarqué, lors d’une arrivée au sommet, que l’instant de plénitude dû à l’aboutissement de l’effort, à la réalisation de l’objectif et à l’immensité offerte aux yeux, laissait assez vite la place au retour du prosaïque : nous avons touché du doigt le ciel, mais nos chaussures heurtent toujours les cailloux, et les groupes autour de nous, multipliant photos et selfies, sont bien bruyants ; les besoins vitaux, manger, boire, reprennent le dessus. Et puis, déjà, il faut envisager la descente.
Ces sentiments contrastés, la présence de Marie les fit éprouver encore plus fort à Julien ce jour-là. Il avait l’intuition qu’il venait de vivre un moment unique en sa compagnie et il en éprouvait déjà la nostalgie.
Chapitre 5
Notre exploit du weekend ! Vraiment bravo, tu as vraiment bien marché, et j’ai été très heureux de partager ce bon moment avec toi.
Suivait une capture d’écran de la sortie enregistrée sur Strava : « Randonnée brèche de Roland et Pic du Taillon ». On y voyait le parcours et les données essentielles : temps de marche, vitesse moyenne, etc.
Julien cliqua sur la petite flèche pour valider son message. C’était la première fois qu’il s’adressait à Marie en « conversation privée ». Jusqu’ici, lorsqu’ils avaient eu à échanger, ils avaient toujours utilisé la conversation du club.
Marie répondit au bout de quelques minutes :
Oooh ! Merci Julien ! Mais si tu n’avais pas été là, pas sûre que j’y sois arrivée… Attention, je vais prendre l’habitude de te garder avec moi sur les randos !
Une petite voix en Julien disait qu’il ne demandait pas mieux.
Chapitre 6
Les échanges avec Marie par WhatsApp devinrent alors fréquents. Ils se retrouvaient, souvent le soir, pour échanger des banalités. La plupart du temps, Julien lançait un « Tu es là ? ». Un petit temps d’attente, parfois très court, parfois un peu plus long. Et c’était un toujours un instant délicieux pour Julien lorsque l’écran de son portable s’animait, signalant la réponse de Marie. Il avait ainsi l’impression d’entrer un peu dans son intimité. Marie lui racontait des bribes de son quotidien, de ses préoccupations du moment : une réunion de copropriétaires, la montre GPS qu’elle voulait s’offrir, son projet d’adopter un chat…
Il arrivait parfois qu’elle l’interroge dans la journée. Elle était chez Leroy-Merlin et hésitait entre deux papiers peints pour l’entrée de son futur appartement, lui demandait son avis… dont elle ne tint pas compte !
Marie trainait parfois pour répondre : « pardon, j’étais en train de faire ma vaisselle ! » « Oups, je crois que je me suis endormie ! ». Alors ils se souhaitaient bonne nuit, Julien y ajoutait parfois un « fais de beaux rêves ».
Chapitre 7
Je ne pourrai pas venir dimanche prochain.
Julien reçut l’information en essayant de ne pas trop montrer sa déception. Mais il réalisa immédiatement qu’il ne verrait pas Marie pendant deux semaines. Et il se surprit à penser que la sortie rando du dimanche suivant n’aurait plus beaucoup d’intérêt. Il essaya de se ressaisir. Ces sorties rando, retrouver le groupe, avaient toujours été un plaisir pour lui. Il n’y avait pas de raison que ça change.
Qu’est-ce qui se passe ? Un problème ?
Oh non, c’est juste que je vais bientôt aménager dans mon appart, et je voudrais avancer les travaux. En plus mon père m’a proposé de m’aider.
Elle lui avait déjà parlé de cet appartement qu’elle venait d’acheter. Mais il n’avait jamais osé lui poser la question à laquelle il pensait souvent. Cette fois, il profita de l’occasion :
Tu vis seule ?
Oui ! fit-elle en appuyant sa réponse.
Si tu veux un coup de main, n’hésite pas. Bon, je ne suis pas un grand manuel mais je peux t’aider.
Non, c’est très gentil, avec mon papa ça ira. On se complète bien. Il est adroit mais pas très patient. Moi je suis moins douée mais plus posée. Et je sais le calmer !
Elle sourit, ses grands yeux dans le vide, comme s’il elle revoyait certaines situations cocasses. Puis son regard se posa de nouveau sur Julien.
Et toi ?
Moi ?
Oui, toi, tu vis seul ?
Euh, oui.
Ils restèrent silencieux un instant. Puis Julien reprit :
J’ai été marié.
Julien se surprit alors lui-même à raconter sa séparation, le jour où rentrant d’un long déplacement il sut rien que par le premier regard échangé avec celle qui était toute sa vie à l’époque, à travers la vitre à l’aéroport, qu’elle ne l’aimait plus. Le monde qui s’effondrait à partir de cet instant.
Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, je ne l’avais jamais raconté à personne… J’espère que je ne t’ennuie pas avec mes vieilles histoires…?
Mais non, au contraire, c’est bien de se connaître aussi autrement qu’en parlant de parcours de rando ou de modèles de chaussures !
Julien sourit. Il garda le silence un instant, puis se risqua :
Et toi, tu as bien eu des… histoires d’amour, dans ta vie ?
Oui, mais bon, ça n’a pas été une réussite…
Ah, je t’ai fait ma confidence, à toi de me faire la tienne pour qu’on soit quitte !
Marie lui raconta alors qu’elle avait vécu avec un garçon presque un an et demi. Mais il l’avait quittée.
Il faut dire que je lui menais la vie dure. Je n’étais pas bien dans ma tête à cette époque. J’étais très distante vis-à-vis de lui. Un jour j’ai pris la décision d’aller voir un psy. Je lui en ai parlé… et il est parti.
Il t’a quittée ?
Oui, parce que j’ai voulu voir un psy.
Cette explication parut un peu courte à Julien. Mais en même temps il avait l’impression que Marie en faisait une conclusion définitive à cette histoire. Alors il ne chercha pas à en savoir plus. Et au fond de lui, malgré lui, il éprouvait une certaine satisfaction de savoir Marie seule dans la vie.
Chapitre 8
Julien émergea. Il était presque midi. Il avait fêté la nouvelle année comme il se doit avec un groupe de vieux amis qui ne se voyaient quasiment plus qu’à cette occasion ou pour quelques anniversaires. Son téléphone indiquait un bon nombre de notifications de messages WhatsApp. Des messages de bons voeux pour la plupart. Mais son coeur battit plus fort quand il remarqua qu’il y avait aussi une notification sur la conversation de Marie. Il ouvrit tous les messages en gardant celui de Marie pour la fin, comme un bon dessert. Il faisait souvent ça.
Bonne année, Julien, plein de bonnes choses pour 2023 !
Les voeux de Marie pour moi tout seul ! trop bien ! Je te souhaite à mon tour une excellente année de tes trente ans et bien sûr plein de super randos !
Ahah ! Tu as vu ça ! Grand privilège ! Mais tout le monde ne m’a pas supportée jusqu’au sommet du Taillon ! À très vite pour de nouvelles randos !
Ce petit échange le remplit de joie. L’année commençait vraiment bien !
Chapitre 9
Qui prend une bière ?
Il ne restait plus que Marie et Francis, dans le petit local du club, à rester bavarder après la sortie dominicale. Les autres randonneurs étaient déjà partis.
Non, moi je file, sinon je vais avoir la soupe à la grimace, répondit Francis.
Moi je ne dis pas non, fit Marie d’un air malicieux.
Julien sourit. Il savait qu’elle ne refusait jamais. Et ils restaient ainsi très souvent tous les deux, à discuter en sirotant leur bière.
Ce jour-là, Marie avait attaché ses cheveux, ce qui faisait ressortir davantage ses grands yeux.
Ça te va bien, les cheveux noués comme ça, osa-t-il tout en essayant de garder un air détaché.
Oh, c’est surtout plus pratique quand on n’a pas trop le temps de se coiffer.
Marie était appuyée contre le mur, à deux mètres de Julien, qui s’était comme souvent placé derrière le meuble haut qui faisait office de comptoir lorsqu’on prenait un verre. Elle le fixait avec un léger sourire, ce sourire tendre, presque maternel, qu’elle avait parfois. Il eut l’impression qu’elle prenait des poses, qu’elle jouait de son regard. Il avait souvent fait allusion à ses « grands yeux » avec elle, sans en dire plus, mais elle avait compris, c’était sûr, que son regard le touchait particulièrement. Alors à ce moment, Julien sentit comme une vague chaude lui parcourir le corps. La dernière fois qu’il avait ressentit cela, c’était un jour où, il y avait bien longtemps, il avait pris l’ascenseur avec celle qui allait devenir son épouse. C’était au début de leur aventure. Il se souvenait parfaitement de cet instant où, un peu embarrassé comme on l’est souvent quand on se retrouve coincés dans ce genre de lieu, ils se regardèrent. Il se souvenait parfaitement de son regard, de son sourire, tout emplis d’amour. Il se souvenait de tous les détails, de son pantalon à fine rayures qui lui allait si bien, de ses boucles d’oreille argentées, de ses cheveux bouclés qui sentaient si bons.
Ce que Marie lui faisait éprouver à cet instant avait la même force.
Cependant il ne laissait rien paraitre. Il savait bien faire ça. Il avait passé toute sa vie à dissimuler ses sentiments, comme souvent le font les garçons trop sensibles.
Chapitre 10
amour amitié différence. Julien valida ces mots clés et de nombreux liens apparurent à l’écran. Visiblement, le sujet ne préoccupait pas que lui. Mais la plupart mettaient en avant la question du désir sexuel. Julien cherchait autre chose. Il tomba finalement sur un article d’un magazine de psychologie :
AMOUR OU AMITIÉ, COMMENT LES DISTINGUER.
L’article développait l’idée que la frontière entre les deux sentiments pouvait être mince, puis passait en revue cinq points, celui du de l’attirance sexuelle venant en dernier, après l’importance des regards, le fait de penser beaucoup à l’autre, l’envie de lui plaire, le fait d’éprouver de la jalousie.
Julien se dit qu’il cochait toutes les cases, même si pour les regards, cela restait une affaire d’interprétation ; toutes les cases, sauf la dernière… Mais en y réfléchissant, il dû se rendre à l’évidence que le corps de Marie, qu’il ne connaissait que par ce qu’il en voyait lors des moments passés ensemble, principalement à marcher, lui était devenu familier. Il était ému par sa poitrine menue, qu’elle cherchait à augmenter en portant des soutient-gorges rembourrés. Mais comme il la connaissait surtout en tenue de sport, il savait la vérité. Il connaissait aussi son bassin un peu large sous une taille plutôt étroite, ses cuisses un peu rondes. Elle « prenait du bas », comme elle lui avait révélé un jour qu’elle parlait de ses excès de gourmandise. Elle en faisait probablement un petit complexe. Il connaissait aussi ses mollets peu musclés, sujets au courbatures, et ses pieds menus. Et tout cela composait pour lui un ensemble charmant qu’il s’était inconsciemment un peu approprié. Il n’avait jamais rien vu de plus que ce qu’elle montrait lorsqu’elle était en short, sauf une fois où, en retirant son sweat, soulevant involontairement son teeshirt, elle avait dévoilé un peu de son ventre. Et il avait été ému par cette peau bronzée et qui semblait ferme, qu’il découvrait comme un secret longtemps gardé et tout à coup révélé.
Alors, bien qu’il ne lui fût jamais venu à l’esprit qu’il put éprouver de l’attirance physique pour Marie, ou en tout cas pas comme on pourrait le penser, il se rendit compte que ce n’était pas si simple. Mais il n’y avait rien de brut ni de vulgaire dans ce qu’il ressentait. Si désir il y avait, c’était un désir pur et total, qui englobait tout son être, son corps bien sûr mais aussi son regard, son sourire et son âme.
Chapitre 11
Dans la foule lente
Un parapluie bleu et blanc
Capuche mouillée
Salut Marie, tu vas à la manif demain ?
Coucou Julien ! Oui je pense y aller et toi ?
Oui, aussi. C’est 12h place de la Bourse. Tu y vas comment ?
Je ne sais pas trop encore, mais je pense y aller en voiture. J’ai peur qu’il n’y ait pas trop de trams. Je peux t’amener si tu veux. Mais je risque de retrouver des potes là-bas et ça se termine souvent avec une bière 😂.
Pour la bière, je n’ai rien contre, mais je ne veux pas m’imposer. Je peux prendre le tram, j’ai vérifié, ils circulent normalement.
Top ! On fait ça alors. On se retrouve à la gare ?
Ben ok. Y en a un à 11h01. C’est bien ça, non ?
Oui, c’est top. Je viendrai avec ma copine Sarah.
Euh… c’est la carte des pluies à midi… Prévoir un parapluie !
Suivait une capture d'écran de l'application "Météo radar".
J’ai pas de parapluie ! T’en aurais pas un deuxième par hasard ? 🙈
Je vais regarder…
Quelques minutes après Julien postait la photo d'un grand parapluie publicitaire bleu et blanc.
Il te plait ? Il est vintage !
Hi hi ! Impecable !
Chapitre 12
Chère Marie,
La semaine s’achève, il pleut, et je repense à mardi.
J’ai aimé mardi…
J’ai aimé passer tout ce temps avec toi.
J’ai aimé te voir arriver en courant avec Sarah, et que le tram parte sous notre nez ! 🚉😂
J’ai aimé te retrouver dans la foule grâce à ton parapluie bleu et blanc. 🌂😊
J’ai aimé quand tu m’as dit : « Tu es tout calme aujourd’hui… ».☺️
J’ai aimé que tu t’inquiètes de ma capuche mouillée. 🌧
J’ai aimé parler de toi avec ta mère (pas toi je crois… 😬).
J’ai aimé que nous allions au restaurant mexicain ensemble. 🇲🇽
J’ai aimé que tu prennes le même menu que moi.😊
J’ai aimé que tu me raccompagnes dans ta voiture bosselée et qui grince. 🚗
J’aime bien quand tu te moques un peu de moi en riant. 😊
J’espère qu’il y aura d’autres jours comme celui-ci…
Julien hésita longtemps, puis finit par valider son message. Il s’était laissé gagné par une douce euphorie. Marie ne pouvait qu’aimer son petit texte. Et puis il n’y avait rien de déplacé. C’était juste le compte-rendu sympathique et amical d’une journée agréable. Marie aimerait, c’était sûr. Il se demandait comment elle prendrait l’allusion à sa mère. Ils avaient en effet retrouvé les parents de Marie dans la manif. Marie lui avait déjà expliqué que sa famille était très engagée. Il arrivait même que sa grand-mère défile encore. Les manifs, pour Marie, c’était une sorte de tradition familiale. Ce jour-là, Julien avait passé un moment à discuter avec la mère de Marie. Elle lui avait fait quelques « révélations » amusantes sur sa fille : « Elle a toujours été une grosse dormeuse, même bébé ! » Marie en semblait quelque peu agacée.
Julien sourit. Il était tard. Il mit son téléphone en veille et alla se coucher. Mais il eut un peu de mal à s’endormir.
Chapitre 13
Marie avait répondu, sûrement le matin, avant de partir à son travail.
Coucou Julien. Haha, tu fais dans la poésie aujourd’hui ! Oui, c’était cool de se connaître en dehors de nos randos.
Il était à la fois rassuré et un peu déçu de cette réponse. Mais il se laissa emporter par un nouvel élan du cœur et répondit à son tour :
Coucou Marie ! Oui, c’est probablement que tu dois être ma muse.
Marie ne semblait pas être en ligne. Il était tard. Il n’aurait de réponse que le lendemain.
Chapitre 14
Julien se réveilla et alluma son téléphone. Il y avait une notification WhatsApp. Il s’empressa d’ouvrir le message. C’était Marie.
Heu… c’est bizarre, là !
Quelque chose s’écroula dans le coeur de Julien. Comme un immeuble qu’on a patiemment construit, mais qui, ne reposant sur aucune fondation solide, s’effondre à la première intempérie. Il essaya de rattraper sa bêtise.
Pas compris… qu’est-ce qui est « bizarre » ?
Ce mot lui fit horreur. Il transformait d’un coup ses beaux sentiments en quelque chose de sale… Il voyait se dessiner derrière lui le quinqua libidineux qui drague une petite jeune… Il en était anéanti.
Bah, « tu dois être ma muse », il ne faut pas dire ça !
Il essaya de sauver la face.
Tu dis que je fais dans la poésie et la muse est celle qui inspire les poètes… c’est ce que je voulais dire…
Oui je sais mais c’est quand même gênant.
Désolé… j’ai dû un peu trop me laisser aller… J’arrête mes bêtises…
Bah oui, quand même !
Il n’avait plus qu’envie de cesser cette conversation.
J’espère que tu ne prends pas pour ce que je ne suis pas. Bonne journée…
Non, non, je suis juste étonnée et je ne comprends pas trop, mais rien de grave.
Chapitre 15
Les jours qui suivirent cet échange malheureux furent terribles pour Julien. Il ne cessait de repenser à cette phrase : « c’est bizarre, là ! »
Son caractère brutal, presque vulgaire, lui vrillait le cœur et les tripes. Mais il devait reconnaître qu’elle le ramenait à une réalité qui était encore plus douloureuse. Que s’était-il imaginé ? Il savait bien ce qu’il était… ce qu’elle était… comment avait-il pu croire ? Et croire quoi, d’ailleurs ? C’était pitoyable. Il prenait conscience avec effroi du gouffre qui pouvait séparer le monde bleu qui s’était créé autour de lui en côtoyant Marie et la réalité, cette réalité dans laquelle semblait bien se trouver Marie, la réalité crue et brute. En vérité il ne savait pas trop ce qu’il était pour Marie : un copain ? un ami ? un confident ? quelqu’un qui la rassure ? autre chose ? En vérité, Il ne savait pas vraiment non plus qui elle était vraiment. Peut-être avait-il inconsciemment construit une image d’elle totalement illusoire, un peu idéale. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il aimait être près d’elle, et il aimait qu’elle soit près de lui. Ça n’allait pas plus loin. Mais peut-être que ça déjà, c’était trop.
Chapitre 16
Il y avait déjà foule, lorsque Julien parvint place de la Bourse. Il était venu seul à cette nouvelle manif contre la réforme des retraites, rendez-vous devenu désormais hebdomadaire. Il remplissait une sorte de devoir citoyen, même s’il n’avait jamais vraiment eu l’âme d’un militant. Mais en vérité, il le savait bien, même s’il ne se l’avouait pas totalement, il était surtout venu pour être à l’endroit ou se trouvait Marie. Cette idée s’était depuis quelques jours imposée à son esprit ; il n’aurait pas pu ne pas être là, sachant qu’elle, elle y serait à coup sûr. Mais il n'avait pas osé la contacter suite à leur dernier échange.
Julien se posta sur un trottoir surélevé, en bordure du cortège qui commençait à se former sur toute la largeur de la chaussée. Les manifs prenaient une tournure de rituel bien établi : le ballon du FSU dominait la foule, balançant légèrement au vent, un groupe composé essentiellement de femmes se démenait sur un podium mobile dans des chorégraphies bien huilées, au son d’une sono hurlante, des sifflets et des cornes assourdissantes retentissaient à tour de rôle, des relents de merguez flottaient par moment parmi les groupes, les gens se retrouvaient, fiers d’être ensemble. Le cortège ne s’était pas encore élancé, attendant le top départ donné par une organisation invisible. La parcours était sensiblement le même que les semaines précédentes, même si parfois il y pouvait y avoir quelques variantes, probablement imposées par la préfecture. Julien apercevait de temps en temps quelques visages connus, mais il évitait de croiser leur regard. Il souhaitait rester seul. Autour de lui des groupes se formaient, par grappes. Certains se retrouvaient sous une banderole qui faisait office de signal de ralliement.
Tout à coup une chevelure brune, flottante, fendit la foule, pas très loin de Julien. Il ne voyait que cette masse de cheveux, de dos. Il ne pouvait reconnaitre Marie, la jeune femme, du fait de sa taille modeste, disparaissant presque dans la foule, mais il était certain que c’était elle. Elle semblait accompagnée de deux ou trois personnes qui avançaient en file indienne en direction de l’avant du cortège. L’avait-elle vu ? Il n’en savait rien. Il resta immobile, essayant de la suivre du regard mais le cortège s’élança enfin et il finit par la perdre de vue. Il prit alors place dans le cortège et se laissa porter par son rythme. Il fallait toujours un peu de temps pour que le cortège d’une manif prennent une allure régulière, et on fit l’accordéon pendant un bon moment. Il cherchait du regard dans la foule autour de lui, espérant retrouver cette chevelure dont il était presque certain que c’était celle de Marie. Il finit par se dire qu’il y avait peu de chance qu’il l’aperçoive parmi les centaines de personnes qui l’entouraient. Il porta alors son regard sur le coté du cortège, et c’est alors qu’il la vit, comme un mirage. Elle était arrêtée sur le trottoir, en bordure du cortège, semblant chercher quelqu’un dans la foule. Par moment elle sautillait comme pour mieux voir par dessus les têtes. Elle avait les cheveux complètement détachés. Julien fut frappé par leur volume. L’image d’une beauté italienne vint à son esprit, sans qu’il sache trop pourquoi. À ce moment, elle était la Marie qu’il connaissait mais elle était aussi comme une étrangère, et il la trouva tellement belle qu’il en eut mal.
Il se demandait qui elle cherchait ainsi. Ses parents probablement, des fidèles de la mobilisation, ou quelque connaissance. Mais il se demanda aussi si elle n’avait pas ainsi cherché à ce qu’il la voit. Et cette pensée, ainsi que la vision de la chevelure magnifique de Marie, flottant dans la foule, le hanta toute la journée.
Chapitre 17
On s’était donné rendez-vous près de la plaine des sports des Biges, pour une ballade en sous-bois le long de la Jalle et de deux ruisseaux qui l’alimentent : le ruisseau du Guitard et le ruisseau de Bonneau. Le parcours est essentiellement constitué de mono-traces, parfois sablonneuses et vallonnées, un avant-gout des chemins des forêts océanes pas si lointaines. On était presque tout le temps à l’ombre et près de l’eau, ce qui constituait une ballade très agréable par temps chaud.
Le groupe se mit en marche. C’est Francis qui avait pris la tête et Julien, contrairement à son habitude, s’était laissé glissé en fin de file. Il avait à peine croisé le regard de Marie. Il ne l’avait pas revue depuis cet échange malheureux qu’il regrettait tant. Il voulait lui parler mais ne savait pas trop quoi lui dire et il sentait en elle une centaine gène. Il pensait qu’il devait lui exprimer des excuses et surtout tenter de gommer sa bêtise.
On marcha un bon moment, souvent en file indienne en raison de l’étroitesse du sentier. Marie n’était pas très loin devant Julien. Il y eut une courte halte à un carrefour et lorsqu’on repartit Marie se retrouva immédiatement devant lui. Il marchèrent ainsi en silence un moment. Alors Julien, très mal à l’aise, se décida :
Je voudrais m’excuser pour ce que je t’ai dit l’autre jour. Je te promets d’arrêter mes bêtises.
Il regretta immédiatement cette dernière phrase qu’il trouva nulle.
Je n’ai pas tout compris mais ça va, y a pas de problème.
La balade se termina presqu’en silence, si ce n’est quelques échanges de banalités qui témoignaient que le fil n’était pas rompu, mais qu’on resterait loin de l’univers poétique dans lequel s’était engagé Julien.
Quelques jours plus tard, Marie contacta Julien sur WhatsApp pour se renseigner sur la prochaine sortie. Et leurs échanges reprirent comme avant. Marie semblait ne faire aucun cas de ce qui s’était passé.
Chapitre 18
Il se rendait compte à quel point ses états d’âme étaient changeants. Depuis toujours c’était un trait de caractère important chez lui. Mais celui-ci se révélait encore plus en cette période.
Tantôt son imagination l’emportait dans des scénarios dignes des plus mièvres comédies romantiques : il s’imaginait qu’elle allait surgir là, au prochain coin de rue, où elle l’attendait. Et souvent, lorsqu’il sortait, il corrigeait son attitude car il s’imaginait qu’elle l’observait, quelque part. Ou encore, lorsqu’il se déplaçait en ville, il observait les voitures qui le croisaient en se disant que statistiquement finirait par apparaître celle de Marie, et qu’ils se feraient un signe, et son coeur s’accélérait lorsque surgissait au loin une clio rouge comme la sienne. Dans ces moments, il avait des bouffées sentimentales qui lui donnaient de fous espoirs.
Mais bientôt il revenait à la raison, quand les faits ou la lucidité le rappelaient à elle, ou simplement quand il voyait son reflet dans le miroir et ces cheveux gris et ces rides et cette peau qui flanche… et qu’il la savait si jeune et si jolie. Il y sentait en son ventre dans ces moments une boule amère qui le brûlait et l’envahissait, et lui faisait mal, si mal…
Mais il suffisait d’un nouveau signe d’espoir, une illusion de signe d’espoir, ses grands yeux qui croisaient les siens, pour que cette boule amère disparaisse…
Chapitre 19
Je crois que ce qui me donne le plus d’émotion, c’est la musique.
Julien pensa aussi à ces moments où l’effet cessait presque brutalement, ou il redescendait pour retrouver la platitude et la froideur du monde, comme on quitte un paradis artificiel. Il aimait ce grand pouvoir de la musique, mais il en connaissait aussi les limites. Mais cela était difficile à expliquer à Marie, qui l’écoutait, marchant une fois de plus à ses cotés. Il préféra rester sur cette idée du grand pouvoir émotionnel qu’avait sur lui la musique.
Une nouvelle fois, la conversation avait dévié sur l’intime, les sentiments, et Julien n’y était probablement pas pour rien. Il aimait parler de ces choses avec Marie.
Et toi, tu aimes la musique ?
Ben figure-toi que j’ai été musicienne !
Marie lui raconta qu’elle avait pris très tôt des cours de piano, mais qu’elle avait dû faire un choix au collège car, enfant, elle avait tendance à vouloir faire trop de choses, et elle ne pouvait pas tout mener de front. Elle avait donc dû abandonner le piano.
Mais il y a deux ans, j’ai réalisé un rêve : je me suis mise à l’accordéon ! Il y avait une section à l’école de musique du bled où j’habitais.
L’accordéon ! c’est pas banal… Pourquoi cet instrument ?
Je l’ai toujours adoré, j’ai du mal à expliquer pourquoi. J’adore le son, et je trouve l’instrument magnifique… Mais bon, là aussi j’ai dû arrêter malgré moi.
Ah bon, pourquoi ?
Marie marqua un temps d’hésitation.
C’est une histoire très triste.
Ben raconte quand même. Moi je t’ai déjà fait des confidences. À ton tour.
Alors Marie se mit à lui parler de son prof d’accordéon.
C’était un vieux prof, doux et passionné. Et il aimait bien discuter avec moi. Je l’adorais.
Et elle lui raconta comment un jour, en se rendant à son cours elle trouva la petite salle vide. D’habitude, le vieux prof l’y attendait. Elle trouva ça bizarre. Elle aperçut alors la porte du petit dépôt qui se trouvait au fond de la salle entrouverte. Elle s’approcha. Et c’est alors qu’elle découvrit le vieux monsieur allongé sur le sol, immobile. Il ne respirait plus.
Je suis restée figée. Je ne savais pas quoi faire.
Elle prit un temps avant de poursuivre.
Au bout d’un moment, je ne sais pas exactement combien de temps, je suis allée prévenir. Mais je me suis longtemps reproché ce temps perdu. Peut-être qu’on aurait pu le sauver. Même si tout le monde, par la suite, m’a assuré qu’on n’aurait rien pu faire.
Marie se tut. Julien était gêné par ce silence. Il ne savait plus trop quoi dire.
Mais que s’est-il passé ?
Je n’ai jamais vraiment su.
Julien fut étonné.
Mais on ne t’a pas dit de quoi il était mort ?
Il avait une santé fragile. Il avait déjà fait des malaises. Mais je n’ai pas voulu savoir.
Marie parlait sur un ton presque neutre. Mais c’était celui d’une douleur ressassée et usée. L’idée que le vieux professeur était amoureux d’elle effleura l’esprit de Julien. Mais il se reprocha immédiatement cette nouvelle dérive de son imagination romantique.
Quand tout fut fini, je n’avais plus la force de rentrer seule. Alors j’ai appelé mon père. Je n’ai pas eu besoin de lui dire grand-chose. Rien qu’au ton de ma voix il a dit « j’arrive ».
Elle esquissa un sourire.
Il est venu tout de suite, sans poser de question. Il est toujours là quand j’en ai besoin.
Ben c’est normal, c’est ton père.
Elle souriait, le regard lointain.
Chapitre 20
Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, « petit scarabée ».
Ce surnom lui était venu comme ça, sans y réfléchir, résurgence de l’enfance. Marie avait créé son compte sur Strava. Ils étaient quelques-uns, dans le club, à utiliser ce réseau social des sportifs. Elle pataugeait encore pour synchroniser sa montre GPS et découvrir les fonctionnalités du site : donner un titre à ses activités, déposer des photos… et elle avait demandé de l’aide à Julien.
Scarabée ? Vraiment ?
Marie avait dû googliser rapidement le mot car sa réponse était accompagnée du Gif d’un bousier faisant rouler une boule d’excréments plus grosse que lui. Julien en riait tout seul. Il répondit d’une émoticône « visage pleurant de joie ».
Tu es trop jeune pour la référence !
Mais ça pousse des cacas ! insista Marie.
Julien partit rapidement à la recherche d’un extrait de la série Kung Fu sur le net. Il en trouva plusieurs, dont un qui évoquait le fameux « petit scarabée ». C’était le surnom donné au héros de la série, Kwai Chang Caine, alors jeune disciple du monastère Shaolin, par maître Po, vieux sage aveugle qui lui enseigna la discipline et la philosophie du kung-fu.
Alors, petit scarabée, entends-tu la sauterelle qui est à tes pieds ? reprit Julien.
Marie se contenta de répondre par l’émoticône « visage qui roule en pleurant de rire ».
Et ne confonds plus le noble scarabée avec le bousier pousseur de caca !
Marie resta silencieuse pendant un long moment. C’était souvent le cas. Parfois même elle abandonnait la conversation sans prévenir. Cela avait toujours surpris Julien et il ne savait pas trop comment l’interpréter. Une fois, il lui en avait fait la remarque. Marie s’était excusée :
J’essaierai de faire attention. N’hésite pas à me le dire, avait-elle répondu.
Julien se disait que, visiblement, Marie n’accordait pas une si grande importance à leurs échanges, en tout cas pas la même que lui. Par la suite, Marie n’avait pas vraiment changé cette habitude et Julien s’en était accommodé.
Au bout d’un moment, il finit par reprendre :
Tu t’es endormie ou tu changes tous les titres de tes activités Strava ?
Mais non, je débarrasse !
Tu t’es encore « pété le bidou » ???
C’était une expression que Marie avait utilisé lors d’une conversation précédente. Elle avait comme ça tout un tas d’expressions, d’interjections, parfois une peu désuètes : « pfiou », « zou», « mazette », « pétard », « bazar »… tout un petit lexique que Julien trouvait à la fois un peu ridicule et très charmant.
Bo ce soir j’ai craqué… tout ce qu’il ne faut pas…
Aïe ! les petits bourrelets sur les hanches, osa Julien, sachant le sujet sensible.
Cata !
Mais c’est mignon, t’affole pas !
T’as gagné ! En maillot sur la plage, ça va être mignon oui !
T’iras à la montagne !
Marie répondit d’une nouvelle émoticône « visage pleurant de rire » puis disparut dans la nuit.
« Petit scarabée » devint alors un surnom que Julien utiliserait fréquemment dans leurs conversations du soir. Et Julien ne pouvait pas se cacher que ce surnom, s’il lui permettait de préserver une façade convenable vis à vis de Marie, prenait aussi pour lui une charge affective qui ne lui déplaisait pas.
Chapitre 21
Le pique-nique avait été gargantuesque, comme c’est souvent le cas avec la formule « auberge espagnole », du fait que chacun amène toujours beaucoup plus que nécessaire. Les restes, quiches, cakes de toutes sortes, salades variées, tartes et gâteaux, pour certains à peine entamés, qui s’étalaient sur la grande table en bois munie de bancs, auraient suffi à composer encore deux ou trois repas. Une certaine torpeur s’empara des randonneurs. La sortie du matin, superbe mais exigeante, n’y était pas pour rien. Partis d’Espelette, ils avaient gravi le Mondarrain puis, effectuant une boucle d’une douzaine de kilomètres, ils étaient revenus sur le village pour y pique-niquer.
Le Pays Basque constituait une destination idéale pour Julien pour organiser des sorties printanières. On y était en à peine plus de deux heures de voiture, les paysages étaient magnifiques et même si les altitudes restaient modestes, ces sorties permettaient une première approche de la rando en montagne, avant d’attaquer la haute montagne.
Il faisait doux. Des bourrasques de vent d’Espagne faisaient parfois s’envoler assiettes et gobelets, qu’on s’empressait de remplir de nouveau pour les lester. Ce vent apportait avec lui une certaine tiédeur qui participa à l’envie de s’allonger dans le près qui avoisinait l’aire de pique-nique. Ce qui firent progressivement la plupart des randonneurs.
Julien avait pris place parmi les premiers. Les yeux clos, il écoutait d’une oreille distraite les conversations des uns et des autres parfois couvertes par le bruit du vent dans les feuillages.
Coucou !
Il ouvrit les yeux sur le visage de Marie, qui s’était postée debout derrière lui, un gobelet à la main.
Tu ne veux pas t’allonger ? Je crois que c’est l’heure de la sieste.
Je finis ma bière et j’arrive.
Et en effet, Marie ne tarda pas à s’étendre près de lui. Les yeux toujours fermés, il sentait sa présence. Ils restèrent comme ça, silencieux, et Julien se sentit envahi par un sentiment d’immense bien-être.
Tout à coup il sentit un chatouillement au dessus de son oreille.
Ne bouge pas, fit la voix de Marie.
Elle était en train de lui glisser une pâquerette sous sa branche de lunettes. Il garda sa pâquerette tout le reste de la journée, ce qui faisait rire Marie.
Le soir, en rentrant, il la rangea religieusement dans son portefeuille.
Mais en regardant les photos de la journée échangés sur le groupe WhatsApp du club il tomba sur l’une d’elle, prise par un des membres, où on les voyait tous les deux allongés côte à côte : son grand corps raide, les plis de son visage, le gris terne de ses cheveux, tout cela tranchait tellement avec la fraicheur de Marie qu’il en fut dégouté. Il se trouvait ridicule.
Chapitre 22
Le temps était printanier. Julien se rendait à son travail à vélo comme chaque matin et il se sentit gagné par une douce euphorie. Il s’arrêta sur un petit espace de pelouse, s’assit sur le banc qui s’y trouvait, ouvrit l’application de son téléphone et dicta.
J’adore cette époque
Où la caresse du vent est douce et légère
J’adore cette époque
Où la nature déborde de sève et de verdure
J’adore cette époque
Où les buissons aux odeurs suaves et sucrées bruissent d’insectes butineurs
J’adore cette époque
Où les filles étrennent la nouvelle petite robe qu’elles ont choisie la tête pleine de rêves de longues soirées d’été
J’adore cette époque
Malgré la petite pointe de mélancolie qui m’accompagne désormais
Il se dit alors qu’il pourrait conserver les textes qui lui venaient parfois. C’était souvent le cas depuis qu’il connaissait Marie. Il copia-colla au même endroit le petit poème qu’il avait envoyé après la manif. Et c’est ainsi que débuta son carnet intime. Il n’avait jamais tenu de journal intime auparavant, sauf très ponctuellement lors d’une période très trouble de sa vie lorsqu’il avait dix-sept ans. Il sourit du caractère juvénile de sa démarche, repensant aussi à la pâquerette d’Espelette. Mais il persista dans cette entreprise.