Aparté [NOUVELLE VERSION]

Aalis guidait son cheval avec assurance, assise sur sa selle en amazone. Son regard coula vers le jeune homme qui l’accompagnait d’un pas tranquille, sa cuirasse de la garde royale rutilant sous les rayons cuivrés du soleil automnal. Son père avait ordonné qu’elle soit accompagnée partout, toujours, pour sa protection, avait-il affirmé. Pourtant, Harald, lui, pouvait aller et venir seul.

Aalis n’avait pas besoin d’être protégée.

Toutefois, elle avait fini par apprécier la présence de Maximilien. En sa compagnie, elle oubliait sa solitude, prenait plaisir à échanger avec quelqu’un qui ne la traitait pas avec condescendance parce qu’elle était une femme. Elle aimait les coups d’œil qu’ils échangeaient, leurs sourires en coin, leurs mains qui se frôlaient. Elle aimait ses yeux tendres, ses réponses douces, ses joues qui rougissaient.

Une buse fusa au-dessus de sa monture, qui s’écarta brusquement du chemin. Maximilien rattrapa la bride avec dextérité, souriant lorsque Aalis laissa échapper un rire.

Soudain, elle n’y tint plus ; elle se pencha jusqu’à effleurer ses lèvres des siennes.

Ils étaient si rares ces instants qu’ils volaient au reste du monde. Depuis leur premier baiser, où ils avaient accepté que leur relation n’existerait que sous la bannière d’un interdit. Parce qu’Aalis était une princesse et Maximilien un simple garde. Parce qu’elle était destinée à un mariage politique.

Si son père avait su…

Aalis traversa le corridor avec empressement, le son de ses pas étouffé par les épais tapis qui recouvraient le sol. Maximilien marchait dans son ombre, vêtu de sa cuirasse de la garde royale. Elle échangea un coup d’œil complice avec lui. Harald ne devait jamais apprendre la nature de leur relation ; il s’empresserait de lui imposer un mariage s’il découvrait sa liaison avec un garde. À la mort de leur père, la question avait été repoussée, mais elle doutait qu’Harald attende encore bien longtemps.

Elle s’arrêta devant le salon d’été où se trouvait la reine Adela, d’après les indications d’une domestique. Une ébauche de soleil avait été gravée sur le bois de l’épaisse porte.

— Je t’attends, souffla Maximilien.

Elle acquiesça avec un sourire, puis elle toqua quelques coups discrets contre le battant et entra sans attendre de réponse. Une agréable chaleur l’enveloppa dès qu’elle mit un pied à l’intérieur du vaste salon. Sculptée dans le mur en pierre, une statue de Sumar l’observait avec bienveillance. Des colonnes ciselées représentaient des buissons de baies sauvages, des grappes de raisin et des branches lourdes de pommes. Un feu crépitait dans la cheminée et répandait dans la pièce une odeur de pin.

Le regard d’Aalis s’arrêta sur Adela, assise dans un fauteuil, une broderie posée sur ses genoux et une aiguille entre ses doigts. La lumière solaire qui baignait le salon se réfléchissait sur le diadème en or ceignant ses longs cheveux bruns. Elle releva le menton pour observer Aalis avec un mince sourire.

— Aalis, c’est un plaisir de te voir.

La jeune femme s’installa dans un fauteuil face à la reine. Elles n’étaient pas suffisamment proches pour prétendre être amies, mais elles trouvaient leurs comptes dans cette relation tissée d’un respect mutuel. Aalis avait toujours été une enfant solitaire, fourrée dans l’ombre des adultes. Pour sa part, Adela ne connaissait personne au palais lorsqu’elle avait épousé Harald quelques mois avant la mort de leur père. Leurs positions similaires les avaient rapprochées, même si Aalis n’était jamais certaine de savoir ce qui traversait l’esprit d’Adela.

— Tu as l’air soucieuse, constata celle-ci en posant son aiguille.

— N’ai-je pas des raisons de l’être ?

— Tu souhaites m’en parler ?

Aalis tapota nerveusement l’accoudoir de son fauteuil. Par où commencer ?

— Je m’inquiète pour mon frère. Son obsession pour notre cousin le ronge.

Un pli creusa le front d’Adela, une ombre envahit son regard.

— J’ai vu Harald changer depuis la mort de Thorvald et son accession au trône. Ses émotions sont un fouillis que je n’arrive plus à démêler.

Aalis aurait menti en affirmant que son père lui manquait ; ils n’avaient jamais été proches, celui-ci ne s’intéressant pas à sa fille. Elle avait bien davantage pleuré sa mère, emportée par la maladie il y a des années. Mais les regrets de cette époque ne cessaient de la hanter : celle où elle espérait naïvement que personne ne la séparerait de Maximilien, où elle s’efforçait jour après jour d’attirer le regard de Thorvald, de lui faire comprendre qu’elle avait autant de valeur que son frère aîné. Lorsque Harald était monté sur le trône, Aalis avait caressé l’espoir que son mariage change sa vision des choses, qu’Adela, pour laquelle il éprouvait une affection sincère, trouverait un moyen de se faire entendre, et qu’il reconnaîtrait enfin les capacités de sa sœur. Mais Harald considérait peu les femmes – il aimait sa sœur et son épouse, mais ne les voyait pas comme l’égal des hommes. Et plus le temps passait, plus il se rapprochait de leur père dans sa manière de gouverner.

— Je ne le reconnais plus, avoua Aalis. Et je ne sais plus que penser. Que fera Harald lorsque Elaran et lui auront retrouvé Altaïs ? Est-ce que le juger et le condamner leur suffira ? Et si…

— À t’entendre, on pourrait croire que tu douterais qu’Altaïs soit coupable.

— Tout pousse à croire qu’il l’est.

Adela garda le silence pendant ce qui parut être une éternité, comme si elle essayait de deviner les pensées d’Aalis, puis elle inclina le visage et la questionna :

— Tu possèdes une magie de l’esprit : es-tu déjà entrée dans celui d’Altaïs ?

— Je n’investirai jamais l’esprit de quelqu’un contre son gré.

— Vraiment ?

Elles se jaugèrent du regard pendant de longues secondes, jusqu’à ce qu’Aalis détourne le sien. Adela n’avait pas besoin de tout savoir.

— Altaïs avait une raison évidente de vouloir tuer Thorvald, affirma la reine.

— Ce n’était pas le pouvoir…

— C’était sa souffrance.

Aalis déglutit. La magie d’Adela lui permettait de percevoir les émotions de son entourage avec une acuité surnaturelle, de les influencer parfois. Elle n’avait côtoyé Altaïs que très peu de temps, mais cela avait-il suffi pour qu’elle voie à travers son masque ? Et celui qu’elle-même avait érigé pour protéger ses mensonges, Adela le discernait-elle ?

— Il fallait être aveugle pour ne pas se rendre compte qu’il était le bouc émissaire de votre famille. Votre père a largement contribué à cette situation. Pourquoi Altaïs n’aurait-il pas souhaité se venger ? Tuer le roi et ensuite disparaître quelque part où personne ne pourrait le retrouver ?

Une culpabilité sournoise enserra la poitrine d’Aalis. Elle savait, avait toujours su quelque part au fond d’elle-même, que la manière dont leur famille traitait Altaïs n’était pas normale. Mais qu’aurait-elle pu faire, elle qui était à peine plus âgée que son cousin ? Tu te mens à toi-même, souffla une petite voix dans son esprit. L’indifférence dont tu faisais montre à son égard ne valait pas mieux que le mépris et la violence…

Elle s’était réfugiée derrière des excuses pour fermer les yeux. Ses remords venaient aujourd’hui lui demander leur dû. Pour tout ce qu’elle avait feint de ne pas voir, pour tout ce qu’elle avait fait.

— J’en sais trop peu sur votre famille, reprit Adela. J’ignore si Altaïs était capable de tuer votre père, mais je sais que la colère et le désespoir le rongeaient. Et de cela, nous étions tous responsables.

Aalis tordit le tissu de sa robe entre ses doigts. Le retour d’Altaïs bouleverserait inévitablement l’équilibre si fragile que leur famille avait reconstruit après le régicide, soulèverait les vieilles rancœurs qui existaient entre eux. Serait-elle assez forte pour protéger ses secrets le moment venu ?