Aparté [NOUVELLE VERSION]

— Harald !

Harald se figea sur le seuil du salon d’été, les poings crispés. Adela s’approcha jusqu’à poser une main sur son épaule, et une once de magie coula entre ses doigts dans l’espoir d’apaiser la colère de son époux.

— S’il te plaît, murmura-t-elle. Écoute-moi.

— T’écouter le défendre ?

— Ce n’est pas la question. Je veux seulement que justice soit faite, comme toi. Altaïs n’est pas le coupable que tu cherches, il souffre lui aussi.

Harald laissa échapper un rire grinçant.

— Il est mêlé à la mort de mon père. Et il agit désormais en toute impunité, se permet même de m’humilier publiquement !

— Il a prouvé lors de son procès qu’il n’était pas coupable.

Harald se retourna brusquement, la forçant à reculer d’un pas.

— Tout le monde sait qu’il n’a rien d’un innocent ! explosa-t-il. Et je lui ferai payer au centuple ce qu’il a fait !

Adela secoua la tête en déglutissant, frappée par sa rage comme par un coup de poignard.

— Tu t’entends ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Tu n’aurais jamais agi ainsi lorsque je t’ai épousé ! Tu étais peut-être borné, mais tu me faisais confiance !

— Depuis, mon père a été assassiné et ma propre épouse protège son meurtrier, cracha Harald.

Adela sentit des larmes lui brûler les yeux. Elle perdait Harald ; elle perdait face au pouvoir d’Elaran et l’influence qu’il exerçait sur le roi ; elle perdait parce qu’elle n’avait pas eu conscience plus tôt que l’opposition de leurs magies pour conquérir le roi le rongeait tant qu’il perdait la tête.

Quoi qu’on en dise, Harald était son époux. Lorsqu’elle était arrivée à Issarta, elle n’était qu’une jeune noble issue d’une famille qui avait la main mise sur le commerce du bois et de la pierre dans le sud du royaume. Elle n’avait jamais vu la capitale où s’amassaient des milliers d’émotions, et ne pouvait s’empêcher d’être terrifiée à l’idée d’épouser un homme qu’elle n’avait jamais rencontré. Malgré son éducation conservatrice et son caractère borné, Harald avait pourtant su la rassurer. Adela ne pouvait pas dire qu’elle en était tombée amoureuse, mais elle avait développé à son égard une affection indéniable et la situation – cette colère et cette tristesse sourde couplées à la violence dont il faisait preuve à l’égard d’Altaïs – la rendait malheureuse.

Elle releva le menton avec une assurance qu’elle était loin de ressentir. Elle voulait sauver son époux. Elle voulait sauver Altaïs également, qui s’était battu et avait souffert seul trop longtemps. Elle voulait sauver cette famille qui était devenue la sienne. Et surtout, elle voulait s’éloigner de ce pouvoir qui les corrompait un par un, retourner sur les terres qui l’avaient vue naître, avec Harald peut-être, sans le poids de la couronne.

— Tu refuses de voir qu’Elaran te manipule ! Il assure son emprise sur toi pour gouverner dans l’ombre !

Malgré toute la conviction dont elle emplit ses mots, Harald fit un pas vers elle. Il leva une main pour la frapper, et elle se recroquevilla instinctivement. Son geste se suspendit avant qu’il ne la gifle, comme s’il prenait soudainement conscience de ce qu’il avait été prêt à faire.

— Assez de mensonges ! Il est le seul sur qui je peux compter dans cette famille.

Il tourna les talons en assénant :

— Je ne veux plus t’entendre désormais. Je t’ai laissé trop de liberté.

Le cœur d’Adela se fissura dans sa poitrine. La colère d’Harald lui faisait tellement mal… Ses mots aussi. Elle voulut le rattraper lorsqu’il s’éloigna dans le corridor, mais il ne lui accorda pas le moindre regard. Elle s’immobilisa en le voyant disparaître.

— Je ne pensais pas que tu deviendrais une telle gêne lorsque tu l’as épousé.

Elle se retourna dans un sursaut. Elaran avançait vers elle sans qu’elle ne l’ait entendu s’approcher. D’ordinaire elle discernait les présences avant qu’elles ne se dévoilent, mais les émotions d’Elaran paraissaient inexistantes – ou trop bien dissimulées.

— Parce que j’essaie de lui ouvrir les yeux ? répliqua-t-elle.

L’ombre d’un rictus tordit les lèvres de son interlocuteur.

— Parce que tu essaies de contrebalancer mon influence avec ta manie d’agir sur les émotions des autres. Tu es suffisamment intelligente pour comprendre que cela devient un problème.

Adela recula d’un pas, tandis que la peur lui glaçait les veines. La seule fois où elle s’était sentie si terrifiée, c’était le jour où elle avait chuté dans un ravin alors qu’elle n’était qu’une enfant.

Elle avait failli mourir.