Pestilence. Si un mot pouvait le résumer c’était bien celui-ci. Son corps déliquescent était une ruine branlante qui s’effondrait un peu plus à chaque pas. Son intellect naguère brillant et aiguisé avait sombré depuis longtemps, cédant la place à la folie et à l’absence. Quant à son âme, jadis un phare rayonnant pour le monde, elle s’était obscurcie, il y a un jour déjà lointain. Précipité au fond d’un gouffre sans issue, griffant une roche dure et noire dans le vain espoir de s’échapper avant de succomber à la douce corruption du vide. Il s’échine, s’arrachant les ongles. La douleur le fait gémir, haleter, transpirer. Les rigoles vermillon marquent la paroi, décorations futiles et éphémères.
Alors que la sueur lui irrite la peau, s’écoule entre ses épaules et le long de son visage, le murmure qu’il entend à peine lui glace le sang.
A peine un râle, un souffle. Deux rochers que l’on racle entre eux et un son qui franchit une bouche sans lèvres et sans vie. Un bruit déjà mort avant même de naître. Trois syllabes reliées entre elles par des chaînes de rouille et de terreur. Il rampe sur les murs, le sol, se colle à la chair et creuse un sillon à vif dans la chair en se hissant péniblement aux oreilles.
“A—ba--ddon".
Les pupilles s’écarquillent, se dilatent. Les narines s’ouvrent, les poumons s’emplissent d’air. Le cœur s’accélère, les muscles se raidissent, les jambes s’arquent. Le corps est prêt. Réflexe primaire, chance ultime, espoir plein d’illusion, la carcasse de viande et de sang veut fuir. Elle n’écoute plus, devient sourde, se coupe du monde. Elle a peur. Elle veut vivre. Un an, un jour, une seconde, un rien. Quitte à crever, que ce soit maintenant. Mais loin de ça. Le premier pas le propulse dans la paroi granitique. Le choc mat et sourd du corps qui s’écrase sur la roche fait un bref écho dans la cavité. La peau se déchire en de multiples endroits, sa bouche s’emplit d’un goût métallique. Une nouvelle tentative désordonnée, désarticulée et un résultat tristement similaire.
Les chocs s’égrènent avec la régularité d’un métronome, seul le bruit devient plus humide. La paroi s’enrichit d’offrande de chair et d’os mais reste immuable et inflexible.
Son esprit hurle, crie et tempête. Au sommet d’une tour d’ivoire il ordonne, invective, il veut reprendre le contrôle. Le sinistre néant qui se profile dans son futur le terrifie. Il rassemble force, armes, ressources. Les projette avec méthodologie, mais aussitôt envoyés elles disparaissent, engloutis dans le vide d’une terreur absurde qui domine le reste de son propre corps. Il ne désarme pas. Cherche, tourne, effréné, se disperse, rassemble, dissocie, éparpille, regroupe, compose et décompose. Les souvenirs tendres et beaux, horribles et violents. Inutiles, la maladie les a déjà vaincus. Brumes éparses ils ne sont plus que les haillons d’un étranger qui a utilisé ce corps avant. Son savoir, son vécu, son expérience ont déjà été mouchés par le temps. Juge, juré et bourreau impitoyable qui a prononcé et accompli sa sentence sans délai et sans tendresse.
La douleur. Fugace, lumineuse, brûlante. Un trait blanc éblouissant dans un corps qui sent la mort et la nuit. Il veut en épouser la forme. Le départ depuis les aspérités rocailleuse jusqu’à leur fin, ce battement de cœur qui paraît plus intense, que l’on ressent jusqu’aux pieds. Un coup. Mou et sourd celui-là.
UN, deux, trois, quatre.
Il est le métronome. Il donne le tempo. De son corps il fait communion avec le temps.
UN, DEUX, trois, quatre.
La douleur est plus intense, plus vive, plus lumineuse. Le mur de roche semble avoir des contours, une frontière, une densité. Quelque chose devient réel.
UN, DEUX, TROIS, quatre.
Un spasme, dans le bras. La jambe gauche a dévié. Légèrement, un soupçon de trace dans la poussière.
UN, DEUX, TROIS, QUATRE.
Le tempo est plein, le rythme est là. Il est de retour dans sa chair. Deux en arrière et deux en avant. Et à chaque instant il était présent, acteur et décisionnaire. Encore un peu, un petit peu.
La paroi devant lui est un négatif de ce qui lui manque. Les éclats d’os parsèment une silhouette sanguinolente de fibre musculaire, de peau, de cheveux et d’organes. Le sang est retombé comme un brouillard tout autour formant un halo vaporeux.
Un hurlement terrible rompt soudain la monotonie des chocs devenu de plus en plus mou et spongieux. Alors qu’il s’interroge, il s’aperçoit enfin que c’est lui qui hurle ainsi. Il finit sur un cri étranglé, gargouillis d’un visage sans nez, énucléé de l’œil droit, sans dents ou presque, dont le sang qui le macule lui sert de peau, car la véritable orne à présent la paroi.
Il est là. Juste derrière. Chaque fibre de sa carcasse mutilée peut sentir la présence méphitique et putride qui se colle à lui en une étrange posture lascive et sensuelle
Dans le même instant, ses chevilles deviennent de glace, ses organes génitaux se racornissent, se boursoufle et se cloque sous l’effet d’une chaleur intense. Les bras fondent rongé par l’acide, l’abdomen se craquèle et fendille. Les tripes se répandent, déjà putrides et noircies.
La tête résiste encore. Capitaine d’un océan de souffrance, sans terre à l’horizon. Le futur s’assombrit, funestes nuages qui s’amoncellent. Il coule, lentement. Sans se résigner il sombre dans une gelée noire et putride. Etrangement accueillante et réconfortante, une mort douce au relent de pestilence. Lentement, tendrement, le voile noir de l’oubli, du néant, de la fin de toute chose, se tire sur son regard. Et enfin l’obscurité absolue se fait.
…
“Votre Sainteté ? Avez-vous bien dormi ?”
…