Première partie: La faucheuse
La ruelle était sombre.
Désertique.
Le ciel déchaînait sa colère de toute sa fureur. Les gouttes de pluie martelaient le sol et les éclairs illuminaient l'obscurité, déchirant le silence habituel des nuits d'été.
Malgré la chaleur de saison, la température nocturne et la pluie rendaient toute sortie fortement déplaisante.
Pourtant, Flora n'avait pas hésité une seconde à braver seule la tempête pour retrouver ce séduisant adolescent aux allures mystérieuses qu'elle avait rencontré quelques jours plus tôt.
Elle avait d'abord décliné la proposition du jeune homme. Ses yeux ombreux et ses traits séduisants avaient cependant fini par la décider.
Une occasion de ce genre ne se présentait probablement qu'une fois dans une vie.
Elle ne voulait nourrir aucun regret.
Il aurait dû être là.
Mais il n'y était pas.
La pluie était de plus en plus forte. Elle pouvait sentir ses vêtements se rétracter à mesure que les secondes passaient. Le sentiment qu'elle ressentait à cet instant était insupportable.
Il l'avait abandonné.
Pourquoi ?
Il semblait si sincère l'autre jour, quel intérêt pouvait-il avoir à l'entraîner loin de toute forme de vie en une soirée au temps si abominable ?
La pauvre innocente n'en avait pas la moindre idée.
Ce dont elle ne se doutait pas, c'est que la rage des cieux ne s'abattait jamais sans raison.
La divine providence ne se trompe jamais. Ainsi soit-il.
Le cadre étant fixé, les personnages en place, l'histoire pouvait dès lors suivre son cours.
À 20h53 et 58s, alors que Flora attendait depuis un quart d'heure sous ce torrent déchaîné, l'horreur se produisit.
Le retard était justifié.
L'arme transperça sa poitrine. La douleur fut brève mais suffisante pour paralyser Flora. Son sang se glaça dans ses veines.
Elle était surprise.
Apeurée également. Mais pas seulement. La mort frappe tous les hommes.
Valait-il mieux vivre longtemps ou mourir jeune ? Cette interrogation trouverait bientôt une réponse.
Avant tout, Flora était profondément déçue. Elle se sentait coupable d'avoir été naïve et blâmait son manque de réflexion face à cet inconnu si intrigant mais...
Non, ce n’était pas ce genre de déception.
En réalité, ce meurtrier venait de détruire tous ses espoirs de vie, d'amour, de bonheur...
Elle lui avait fait confiance sans le connaître.
Protégée par sa jeunesse, elle croyait que rien ne pouvait lui arriver. Pourtant, l'improbable s'était produit.
Où allait-on si l'on ne pouvait plus faire confiance qu'à nos proches ?
Que faisait-on du plaisir de la rencontre, de l'excitation qu'il en ressortait ?
L’assassin essuya son arme, son travail accompli. Il n'y éprouvait aucun plaisir. C'était pourtant la seule chose qu'il savait faire, la seule chose pour laquelle il avait jamais vécu.
Son créateur le voulait ainsi, que pouvait-il y faire ?
Enfin, à quoi bon se morfondre sur ce triste sort qu'était le sien ? Cela ne l'aiderait pas à terminer la basse besogne qui lui était assignée...
Deux femmes devaient encore mourir, telle était la volonté divine.
* * * * *
Il était tard lorsque Alice était rentrée de son boulot.
Elle avait regardé le cadran de sa montre : Il indiquait 20h55.
Il était rare qu'elle reste autant au bureau mais quelque chose de personnel l'avait retenue cette fois-ci. Une chose qui lui avait redonné l'espoir.
Elle qui en avait si peu, qui cédait si facilement à la dépression, avait bien besoin de quelque chose à quoi s'accrocher. Elle avait donc saisi l'opportunité lorsqu'elle s'était présentée.
L'âme soeur ne se rencontrait après tout qu'une seule fois.
Elle avait reçu une lettre le matin même, d'un expéditeur anonyme.
Après une courte hésitation, elle avait déchiré l'enveloppe, puis lu les mots avec curiosité.
Une curiosité qui s'était peu à peu transformée en passion incontrôlable. C'était une déclaration d'amour. Enfin, la divine providence se tournait vers elle. Après avoir enduré vingt et une longues années, la chance avait tourné en sa faveur.
Le rendez-vous était fixé à 21h00.
Depuis le message anonyme annonçant que la rencontre était annulée à 20h39, Alice avait enchaîné les verres d'alcool. Lorsque la bouteille de whisky fut complètement descendue, son désespoir n'avait pas disparu.
Bien au contraire.
L'abîme sans fond qu'avait creusé son malheur au fil des années ne faisait que s'étendre.
Ce dont elle ne s'était pas rendu compte, c'était qu’un homme s'était introduite chez elle.
La serrure de la porte d'entrée était fracturée. Le revolver était armé d'un silencieux. Personne n'entendrait la balle partir.
Le criminel n'eut pourtant pas à se donner tant de mal pour dissimuler le meurtre. Mettre des gants et tuer sans bruit était inutile lorsque la victime rentrait si bien dans le jeu de l'assassin.
La fenêtre était ouverte. Alice n'était plus suffisamment lucide pour avoir conscience de ses actes. Les rideaux volaient dangereusement, prêts à s'arracher de leurs attaches.
Elle fit un pas sur le balcon. Puis un deuxième. Enjamba la rambarde...
Ce fut sans douleur. Alice ne sut même pas qu'elle mourait avant que ses os n'éclatent en percutant la voiture.
Ses souffrances furent instantanément abrégées. La vie ne serait plus jamais cruelle avec elle, ne l'ayant que trop été.
L'homme ne vérifia même pas si elle était bien morte. C'était sans intérêt. À quoi bon se mouiller davantage. Il était déjà sûr de sa victoire.
Les minutes étaient parfois si longues... Le troisième meurtre serait le dernier.
Pour toujours.
Il lui avait promis.
À 21h01, le criminel reprenait sa route.
* * * * *
Le volume de la musique était très élevé. Anna adorait l'écouter à fond lorsqu'elle était seule chez elle.
C'était l'un de ses petits plaisirs secrets. L'un de ses rares plaisirs.
En dehors de ses études, Anna n'avait rien dans la vie. Elle non plus n'avait pas été gâtée. Son père était mort alors qu'elle n'avait que douze ans, dans un accident de voiture. Sa mère avait succombé des suites d'une blessure qui n'aurait jamais pu guérir : perdre son époux l'avait atteinte au coeur.
Ce n'est pas un organe qui cicatrise aisément.
Comme Anna avait pu le constater, cela l'avait anéantie. Elle s'était alors retrouvée seule.
Elle regarda l'horloge. La petite aiguille pointait le IX, la grande légèrement après le XII. Il n'était pas encore 21h05.
Il faisait une chaleur infernale dans la maison. Des bûches brûlaient dans la cheminée. La pluie frappait les volets et le toit avec violence.
L'été était suffocant cette année. Pas étonnant que l'orage éclate.
Cela dit, Anna n'avait pas besoin d'expertise météorologique pour savoir que quelque chose se tramait.
Elle n'était pas de la dernière pluie, c'était évident.
Il ne lui paraissait pas aussi évident que la tempête venait pour elle
Lorsque l'assassin entra furtivement par la cheminée, elle ne l'entendit pas.
À 21h06, Anna n'était plus de ce monde.
L'homme enleva le silencieux. Il n'en aurait plus besoin désormais. Sa mission remplie, il était soulagé.
Tuer appartenait à présent au passé.
Quel dommage que sa délivrance dépendait de la vie de ses jeunes femmes. Elles étaient toutes les trois dans la fleur de l'âge. La vie devant elle... Il ne savait pas pourquoi elles devaient être éliminées. Il n'avait pourtant pas hésité un instant. Il était passé à l'acte. Cela faisait probablement de lui un monstre, incapable de ressentir quoi que ce soit en détruisant la vie.
Cela n'avait plus aucune importance. Il était libre. Le Créateur n'aurait plus jamais d'influence sur lui.
* * * * *
Deuxième partie: l'écrivain aux assises
Le tribunal était vide, poussiéreux. Un silence morbide l'occupait entièrement, s'agrippant fermement à cette salle sordide qui accueillerait bientôt les plus grands penseurs de son temps. Des hommes d'importance était sur le point de se rassembler pour discuter d'une affaire sans précédent.
Une affaire qui marquerait le tournant décisif d'une époque troublée.
* * * * *
La justice est telle une plante. On met la graîne en terre là où l'on souhaite la voir pousser, puis on l'arrose chaque jour, autant de fois que nécessaire afin de la garder en bonne santé.
Si l'on ne l’entretient pas, de mauvaises herbes ne tarderont pas à germer près d’elle.
Si l'on ne l'entretient pas, elle souffrira une lente agonie, incapable de lutter face aux autres espèces voraces absorbant ses forces.
Si l'on ne l'entretient pas, elle disparaîtra sûrement.
Tel était l'enseignement que l'inspecteur Pi avait reçu de son père, qui l'avait transmis à son père avant lui.
Tel était l'enseignement qu'il comptait mettre en avant dans son argumentaire au tribunal. Il savait qu'il ne disposerait que de peu de temps pour le faire, mais il devrait prendre la parole pour tenter d'émouvoir ses interlocuteurs.
L'injustice était sur le point de triompher, il lui faudrait vigoureusement rappeler aux témoins présents le formidable et grandissant danger qu'elle représentait.
Il lui faudrait raviver la flamme de la justice.
C'était son devoir d'homme de loi.
Lorsqu'il pénétra dans la salle d'audience, encore plongé dans ses pensées, il constata que seuls quelques individus s'étaient déjà installés. Il avait un quart d'heure d'avance. Cela lui permettrait de poursuivre sa réflexion avant le début du procès.
Ce dernier ne commença qu'une demi-heure plus tard, lorsque le juge Louis Defrance et autres autorités judiciaires eurent pris place.
« Que l'accusé se lève, déclare son nom et sa profession, dit le juge d'une voix forte d'une expérience forgée au fil des décennies.
— Je m’appelle François Roger. Je suis écrivain de fiction. »
Ne vous en déplaise, c’est au procès de cet homme qui rédigeait ses récits à l’encre rouge que l’inspecteur Pi s’intéressait.
Cet intriguant personnage, amoureux de la langue française et la culture que cette dernière impliquait, avait quelque chose d’inexplicablement louche aux yeux de Pi. Il était relié aux meurtres de trois jeunes femmes, mais ce n’était que par chance qu’il l’avait retrouvé.
L’écrivain n’avait aucunement cherché à fuir, et ses traces avaient été parfaitement dissimulées sur les lieux des crimes.
Pi était certain qu’il était coupable, pour plusieurs raisons. La première étant que son innocence avait l’air fausse.
Lorsque l’on lui avait montré les indices ayant mené jusqu’à lui, il n’avait pas semblé particulièrement étonné non plus. On aurait même pu croire qu’il savait déjà ce qu’il allait advenir de lui, ce qui était des plus troublants pour un homme rationnel tel que Pi.
« Monsieur Roger, s’exclama le juge, je présume que vous savez pourquoi vous êtes aujourd’hui assis sur le banc des accusés. Souhaitez-vous dire quelque chose pour votre défense ? »
L’écrivain se leva, puis prit la parole :
« Votre honneur, je me tiens aujourd’hui devant vous, faisant l’objet d’injustes accusations. Tout comme vous, j’exerce mon art depuis si longtemps que je ne saurais dire quand j’ai débuté. Malgré l’indéniable expérience que j’ai accumulée, je peux encore dire que chaque jour est plus difficile que le précédent lorsque l’on pratique un métier tel que le mien. Il faut surmonter des difficultés insurmontables un jour, puis recommencer le lendemain. La certitude que l’on a atteint le point culminant n’est qu’une illusion, étant donné que chaque levé de soleil apporte de nouvelles épreuves. Vous en avez conscience, votre honneur, chaque affaire est différente. Il en est de même pour mes histoires. Bien qu’elles puissent contenir des similitudes, les personnages ainsi que les environnements dans lesquels ils évoluent disposent systématiquement de caractéristiques qui leur sont propres.
« Je ne suis pas le vulgaire assassin dont vous dressez le portrait, monsieur le juge. Pourtant je suis forcé d’admettre que je suis coupable d’avoir exécuté Flora, Anna, et Alice ainsi que de nombreux autres individus.
« Tandis que vous vous apprêtez à m’enfermer pour un crime dont je n’étais que la main, et non l’auteur, je me libère du lourd fardeau pesant sur ma conscience. J’assume pleinement les conséquences de mes actes. Il revient à vous, votre honneur, de choisir la sentence nécessaire.
« Ce dernier mot est d’une importance capitale, votre honneur. Vous savez, je ne crois pas qu’un écrivain ait jamais tué ses personnages par plaisir. Toutefois, ils sont un sacrifice nécessaire à l’avancement de l’histoire. Aussi triste que cela puisse paraître, nous ne pouvons pas tous avoir la chance de finir le livre sur notre table de chevet. »
N’ayant souffert aucune interruption, le discours de l’écrivain s’acheva. Il céda sa place au silence, à l’incrédulité…
Le procès n’avait pas encore commencé que le présumé coupable formulait des aveux complets.
Des aveux étranges, tout le monde en conviendrait, mais il n’en était pas moins des aveux.
Les derniers mots que l’écrivain avaient prononcés avant qu’on ne l’emmène étaient marqués au fer rouge dans l’esprit de l’inspecteur. Pi n’en croyait pas ses oreilles. L’homme qu’il avait remis à la justice serait justement traité pour la première fois depuis d’interminables années.
C’était également la première fois depuis de longues années que l’on évoquait la notion de juste nécessité au tribunal. Il fallait ironiquement qu’elle soit mise en voix par celui même qui subirait le verdict du juge.
C’est ainsi que l’écrivain finit derrière les barreaux. Le véritable meurtrier cependant, court toujours…