Mort blanche

Alors que, comme à mon habitude, je me baladais entre les étagères à la recherche d'un livre, quelque chose attira mon regard.

Quelque chose de subtil, d'insignifiant à première vue.

Pourtant, si l'on daignait s'approcher, il pourrait s'avérer un véritable trésor.

Il suffisait de se laisser prendre au jeu.

La magie des mots est un pouvoir précieux, un cadeau délicieux dont il faut savoir se délecter avec sagesse.

Mais sans réserve.

Je suivis mon instinct, irrémédiablement hypnotisé par cette petite étincelle que produisait la lumière sur la couverture de l'ouvrage.

Je pris l'objet dans mes mains et me laissai aller à sa délicatesse, la souplesse de ses pages, l'élégance de sa reliure. Elle n'était pas d'or, ni d'un éclat provocant. Elle rayonnait malgré sa noirceur, par les lettres blanches ressortant tendrement sous mes doigts.

Son apparence était si soignée...

Je ne pus m'empêcher de jeter un oeil à l'intérieur.

L'attirance que je ressentais était bien réelle, éblouissant mes sens.

J'acceptai facilement ce sort, ouvrant le livre afin de me plonger dans ses lignes, possiblement des heures durant.

Je ne saurais exprimer la surprise qui s'empara de moi lorsque je découvris l'épouvantable vérité.

Les pages étaient d'une blancheur aussi parfaite que la noirceur de la couverture. Elles étaient malheureusement aussi vides, comme un enfant que l'on aurait abandonné à la naissance et dont on n'aurait jamais fait l'éducation.

Il n'avait jamais connu la vie.

Personne ne l'avait jamais regardé, cherché à le découvrir. Il aurait pu passer de mains en mains, traverser les âges, accueillir en lui des idées de tous les continents, transmettre ses pensées...

Son créateur en avait décidé autrement.

Quant à moi, son premier lecteur, je pris la ferme décision de changer cela.

Il était de mon devoir de ne pas l'abandonner à cet état.

Ma mission serait de lui donner naissance une seconde fois.

Plus tard, alors qu'un nouveau lecteur parcourrait ces lignes, tracées finement à l'encre de ma plus belle plume, il se dirait que rien n'égalerait jamais sa magnificence.

Non pas celle qui le recouvrait, mais celle qui l'habitait.

Animé au départ par un auteur amoureux, il ferait battre le coeur de milliers d'hommes d'horizons éloignés, aux histoires différentes. Sa vie ne lui appartiendrait plus, elle changerait au rythme des cultures.

Ceux qui lui donneraient du temps ne sauraient pas ce qu'ils faisaient.

Ils ne se rendraient pas compte que, involontairement, ils injectaient une dose d'eux-mêmes à quelque chose se rapprochant finalement étrangement d'un être vivant.

Il n'en avait pas les attributs, il n'en conservait que l'esprit.

Son vrai trésor n'était pas son corps mais le secret qu'il gardait caché en lui, bien enfoui, protégé jusqu'à la dernière page. Il confiait ensuite son âme au premier venu, sans aucune hésitation. Il ne requerrait pas de certificat de confiance.

Sans connaître un mot de vous, il se livrait entièrement avec l'espoir de vous aider à évoluer, même si cela ne devait durer que quelques lignes de votre xistence infime.

En vous abreuvant d'un peu de sa fragile immortalité, vous pourriez obtenir la sagesse de l'univers.

Je sortis de la bibliothèque pour me diriger vers mon bureau, résolu.

J'allumai temporairement pour visualiser mon chemin jusqu'à la fenêtre. Il faisait sombre, ouvrir les volets serait avisé. Dès que j'eus poussé le premier battant, la lumière s'engouffra dans la pièce, chassant violemment la nuit qui s'insinuait vicieusement dans cet espace reculé de ma demeure.

Ce lieu où je pouvais écrire pendant des heures sans m'arrêter, trop absorbé ar les mots se couchant sur le papier pour oser me lever de ma chaise.

Je posai le livre devant moi et m'installai confortablement sur mon siège. Je récupérai ensuite une feuille vierge et me préparai mentalement à affronter des heures de travail acharné.

Elles seraient peut-être pénibles, certainement enrichissantes.

Je commençai par griffonner quelques mots, nourrissant naïvement la croyance qu'ils m’en souffleraient d'autres.

Peu à peu, le temps se fit pesant et il devint de plus en plus difficile de rester immobile sur ma chaise.

Je ne tenais pas l'ombre d'un plan et les quelques paragraphes que j'avais brodés étaient tellement décousus que la symphonie qu'ils produisaient détonnait.

Après ce qu'il m’avait semblé être une éternité, je regardai l'horloge au-dessus de la porte.

Les aiguilles ne bougeaient pas. Figées.

Si l'on n'y prêtait pas attention, il n'y avait là rien d'inaccoutumé ou quoi que ce soit qui vaille la peine de s'attarder. Cependant, une question s'était insinuée dans le fil de mes pensées quelques minutes auparavant.

Des minutes que les aiguilles n'avaient pas pris le temps d'indiquer.

Depuis combien de temps étaient-elles coincées?

Fixant le cadran, je me trouvais incapable d'expliquer ce phénomène. Il était possible que la pile ait rendu l'âme mais je ne croyais pas qu'une explication rationnelle soit de rigueur. Je décidai de reporter ce questionnement au lendemain.

J'étais rarement satisfait de mes premiers jets. Je me sentais systématiquement obligé de remettre les mots à leur juste place, comme s'ils en avaient une. Il me fallait revenir, remettre à l'ouvrage mes derniers écrits.

Cet exercice n'avait pas de fin.

Au fil des années, les mots vieillissaient.

La musique qu'ils soufflaient à mon oreille se fanait.

La mélodie de la première fois se transformait progressivement en un cliquetis de montre rouillée.

C'était une véritable malédiction.

Ce fardeau si lourd était certains jours insupportable. Ne plus aimer sa création d'hier et devoir la refaire complètement au risque de la détester le lendemain.

Tel est le travail de l'écrivain.

Rendre plume et encrier aurait pu alléger cette tâche. Son attrait principal résidait cependant dans le fait qu'elle était interminable.

Je me levai enfin.

La pile de l'horloge était en excellent état. Le mystère résidait donc dans l'objet même.

Intrigué, je pris l'horloge sous mon bras lorsque je retournai à la bibliothèque.

Lily, mon épouse, était assise dans son fauteuil. À l'époque où j'avais fait construire ce lieu de connaissance, j'avais décidé qu'il y en aurait trois. Nous avions ainsi chacun le nôtre, mais il nous arrivait fréquemment d'échanger.

Cet acte de partage était tout à fait symbolique. Nous aimions l'idée que, d'une certaine façon, les pensées de notre âme soeur nous accompagnaient dans l'aventure culturelle à laquelle nous prenions part au cours de nos lectures.

Dans cette activité de profonde solitude, nous n'étions jamais plus tout à fait abandonnés à nous-même.

Pour en venir au troisième siège, il était réservé à un invité éventuel. Personne ne sait de quoi l'avenir est fait.

Le bruit de mes pas finit par extraire ma bien-aimée de ses divagations littéraires. Nos regards se croisèrent.

Elle ne comprenait apparemment pas cette interruption.

Je lui tendis l'objet de mes tracas.

Ma femme brisa le silence :

« Que se passe-t-il, mon amour ? Je croyais que tu voulais écrire.

— Ça fait des heures que j'essaye mais tous mes efforts ont été vains.

— Allons, tu dois plaisanter ! Tu as quitté la pièce depuis seulement quelques minutes. Dis-moi plutôt que tu n'as toujours pas de raison d'écrire et que regarder la page blanche t'as fait fuir. Je te connais !

— C'est vrai que j'ai arrêté l'écriture car je ne savais plus pourquoi j'écrivais. Si c'était autrefois pour purger mes passions, je n'en ressens désormais plus le besoin. Je te dis pourtant la vérité Lily. Je suis resté à mon bureau des heures durant. Quant aux misérables phrases que j'ai jetées sur mon brouillon, elles sont froissées au fond de la poubelle.

— Tu as conscience que ce que tu dis est impossible. Même ton horloge le prouve.

— C'est à n'y rien comprendre… »

Incapable de maîtriser mon art, je me plongeai alors dans le monde d'un autre jusqu'à la fin de la journée.

Le combat m'opposant à l'inspiration n'était pas terminé. Je n'avais perdu qu'une bataille.

* * * * *

Lorsque je me réveillai le jour suivant, j'étais enfoncé dans mon fauteuil. Le livre commencé la veille reposait sur le sol, fermé.

Une couverture me préservait du froid : délicate attention de Lily avant de rejoindre notre chambre.

Ma bien-aimée était déjà de retour près de moi, lorsque j'ouvris les yeux. Nous partageâmes un maigre petit-déjeuner dont l'importance est capitale pour la suite de mon récit.

La vie n’est qu'un ensemble de petites choses. Il est donc certainement normal qu'une si petite chose puisse autant influencer le court d'une vie.

Alors que nous sirotions notre café, Lily me fit une proposition surprenante :

« J'aimerais que tu me racontes une histoire. Celle d'Élisabeth. »

Élisabeth était un personnage d'une de mes créations. Aussi surprenant que cela puisse être, je la détestais à ses débuts. Ce n'est qu'après avoir appris à la connaître que j'avais été envahi par le remord. La décision irrévocable que j'avais prise de l'assassiner à la fin fut terrible à tenir, mais le devoir avait été plus fort.

Je m'exécutai.

Tandis que ma voix donnait vie à celle que j'aimais surnommer Elsa, Lily m'écoutait avec beaucoup d'attention.

Subjuguée.

Je ne me doutais pas que la requête de ma chère et tendre avait un objectif précis. Je ne m'en rendis compte que plus tard, lorsque je me remis au travail, dans mon bureau.

Je me souvins que l'on pouvait raconter une histoire, par pur plaisir.

Non pas pour soigner sa mélancolie.

L'objectif premier était effectivement de raconter.

Une raison d'inventer se présentait enfin à moi. Cet acte dépourvu de sens dans l'éternité des deux dernières années reprenait des couleurs.

Les mots me vinrent avec une facilité déconcertante. L'inspiration m'avait quitté un instant pour mieux me retrouver.

L'envie ainsi que l'inspiration fluctuaient. Elles allaient et venaient telles deux entités supérieures que je ne pouvais contrôler.

Un jour, elles se précipitaient vers moi en me suppliant de saisir ma plume ; l'autre, elles me refusaient un simple regard.

Il ne fallait pas être triste de cette situation mais au contraire s'en convenir. C'était en tous cas ce que je croyais naïvement. La passion de mon écriture ne résidait pas tant dans sa pratique quotidienne mais dans celui de désirer la poésie du verbe comme l'on désirerait l'être aimé.

L'encre glissa sur ma plume lorsque je la trempai dans le liquide. Elle devint noire, prête à accomplir ce que j'attendais d'elle. J'écrivis alors, comme je ne l'avais plus fait depuis si longtemps.

Mon poignet s'agita lentement au-dessus de la feuille. La plume marcha puis courut, laissant de sombres traces derrière elle. Les secondes passèrent, les heures s'écoulèrent, les aiguilles s'affolèrent...

Elles tournaient à nouveau, comme si elles ne s'étaient jamais arrêtées.

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