Astrëla

Ignace hissa le corps calciné sur sa vieille épaule et le jeta dans la charrette.

Les lèvres pincées, Astrëla détourna le regard des macchabées qui s’y entassaient. Les mouches, déjà, festoyaient sur les torses lacérés, le sang coagulé et les vestiges d’une magie gâtée.

— Encore un ? demanda-t-elle une fois à la hauteur du laboureur.

Celui-ci grimaça et s’essuya les mains sur sa toge. Les yeux de la femme s’arrêtèrent un temps sur son Empreinte, intacte. Ces temps-ci, rares étaient ceux à les garder noires. Le violet colonisait la chair de nombreux citoyens et les teintait de la malédiction que la Puinée jetait sur eux.

— Déjà cinq depuis ce matin. Et trois nouveaux malades.

— Qui donc ?

— Maryam et ses fils. Le dernier s’en est sorti mais on pense qu’il sera bientôt infecté. Brëta et le vieux Listrel n’ont pas survécu non plus.

Sa voix ne trembla pas quand il les nomma. Ici-bas, on se lassait du deuil. Les gens ne pleuraient plus ; trop de corps avaient été enterrés. La terre saturait de ses Enfants et les survivants n’avaient d’autre choix que de fouler chaque jour ce caveau verdissant.

— Le Don se meurt.

Avec cette simple phrase, Ignace exhuma une vérité que le Conseil avait longtemps cherché à taire.

Le laboureur n’attendit pas la réponse d’Astrëla. Il monta dans sa charrette et la salua d’un signe de tête avant d’empoigner les rênes. Les bœufs beuglèrent. Depuis plusieurs semaines, ces braves bêtes tiraient plus de corps que de grain.

Les cordons de cuir claquèrent dans l’air et envoyèrent jusqu’à elle des relents pestilentiels familiers. Les champs de lavande peinaient à masquer l’odeur de la mort. Elle distillait son puissant bouquet sur l’île tout entière et retournait les estomacs des vivants.

La Fièvre Violette n’épargnait personne.

La charrette disparut derrière la colline, en direction des fosses communes. Un frisson parcourut l’échine d’Astrëla. Elle resserra la ceinture autour de sa taille dans un geste vain de réconfort et fit volte-face.

Elle n’eut même pas marché trois pas qu’on l’interpella : — Ëla ! Eh, attends-moi ! Où est-ce que tu vas ? Au temple ? Dis, je peux venir ?

Astrëla haussa un sourcil et baissa la tête. À tout juste neuf ans, Ismaël ne dépassait pas sa taille. Il devait se casser le cou pour la regarder de ses grands yeux bleus. Astrëla laissa les siens divaguer sur sa tunique tachée de rouge. Il sentait le sucre à plein nez.

— Tu n’es pas encore en tenue de cérémonie, toi ? lui demanda-t-elle une fois la surprise passée.

Il haussa les épaules mais Astrëla ne se laissa pas berner par sa mine innocente. Il avait encore dû s’aventurer du côté du verger. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû le chercher parmi les orangers et les grenadiers. Il en ressortait toujours souillé, le ventre rempli de fruits.

— Maman m’a dit que je pouvais me balader jusqu’au coucher de soleil ! répondit-il d’une voix étouffée alors qu’elle lui frottait la joue d’un coup de pouce. Monsieur Manël m’a rien dit quand je suis arrivé.

Astrëla se retint de lui faire remarquer que le maraîcher n’était pas au courant de ses allers-et-venus. L’enfant parvenait toujours à se dérober à son œil pourtant vigilant.

— Dis, c’est vrai que c’est toi qui vas initier Gab’ ? reprit-il sans attendre sa réponse.

Elle hocha la tête, les lèvres pincées, en priant pour qu’il ne remarque pas son inconfort. Le petit frère de Gabriel pouvait être perspicace quand il n’avait pas le nez dans les grenades.

— Pouah ! La chance ! Moi aussi je veux une Cérémonie.

— Il te manque encore quelques années, bonhomme.

Sa petite main tira sur la toge d’Astrëla, qui s’accroupit à sa hauteur.

— Ëla ? … Tu penses que j’en aurais des pouvoirs quand je serai grand ? Le papa de Gaëlle, il sait plus invoquer.

Astrëla repensa au corps calciné. Elle s’humecta les lèvres.

— Eh bien…

Comment expliquer à un enfant de neuf ans que le monde qu’il connaissait se consumait à petit feu ?

— Ismaël, viens ici !

Daphnë, sa mère, arriva en courant. Une vague de soulagement décrispa les épaules d’Astrëla alors que la nouvelle venue arrivait à leur hauteur. Les fleurs qui couronnaient sa tête menaçaient de tomber à chacun de ses pas. Des primevères. Le renouveau.

Elle s’était habillée pour l’occasion.

— Bonjour Astrëla ! la salua-t-elle d’un grand sourire avant de se tourner vers son fils, mains sur les hanches. Jeune homme, ton frère sera– Oh, mais regarde ta tête. Tu as de la grenade partout sur tes joues. Oust ! Va te débarbouiller au ruisseau.

— À ce soir, Astrëla !

Ismaël disparut dans un rire enfantin. Sa mère le regarda en secouant la tête mais elle n’avait rien d’une femme en colère. Ses joues rosées et son sourire béant illuminaient bien trop son visage.

— Décidément, ce garçon me fait tourner en bourrique. Je me demande comment j’ai pu mettre au monde deux âmes aussi différentes.

Il était vrai que Gabriel n’avait jamais été un grand aventurier. Même plus jeune, il s’était consigné aux règles des Anciens. L’aîné de Daphnë exultait dans l’ordre et l’obéissance.

Selon Astrëla, c’était peut-être là son plus grand défaut.

— Les prochaines années ne seront pas de tout repos, finit-elle par acquiescer. Mais tu pourras toujours compter sur Gabriel pour t’aider. Il sait s’y prendre avec Ismaël. 

— S’il n’est pas trop occupé au Temple après ce soir.

Astrëla admirait la confiance de Daphnë. Pour elle, aucun doute : Gabriel recevrait le Don. La multiplication des Orphelins et des Reniés par la Fièvre Violette ne l’effrayait pas. Son garçon réussirait.

— Je ne te retiens pas plus longtemps, je sais que tu as à faire avec ce soir.

Elle lui sourit et commença à partir. Sa tapisserie l’attendait.

— Astrëla.

L’interpellée se retourna.

— Je suis heureuse que ce soit toi.

Astrëla ne sut quoi répondre—elle n’avait jamais été très douée avec les sentiments—mais Daphnë ne lui en tint pas rigueur. Après un hochement de tête, elle disparut dans les traces de son fils, le sourire au coin des lèvres.

Pendant un temps, Astrëla resta immobile au milieu du sentier. Au loin, Ismaël cherchait à échapper aux tortures chatouilleuses de sa mère. Elle chercha désespérément dans ce tableau un mirage familial qui chasserait les images traumatisantes d’un père malade et d’une mère absente mais ne le trouva pas.   

Elle reprit sa route en silence. Il n’y avait personne sur le sentier. Les autres préparaient déjà la Cérémonie.

Quand Astrëla arriva enfin chez elle, la femme ne perdit pas de temps et se dirigea vers le foyer.

Acculé au mur, le métier déroulait un visage à l’envers, partiellement tissé mais facilement reconnaissable. La Puinée hantait les lieux avec ses iris violets et ses boucles brunes.

Astrëla s’affala face à elle sur le tabouret rogné par les mites. Le regard de la déesse la transperça. N’ayant pas la force de l’affronter, Astrëla se détourna de son visage solennel et fixa son cou. Nu.

Dans un soupir, elle saisit les bobines de fil et se mit au travail. La Suma la pressait. La Danse des Descendants approchait et l’on décorerait bientôt l’antichambre du Temple avec son œuvre.

Le fil violet entoura la chaîne dans une étreinte douloureuse et forma un nouveau détail. Bientôt, Astrëla tomba dans une routine familière ; les bobines en bois cognèrent contre le métier et entamèrent une mélodie qui demeura dans l’air. Elle s’acharna sur la tapisserie, ses doigts agiles glissant sur les fils avec une habitude qui n'apaisait pourtant pas son tourment.

Les nuances de pourpre et de violet s'enchevêtraient dans le tissu et sculptaient facette après facette le collier de la Puinée. Ces maudites améthystes lui donnaient du fil à retordre depuis des semaines. Chaque jour, elle défaisait et refaisait les mailles mais rien n’était jamais assez bien, rien n’était jamais assez beau.

Sa patience s'effritait, fil après fil.

Au bout d’une énième maille, Astrëla passa un petit miroir derrière le métier. Elle le lâcha d’un geste brusque quand son travail s’y refléta. L’objet claqua au sol. « Mince ! » grogna-t-elle en dénouant les fils avec hargne. L’un d’eux céda et emporta avec lui un reflet de l’améthyste.

Un cri détourna son attention du métier. La flûte cogna contre sa phalange. Elle la laissa tomber dans un juron, juste à côté du miroir brisé.

— Astrëla ! Il est temps.

À sa fenêtre, Ambrosios lui faisait de grands signes. Sa toge, barrée d’un drap bleu clair, virevoltait au gré du vent. Disciple du Conseil depuis seulement quelques mois, il portait fièrement la couleur de sa fonction.

— Dépêche-toi ! la pressa-t-il.

Depuis combien de temps tissait-elle ? Le soleil, déjà, lançait ses premiers reflets orangés. Une vague de panique s’empara de son corps. La Cérémonie n’allait pas tarder et elle n’avait encore rien préparé. Astrëla rejoignit son ami d’un pas pressé sans un regard pour la tapisserie. 

Ils s’engouffrèrent bientôt dans l’allée principale, surplombée par le Temple.

Autour, des marchands criaient et tentaient de vendre leurs marchandises. La récolte serait bonne cette année. Ils avaient déjà plus de fruits qu’ils n’en mangeaient et le printemps venait tout juste de pointer le bout de son nez. Les grenades étaient d’un rouge éclatant tandis que le blé semblait constamment baigner dans la lumière de l’heure dorée.

Au milieu de ce joyeux désordre, des enfants couraient. Leurs mères, plus loin, partageaient les nouvelles du jour. La vie battait son plein. C’était un jour presque comme les autres sur Adrëgar.

Les enfants voulaient tous une couronne de primevères, les mères parlaient du prometteur Gabriel et les marchands conservaient sur un côté de leur étalage les meilleurs fruits pour en faire des offrandes.

Aujourd’hui était loin d’être Hier.

— Bonjour, Grande Prêtresse ! Puisse la Puinée vous guider ce soir.

— Merci, répondit-elle au passant dans un sourire forcé.

Ambrosios lui tira le bras et la plongea dans une allée parallèle. L’euphorie galvanisante retomba aussitôt qu’elle fut venue. Ici, le printemps semblait encore loin.

Des corps émaciés et violâtres erraient, le regard vide. Elle reconnut Cyriel, le fils de feue Maryam, et repensa à Ignace. La Fièvre se répandait de plus en plus vite. [ED1] 

La semaine dernière, ils avaient dit adieu au vieux professeur. Celle d’avant, c’était Rasmëlle qui disparaissait.

Cyriel la fixa, les prunelles embuées d’espoir, mais Astrëla détourna les yeux, mal à l’aise. Elle ne pouvait rien pour lui. Par réflexe, elle gratta l’Empreinte sur sa main et regarda le rouge lacérer le noir.

La Puinée les punissait tous d’une manière ou d’une autre.

— Je ne supporte pas de les voir comme ça, résonna la voix d’Ambrosios à sa gauche. Si seulement nous avions un remède…

Astrëla ne répondit pas. Que pouvait-elle dire de plus ?

Le reste du trajet tomba dans le silence. Quand, enfin, l’ombre du Temple les enveloppa, Ambrosios disparut sans un mot.

— Astrëla, nous t’attendions.  

Astrëla tomba à genoux devant la Suma et prit sa main striée de noir, qu’elle pressa contre son front dans un geste solennel. Petite, Astrëla s’était souvent moquée de ce signe ; le vieux professeur n’avait cessé de la réprimander.

Le baiser de l’Esprit n’a rien de drôle, lui répétait-il à longueur de journée. Il est le signe de respect entre tous les Sages du Conseil. L’incarnation de leur communion.

Le vieux professeur lui avait menti ; la peau froide de cette main fripée ne lui procurait rien de tout cela. Au contraire, elle se sentait davantage à l’écart des autres. En fermant les yeux, Astrëla pouvait presque percevoir les ondulations des Empreintes de la Suma.  

— Relève-toi, mon enfant.

La cheffe de l’île lui adressa un mince sourire.

— Je te sens inquiète. C’est aussi un grand jour pour toi. C’est peut-être Gabriel qui sera initié ce soir, mais ce sera toi qui prononceras l’Intention. Ne te fais pas de souci. Le Conseil a foi en tes capacités. 

L’amertume parcourut ses veines et noircit son cœur. Le Conseil a tort, pensa-t-elle. Astrëla se garda bien de le dire à la Suma. Celle-ci ne comprendrait pas. Le céleste et le terrestre animaient constamment son âme dans une danse dévote. Elle était l’intermédiaire, la seule barrière qui les séparait de son existence.

Je le fais pour Gabriel, pensa-t-elle. Pour Gabriel et personne d’autre. Ni la Suma, ni la Puinée. 

Jamais elle.

— La tâche qui t’a été confiée est dure mais je sais que tu la mèneras avec brio.

Sa main se détacha de celles d’Astrëla, et, pendant un instant, elles ne surent quoi faire. Elles restèrent là, immobiles, inutiles. La Suma partit et Astrëla entra dans le temple.

La vague de magie qui l’accueillit lui parcourut l’échine. Astrëla refusa de lui accorder un regard ; elle se dirigea vers les bols laissés à sa disposition : un remplit d’eau clair, l’autre, de sable. Des Disciples, déjà, avaient amorcé la préparation de la Cérémonie.

Astrëla les emmena au centre de la grande chambre d’un pas lent. Bientôt, les grains de sable tombèrent sous son œil scrutateur. Elle devenait, durant cet instant, la Création. Elle faisait. Tout autour d’elle, un cercle naquit. Il était le symbole de leur commencement, du cycle éternel dans lequel ils jouaient tous un rôle, dans lequel Gabriel allait bientôt trouver le sien.

Ses doigts corrigèrent les quelques fissures. Pour Gabriel. Seulement pour lui.

Délicatement, Astrëla posa le second bol face à elle. L’eau renvoyait l’image d’un visage morne, qui disparut aussitôt que sa main rompit sa surface. Le froid lui caressa l’échine.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le soleil se retranchait dans l’horizon. Dans quelques heures, la lune illuminerait le ciel et Gabriel obtiendrait ses pouvoirs.

N’échoue pas, pensa-t-elle.

Le bruit de l’eau avait quelque chose de reposant. Astrëla s’en fit la remarque lorsqu’elle la transvasa à l’intérieur du cercle sableux. La mer était loin du Temple, et pourtant elle la retrouvait dans ce miroir. Il n’y avait pas là le bruit des vagues, ni même leur odeur mais Astrëla ferma les yeux et laissa ses pensées divaguer. Elle n’était plus dans ce Temple. Elle n’était plus sur cette île.

Elle était libre.

Plusieurs minutes passèrent avant qu’Astrëla n’ouvrît les yeux. Autour d’elle, le Temple n’avait pas bougé. L’eau avait cessé de remuer et le sable la tenait prisonnière. Ensemble, ils formaient ce voile, qui servirait bientôt de brèche entre le monde céleste et le monde terrestre.

Son travail était loin d’être terminé.

Derrière l’autel, caché de tous, un panier en osier scellé. Dedans, deux pierres. Elle s’en saisit et, plaçant un bol d’argile devant elle, commença à cogner les pierres. Une étincelle, puis deux, puis trois tombèrent dans le bol et embrasèrent les quelques branches de bois sec.

La flamme jaillit. Aussitôt, les senteurs de fleurs et encens virevoltèrent et embaumèrent la salle. Elle tira trois brins de lavande : l’un pour la lune, l’autre pour le Don, le dernier pour la protection. Le violet se mêla aux langues de feu.

Commença alors cette danse olfactive autour du cercle. À chaque impulsion de son poignet, l’odeur se répandit un peu plus dans le Temple. Astrëla purifia la pièce, et son cœur avec, avant de reposer le panier, les pierres et les offrandes à leur place.

Son pouls s’emballa lorsqu’elle réalisa la prochaine étape ; celle qu’elle redoutait le plus. Elle prit soudain conscience de sa propre existence, du sang qui coulait dans ses veines, de sa respiration haletante. Sa poitrine se compressa. Son corps tout entier réagissait à l’Inévitable.

Astrëla devait prier.

La prêtresse tomba à genoux devant Elle. Son regard la pesa. Il lui semblait revoir la tapisserie.

Astrëla lava ses mains, puis son visage. Quelques gouttes tombèrent. Elle en sentit la fraîcheur sur l’une de ses cuisses, dénudée par sa toge fuyante. Ses cheveux furent bientôt eux aussi trempés, lavés de sa turpitude. Celui qui invoquait la Puinée devait être pur.

Astrëla se releva difficilement. Depuis des millénaires, leurs ancêtres priaient debout. Elle ne faisait que glaner après les Anciens. 

Sa voix trembla lorsqu’elle ricocha contre les pierres du temple : — Ô Mère, tu nous as placés dans cette belle Création et tu nous as donné ta confiance pour en prendre soin et continuer à cocréer à tes côtés. Viens bénir ceux qui concourent à préserver ton Don selon ta volonté. Fais-les fructifier afin que nous puissions aussi être les témoins de ta puissance. Que Gabriel puisse s’ouvrir à ton Esprit et se mettre à la suite d’une longue lignée de serviteurs parfaits.

Un souffle l’entoura. Elle l’avait entendu. Son devoir était accompli. En partie du moins : la nuit n’était pas encore là.

Astrëla ne voulait pas rester ici. Ce fut donc avec prudence qu’elle quitta le Temple. Le souffle la poussa à rester, tentateur qu’il était, mais la femme persévéra.

Sans un regard ni pour la bâtisse ni pour Elle, Astrëla dévala les rues. Ses sandales claquèrent contre les pavés et créèrent des nuages de poussière à chacun de ses pas. Tempête humaine.

On l’arrêta bien vite dans sa course.

— Astrëla ? l’interpella Delia. As-tu vu Gabriel ? Le garçon a disparu. Personne ne le trouve.

— Il est sans doute parti s’isoler un peu. Il va revenir, rassura-t-elle la potière.

Sans attendre sa réponse, elle fit le chemin inverse, descendit la colline du temple, traversa l’allée principale, le sentier près des champs, s’engouffra dans la forêt et ressortit à l’autre bout de l’île.

Les flots l’accueillirent ; eux et leur mélodie, eux et leur parfum, eux et leur tranquillité. Elle s’installa sur le rivage et ferma les yeux. Ici, rien ne pouvait lui arriver. Ses poumons aspirèrent goulûment l’air frais.

— Je savais que je te trouverais là. J’espérais te voir avant la Cérémonie.

L’arrivée de Gabriel ne la perturba pas. Elle le sentit s’asseoir à ses côtés, dans le sable encore chaud, mais ses yeux restèrent clos.

— Tu as conscience que l’île tout entière te cherche ? J’ai croisé Delia en panique. Je n’imagine même pas ta mère…

— Elle s’en remettra.

Astrëla ouvrit les yeux et tourna la tête vers son ami alors qu’elle s’amusait à remuer ses doigts dans le sable chaud. Sa chevelure blonde et sa peau claire lui rappelaient l’éclat si singulier du soleil.

Gabriel brillait. Gabriel vivait.

— Anxieux ? lui demanda-t-elle.

— Non, la Puinée veille sur moi.

— Si tu le dis.

Elle ne cherchait plus à contredire Gabriel. Les années lui avaient appris que cela n’aurait servi à rien. L’autre était un étranger. Essayer de le comprendre, c’était se perdre soi-même. 

Tous les deux assis sur ce rivage, ils continuèrent d’observer leurs spectacles favoris. Gabriel, la tête tournée, comme toujours, vers l’horizon. Astrëla, hypnotisée par les clapotis de l’eau, encore vaguement éclairée par le soleil qui faisait ses adieux.

— J’ai peur, la voix de Gabriel interrompit sa contemplation.

— Ça va bien se passer, elle posa une main sur son épaule. Je serai avec toi tout le long de la Cérémonie.

— Et s’il ne se passe rien ?

— Il se passera quelque chose, Gabriel. Il doit se passer quelque chose.

— Tu as bien vu ce qui arrive aux autres, rétorqua-t-il d’une voix tremblante. Ismaël m’a dit pour le père de Gaëlle… Même si j’obtiens le Don ce soir, qui me dit que je l’aurais encore demain ? Les Reniés se multiplient.

Un moment de flottement passa entre eux. Astrëla se racla la gorge et tourna la tête. Les yeux de son ami brûlèrent le côté de son visage.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne veux pas qu’il m’arrive la même chose.

J’ai peur de finir comme toi, voulait-il dire. Elle le voyait dans son regard fuyant et sa bouche pincée. Astrëla ignora ce coup dans le ventre et sourit. Comment pouvait-elle lui en vouloir ?

— Toute l’île compte sur moi.

Depuis des mois, on attendait les vingt-et-un ans de Gabriel. L’impatience se traduisait dans les conversations murmurées à demi-mot, dans les regards furtifs échangés sur la place.

Elle-même ne pouvait s’empêcher d’espérer. La Puinée les châtiait en détruisant ce qui les avait jadis faits rois et reines. Des Invocateurs sans Don… Un frisson lui parcourut l’échine. Astrëla n’osait imaginer ce qu’adviendrait de leur île si Gabriel échouait.

— Écoute. J’ai toujours été moins… Enfin plus… Ce que je veux dire, c’est que j’ai toujours douté d’Elle et maintenant j’en paye le prix. Mais toi… tu lui es fidèle depuis ta naissance. Je ne connais personne qui mérite plus le Don que toi. 

Gabriel se leva.

— Je vais retrouver maman et Ismaël. On se voit au temple.

Il ne lui adressa plus un regard, la mâchoire contractée, et partit d’un pas lourd.

Une larme coula sur la joue d’Astrëla en le voyant s’éloigner. Elle ne l’essuya pas. La goutte glissa sur le sable déjà humide. Peut-être se réincarnerait-elle en vague ?

Aujourd’hui, elle pleurait pour Gabriel qui ne comprenait pas la vie qui l’attendait. Elle pleurait pour ce garçon à qui on dérobait l’innocence de l’adolescence.

Une vie pieuse l’attendait, et avec, tous ses sacrifices.

Astrëla laissa le vent sécher ses larmes avant de se relever et de dépoussiérer sa toge. À son tour, elle s’en alla pour le temple.         

Lorsqu’elle l’atteignit enfin, l’île entière se bousculait devant les marches couvertes. Tous les citoyens s’agenouillèrent sur son passage. Astrëla les salua en retour mais ne s’attarda pas ; elle avait repéré la Suma. Les autres Sages l’entouraient. Son cœur s’emballa et ses mains commencèrent à trembler. 

Ils semblaient être un seul homme : si la forme de l’étoffe blanche différait selon le membre qui la portait, le drap violet, porté en bandeau, lui, restait constant. Ambrosios, qui fit irruption devant elle, l’en couvrit d’ailleurs. Lui aussi avait le souffle court.

Plus qu’un rituel, c’était un miracle qu’ils espéraient performer ce soir.

La dernière Cérémonie, celle d’Ambrosios, remontait à deux ans maintenant. Deux ans sans qu’un nouvel Invocateur ne reçût le Don, deux ans que la Fièvre Violette décimait les leurs et dépouillait de leurs pouvoirs les survivants.

— Es-tu prête, mon enfant ? demanda la Suma.

Astrëla ne répondit pas. Le silence parlerait pour elle. Inclinant la tête, la vieille femme la somma d’un geste de gravir les quelques marches du temple. Elle fut heureuse de découvrir que le cercle de sable et le miroir d’eau n’avaient pas bougé.

Un à un, les Sages formèrent une ronde autour du cercle de sable et joignirent leurs mains. La lune lançait désormais sa lumière sur eux. La Cérémonie commençait.

— Toute l’île compte sur toi.

Cinq ans plus tôt, la Suma lui avait chuchoté ces mêmes mots. Ils avaient un goût particulièrement aigre ce soir. Pas même l’étreinte de la cheffe du Conseil ne put desserrer sa gorge. La Suma disparut à l’intérieur et la laissa seule.

Soudain, les citoyens se mirent à applaudir. Astrëla se retourna. Gabriel avançait à pas mesurés vers elle, le visage impénétrable. L’île entière semblait retenir son souffle. De nombreuses fleurs de lotus atterrirent à ses pieds. Renaissance.

Aujourd’hui, Gabriel renaissait. Il abandonnait ce qu’il connaissait. Il devenait l’Autre. Aujourd’hui, Gabriel n’était plus. Aujourd’hui, Gabriel devenait.

Au loin, ses parents et Ismaël, eux aussi couverts de fleurs, regardaient leur aîné. D’ici, Astrëla décelait l’appréhension sur leurs visages. Seul son petit frère souriait de toutes ses dents, bien trop jeune encore pour comprendre l’importance du moment.

Si Gabriel échoue, nous sommes perdus, une petite voix lui chuchota.

Non loin d’elle, un garçon souffla dans son aulos. Aussitôt, les spectateurs se turent et écoutèrent la mélodie que leurs ancêtres jouaient jadis. La corne fut rapidement suivie du joueur de flûte. Les vents étaient humains et ils fredonnaient pour apaiser la Puinée.

Gabriel s’avança vers Astrëla et gravit une à une les grandes marches qu’elle surplombait.

Il se prosterna face à elle et, le front collé au sol, commença à parler : — Gardienne du Temple, je me prosterne devant toi et celle qui t’a fait détentrice de ce haut-lieu. Je t’implore de m’ouvrir la demeure de Grenëra, notre Mère à tous, pour lui prêter serment.

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un souffle chaud ouvrit les portes du Temple dans un fracas. La foule sursauta. Astrëla trembla lorsqu’elle sentit la vague magique lui parcourir l’échine.

— Enfant, la Puinée a parlé. Entre dans cette bâtisse, et renais sous ses yeux.

Il la dépassa et entra. La foule ne bougea pas. Seuls les membres du Conseil pouvaient y pénétrer lors de la Cérémonie. Astrëla suivit son ami de près. Ici, elle était son mentor. Délicatement, la main du garçon emprisonna la sienne. Bien qu’une partie intégrante du rituel, Astrëla la serra plus que nécessaire.

Peu importe ce qui se passera, je suis là, aurait-elle voulu lui dire.

Gabriel se laissa pousser au milieu du miroir d’eau, déformé par chacun de ses pas. Il apportait avec lui la tempête, et devenait l’œil du cyclone. Qui était Astrëla dans cet ordre prédéfini par la nature ? Était-elle le vent ? Était-elle la pluie ?

La corne et la flûte ne chantaient plus. Seul le silence les enveloppait, les protégeait et les isolait du reste du monde. Yeux ciel rencontrèrent yeux ambre. Astrëla y vit l’impatience et la peur.

Sans un mot, Astrëla posa un pied dans le cercle et brisa à son tour le miroir liquide.

— Citoyen d’Adrëghar, scanda-t-elle, ton rôle est inscrit dans les étoiles depuis des millénaires. Grenëra attendait ta venue et t’accueille aujourd’hui dans sa demeure. Il convient que tu chantes la louange de son nom puisqu’aujourd’hui notre créatrice, dans une liturgie de fête, désire t’offrir pour toujours cette maison de prière où tu viendras l’adorer.  

L’un des Sages, Sahël, rentra à son tour dans le cercle et plaça dans l’une des mains d’Astrëla, tendues vers les cieux, un bol rempli d’une pâte grise : un mélange d’argile et violettes écrasées.

Elle en déposa sur son pouce et traça un large trait sur son front avant de répéter le geste sur Gabriel. Astrëla tomba à genoux, imitée par Gabriel.    Elle colla leurs fronts ensemble et descendit lentement sa main, de son front à sa bouche, barrant son visage d’argile.

Unité. Fraternité. Partage.

On plaça un second bol à ses côtés. Dedans, les cendres des plus beaux lotus de la saison. La poudre était encore brûlante quand Astrëla y trempa son index tremblant.

Gabriel avait déjà ôté sa toge, posée délicatement sur ses genoux. Son torse devint l’œuvre d’Astrëla. Elle traça du bout de son doigt des ondulations, comme elle l’avait fait dans le sable plus tôt. Astrëla ne pensa pas. Elle fit. Elle dessina sur son corps comme on l’avait fait sur le sien des années plus tôt.

Sous ses yeux jaillirent les Empreintes.

Bientôt, Astrëla se redressa. Gabriel, lui, resta à genoux, tête baissée.

— Enfant, accepte le sang de Grenëra, qu’il se mêle au tien.

Sahël versa sur sa nuque le sang des sacrifices. Des vallées carmin creusèrent son corps et se mêlèrent aux cendres. Goutte par goutte, le sang tomba dans l’eau. Le souffle chaud qui se répandit dans la pièce fut si intense qu’Astrëla ferma les yeux.

Elle était là.

Le miroir d’eau s’agita. Sous leurs yeux, le lac tranquille se métamorphosa en une mer déchaînée dont émanait une lumière violette si forte qu’Astrëla pouvait l’apercevoir malgré ses yeux clos.

— Ainsi débute ta nouvelle vie.

La Suma s’avança, un sceptre à la main. Elle le tendit à Astrëla. Personne ne la vit trembler lorsqu’elle l’empoigna.

— Gabriel, fils d’Azarël et Daphnë, les Créateurs t’ont choisi comme digne Enfant de Grenëra. Notre Mère à tous te confie son art. Renais sous son œil bienveillant.

Un rayon de lune illumina l’améthyste du sceptre. Les lignes noires dessinées sur le corps de Gabriel prirent aussitôt vie. Elles ondulèrent sur son corps, s’y déplacèrent, disparurent derrière ses épaules, dans son dos, remontèrent jusqu’à son cou et l’enroulèrent.

Les Empreintes des Sages, dans une parfaite harmonie, firent de même. Celles d’Astrëla restèrent immobiles. Elle l’ignora.

— En ce jour, moi, Astrëla, Enfant de Grenëra, haute prêtresse et gardienne du Grand Temple, membre du Conseil des Sages, je te fais pierre vivante de cette bâtisse. Entre dans la construction de la demeure spirituelle, et deviens un Disciple.

Cette fois-ci, le faisceau lumineux fut si vif qu’Astrëla fut momentanément aveuglée.

Lorsqu’elle eut retrouvé la vue, une marque, la première, trônait sur le cou de Gabriel. Il affichait un sourire radieux.  

L’île tout entière s'anima d’un seul souffle et un rugissement de joie éclata. Les citoyens inondèrent le temple. Des cris montèrent vers le ciel, mêlés aux rires et aux larmes, tandis que chacun enlaçait son voisin et hurlait au miracle. On jeta à Gabriel des fleurs, des fruits, des céréales. L’entrée du Temple se métamorphosa en une peinture aux milles couleurs.

Au milieu de ce désordre euphorique, son ami rayonnait.

Astrëla, figée, sentit une vague de soulagement la submerger.

Il a réussi, pensa-t-elle. Nous sommes sauvés.

Des hommes hissèrent Gabriel sur leurs épaules et scandèrent son nom.

— C’est un miracle ! hurla une femme à côté d’Astrëla. Un miracle !

Un cri glaçant lui fit écho et perça la clameur, figeant la foule en liesse. Les rires s’étouffèrent dans les gorges et le silence retomba, lourd, incertain.

— Ismaël ! Tu m’entends ?

Le visage de Gabriel se décomposa. Dès que ses pieds retrouvèrent le sol, il bouscula les citoyens et, dans la précipitation, laissa tomber sa couronne de primevères. Astrëla la regarda s’échouer sur les pavés. Ce détail la ramena à la réalité. Elle s’élança à sa poursuite.

— Gabriel ! Attends !

— Non !

Au sol, recroquevillé sur lui-même, Ismaël gisait. Gabriel tomba à genoux et le tira contre lui. Son nez s’enfouit dans ses cheveux. Astrëla regarda sans vraiment le voir ce petit corps pendre dans les bras de son frère.

Sa toge, blanche et immaculée, si différente de celle de cet après-midi, laissait entrevoir la marque violette sur son abdomen.

Astrëla ferma les yeux. Une larme creusa un sillon sur sa joue mais le son de son chagrin fut étouffé par les prières déchirantes de son ami.

— Non, non, non ! Grenëra, je t’en supplie ! Non ! Pas lui !

Ismaël était contaminé.

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Arnault Sarment
Posté le 29/10/2024
Un très beau chapitre qui nous expose plus en détail cette société très littéralement malade, à la dérive... Je me demande comment tout cela va se coordonner avec le prologue !
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