Prologue

Notes de l’auteur : Ceci est le prologue du premier tome de ma saga. Je ne sais pas si le reste vaut la peine d'être publié. Il sera donc, pour l'instant, un extrait pour vous permettre de découvrir ma plume. Bonne lecture !

Une main métallique força Rodoric à s’agenouiller. 

Ses rotules usées heurtèrent le sol de la salle du trône et ravivèrent les douleurs du dur labeur de la journée. Le choc lui arracha une grimace, qu’il masqua dans son col miteux. Se faire remarquer avant même d’avoir plaidé sa cause ne serait pas de bon goût.

— Laissez place à sa Majesté Gulorr, troisième du nom, roi de Rescord, d’Iasira et des Enfants du Derné, suzerain des Deux Terres et Épée du royaume !

Des Armures Rouges envahirent la pièce et fendirent la foule de suppliants sans un regard pour eux. Certains, trop faibles, tombèrent à la renverse et peinèrent à s’écarter du passage cadencé de leurs lourdes bottes. Happé par la panique collective, Rodoric se trouva pressé contre Edgard, un commerçant avec qui il avait l’habitude de marchander, et la mère Henriette. Il se demanda comment ses vieilles jambes l’avaient amené jusqu’ici ; la question mourut au bout de ses lèvres quand la procession écarlate le dépassa. 

Lorsque Rodoric risqua un coup d’œil vers le Roi, il eut un mouvement de recul. Son dos cogna contre l’armure d’un chevalier, ce qui lui valut un coup de pied dans les côtes. Le laboureur serra les dents mais ne détourna pas le regard pour autant, fasciné par ce spectacle inédit. 

Autour de lui, personne ne cilla à la vue de sa Majesté. Les échines demeurèrent courbées, les mentons, baissés. Seul Rodoric resta bouche bée face à cet homme que le pouvoir et l’outrecuidance avaient engraissé au fil des années. 

La main métallique cogna l’arrière de sa tête.

— Baisse les yeux, raclure.

Rodoric s’exécuta sans un bruit, le cœur battant contre ses tempes. Ses mains cornées laissèrent leur marque terreuse sur le carrelage étincelant qu’il agrippa de toutes ses forces. Une petite voix, celle de sa femme, le supplia de ne pas faire un esclandre. Comme il n’avait d’autre choix que d’obtenir le salut, Rodoric se tut. 

Ici, le silence était gage de complaisance et les fauteurs de trouble finissaient au cachot. 

C’était en tout cas ce que Phénora lui avait répété. 

Menton relevé, le Roi ne daigna pas accorder un regard à ses sujets. Il se traîna jusqu’à son trône tandis que les Armures Rouges se postèrent autour de lui dans un tintamarre qui rappela à Rodoric le rythme des faux et des pelles. 

Même au Palais de Crone, le travail ne quittait pas son esprit. 

Une dizaine de chevaliers s’aligna en bas des escaliers tandis que d’autres flanquèrent le trône, faisant disparaître le Roi derrière cette ligne carmin. Rodoric dut tendre le cou pour voir ses minces lèvres s’enrouler dans une moue désagréable. Il bougonna plus qu’il ne parla : — Relevez-vous… Relevez-vous… Plus vite. Manteau !

Deux gardes dispensèrent le Roi de sa peau d’ours. Son tas de chair, pêle-mêle de ventre et de cuisses, s’empila disgracieusement sur l’assise, qui lança des reflets cramoisis s’écraser contre du doré. Rodoric laissa son regard dériver sur ce jeu de lumière et haussa un sourcil en voyant que, partout, des rubis creusaient l’or. 

— T’as pas entendu sa Majesté, tire-merde ? Debout ! tonna un chevalier. 

Le laboureur sursauta. Il se hissa sur des jambes tremblantes et s’empressa d’aider la mère Henriette. Elle le remercia dans un chuchotement qu’il ignora, obnubilé par les joyaux. Ses lèvres craquelées se retroussèrent dans une moue aussi laide qu’indignée. 

Le Roi couvait une pile d’or alors même que son peuple venait lui crier sa misère, celle qui envahissait chaque semaine le Palais du Crone et salissait ses sols.  

Le laboureur jeta un regard par-dessus son épaule et tenta d’apercevoir les bouts de terre qu’il avait semés. Il ne les trouva pas, mais prit plaisir à voir Gérald peindre les délicates mosaïques de son sang. 

Le teinturier venait sans doute quémander des soins au Roi. Rodoric avait entendu parler de l’accident ; une sombre affaire de quenouille qui avait dépassé les remparts de Dorde et voyagé jusqu’à Boscord. 

— C’est la troisième fois qu’il vient, lui murmura Edgard, qui avait suivi son regard. Il espère avoir le Roi à l’usure, ce fou. Un discours de plus et il finit au cachot. S’il ne se vide pas de son sang avant, bien sûr. 

La main trouée de Gérald semblait presque bénigne au milieu de cette file de suppliants. Non loin de lui, une femme allaitait son nourrisson, le sein découvert et les yeux vides. À côté d’elle, un homme avec une jambe en moins peinait à garder l’équilibre. Ses guenilles dévoilaient une peau nécrosée qui poussa Rodoric à détourner le regard. Les maladies allaient vite, ces derniers temps.

À son oreille, Edgard lui conta l’histoire de chacun. Il apprit alors que la mère, une certaine Maryse Lompord, peinait à nourrir ses enfants depuis la mort de son mari, et que le nécrosé l’était parce qu’il dormait depuis un mois dans les rues nauséabondes de Phulos, le quartier le plus pauvre de Dorde. 

Rodoric ne fut pas surpris du savoir du marchand. Edgard venait toutes les semaines au Palais et devenait, entre deux sacs de farine vendus, défenseur des causes perdues qu’il rencontrait. L’une d’entre elles joua des coudes pour sortir de la foule. 

Ce visage juvénile, meurtri par trois balafres, lui sembla si familier que Rodoric le désigna d’un signe du menton et se pencha vers Edgard. 

— Et lui ? 

Entre les malades et les pauvres, il sortait du lot.  

— C’est Berléon, le fils de Gidéon Peison. Un pêcheur comme son père, jusqu’à ce qu’il se fasse attaquer par des pirates. Le pauvre garçon… Il a plus jamais remis les pieds dans un bateau après ça. 

— Qu’est-ce qu’il vient demander ? Aux dernières nouvelles, les affaires tournent pour le père. 

— De la justice, répondit Edgar d’un ton grave, Gulorr lui en donnera pas. Je sais pas pourquoi il s’obstine. 

Le laboureur hocha la tête d’un air distrait et se retourna pour contempler le Roi Gulorr, qu’il voyait pour la première fois. À Boscord, l’on n’avait pas l’habitude d’apercevoir des Rois, encore moins de les rencontrer. Le sang noble tenait trop à ses souliers pour visiter ses sujets. Si l’on voulait admirer les bien nés, il fallait se traîner jusqu’au Palais, qui n’ouvrait ses portes aux petites gens que pour l’hebdomadaire Séance des Suppliques. 

Gulorr n’avait pas l’allure d’un roi. Non. Il ressemblait à tous les pochetrons qui peuplaient les tavernes des rues malfamées, le genre que Rodoric fréquentait lors de ses rares excursions dans la cité. On y trouvait de la bière abordable et des repas copieux. 

Le laboureur s’interrogea sur le nombre de tourtes de porc nécessaires pour nourrir une bête pareille. Au moins trois, il pensa à la vue de sa bedaine. 

Les yeux du Roi, cachés derrière des sourcils broussailleux et des pommettes grasses, toisaient l’assemblée. 

La lumière tamisée des lustres ne dissimulait en rien la mésestime évidente qu’il éprouvait pour ses sujets. Savait-il qu’il portait sur son visage les traces de son dégoût ? Abandonnait-il sciemment l’illusion du souverain bienveillant ?

Un brouhaha perturba l’assistance. Certains suppliants (« des fous, » lui chuchota Edgard) cherchèrent à s’approcher de son Excellence mais ils furent aussitôt repoussés par les Armures Rouges. L’un d’eux échappa à la menace des lames et parvint à se frayer un chemin jusqu’en haut de l’escalier. 

Il se jeta aux pieds du Roi.  

— Gardes ! s’époumona ce dernier. 

Sans attendre, deux chevaliers saisirent l’effronté et le traînèrent à l’extérieur. Rodoric grimaça. L’homme tenta de se débattre, le visage empourpré. Des mains de fer se resserrèrent autour de lui jusqu’à meurtrir la peau et les os. Dans son affolement, ses vêtements glissèrent et dévoilèrent son torse. 

Sa cage thoracique, bombée par la faim, remua sous la force de ses mots : 

— S’il vous plaît, Sire ! Je m’excuse ! Ayez pitié. Je voulais simplement vous baiser les pieds ! Vous porter chance, Sire ! Je– 

La lourde porte claqua derrière eux et plongea la pièce dans un silence pesant. 

— Eh bien, ne restez pas plantés là ! 

L’assemblée sursauta. 

— Que le premier s’avance, le roi désigna la salle d’un coup de main pressé sans jamais les saluer.

L’attention de Rodoric se tourna vers ce geste. D’épaisses bagues serraient chacun de ses doigts boudinés et se fondaient avec le trône. Le laboureur prit soudain conscience du luxe qu’on lui offrait à voir. 

Le Roi était couvert de rubis ; même l’épée qui reposait sur un côté du trône en était sertie. Rodoric ne savait où donner de la tête. Partout, son regard s’arrêtait sur ces joyaux. Ils ornaient les broderies de sa tunique et s’empilaient par dizaines sur son cou de bœuf. 

Une seule de ces pierres rembourserait mes dettes, pensa amèrement Rodoric. 

Tout autour de lui, les suppliants s’alignèrent, pressés qu’on exauce leurs vœux. Certains ne se gênèrent pas et bousculèrent leurs voisins pour s’assurer une place parmi les premiers. Rodoric regarda d’un œil effaré ces hommes et ces femmes se transformer et abandonner leur humanité. Deux garçons tombèrent au sol. L’un étrangla l’autre. Une dame gifla un vieillard qui rétorqua à coups de canne. 

Peu désireux de se faire piétiner, Rodoric se réfugia derrière un pilier. Il chuchota une prière au Père, lui demandant sagesse et courage dans cette épreuve, mais le Dieu resta muet. 
Son sang ne fit qu’un tour lorsque le nécrosé de Phulos poussa violemment une petite fille au sol. Il s’avança d’un pas, prêt à en découdre. 

Une main sur l’épaule l’en empêcha. 

— Laisse-les, lui dit Edgard. Ça ne t’apportera que des ennuis. Regarde, ça commence de toute façon. 

La mère Henriette s’approcha sur ses jambes frêles et s’agenouilla avec peine au pied de l’escalier. 

Du haut de son piédestal, le Roi la toisa, les lèvres pincées. 

— Eh bien ? Crachez donc le morceau. Vous n’êtes pas la seule personne que je dois écouter de bon matin. 

— Sire, elle se racla difficilement la gorge. Les terres à l’extérieur de la ville sont sèches. Il n’a pas plu depuis un mois. Nous n’avons plus rien. Les réserves de céréales s’écoulent, et avec les quotas de la Couronne… 

Le Roi se mit à tournoyer l’une de ses bagues sans un regard pour la vieille femme. Rodoric n’avait jamais vu de joyau aussi gros. 

Combien de bijoux similaires sommeillaient dans les coffres du Palais ? 

— Suis-je le maître du temps ? finit-il par demander. Pensez-vous que je suis responsable des pluies et des nuages ?  

— Non, Sire… Évidemment. Nous requérons juste un peu plus de temps. Les enfants… Je ne peux plus nourrir mes trois filles… 

— Vous remplirez vos quotas et j’ordonnerai au duc de Durastel que Rouet-Lac vous envoie de quoi faire du pain. Au suivant !

Ainsi commença le défilé des suppliants. Rodoric les écouta d’une oreille distraite tandis que ses doigts triturèrent sa tunique trouée, la plus belle qu’il put trouver ce matin-là. 

Problème de terre. Problème de grain. Problème de bétail. Problème de sou. Le grand et puissant royaume de Rescord n’était plus qu’un nid de problèmes où les fourmis étouffaient sous les pas des prédateurs. 

Rodoric se demanda à quoi ressemblait la vie durant l’Âge d’Or, cette époque où les panses n’étaient jamais vides et les bourses, toujours lourdes. De son vivant, son père en avait parlé avec affection. La nostalgie les avait-elles embellies ou ces années s’étaient-elles vraiment passées ainsi ? Il lui paraissait impossible d’imaginer Rescord autrement que vicié.  

C’était désormais au tour du fils Peison. Il s’avança et tira toute la file avec lui. Bientôt, ce serait à Rodoric de plaider sa cause. Déjà, les mots se bousculaient dans sa tête et descendaient jusqu’à sa gorge nouée. Il laissa ses yeux dériver dans la salle, anxieux de trouver une distraction.

Le Roi se moquait bien du discours du pêcheur. Son attention restait rivée sur un balcon où de jolies femmes gloussaient derrière leurs éventails. L’une d’entre elles, d’une beauté qui ne laisserait personne indifférent, entortilla ses cheveux roux autour d’un doigt ganté. Rodoric l’observa minauder un temps, captivé par ce spectacle, avant de se concentrer sur les Armures Rouges. 

Crispés au garde-à-vous, le regard droit, ils paraissaient davantage piliers qu’hommes. Comme tout aujourd’hui, c’était la première fois que Rodoric les voyait. Leur immobilité lui donna la chair de poule et il détourna alors son regard, mal à l’aise. 

Devant lui, Edgard usait de grands gestes pour capter l’attention du Roi, mais aucun jeu de bras ou coup de poignet ne parvint à tirer sa Majesté de sa léthargie. Il bâilla et se pencha pour chuchoter quelques paroles à ses gardes. Rodoric observa cette interaction, fasciné. Son œil balaya les pommettes joufflues du Roi et s’échoua sur celles, creuses, du soldat. 

Posté en bas de l’escalier, partiellement masqué par un casque carmin, un visage juvénile… un visage familier

Rodoric ne put retenir le ricanement qui lui chatouilla la gorge lorsqu’il reconnut Aspard, le fils de Léonard Capreux. 

Le gamin avait disparu de Boscord un an plus tôt, affolant son père et avec, le reste du hameau. Les villageois, tous sans exception, avaient râtelé champs et forêts pour espérer apercevoir la tête aussi brune que pâle du fils Capreux. Rodoric se souvenait encore des cris déchirants d’un père endeuillé. 

On l’avait prononcé mort trop hâtivement, visiblement. 

Aspard Capreux était bel et bien vivant et profitait allègrement des conforts du Palais de Crone, blotti dans cette cuirasse rubiconde qui lui conférait une immunité enviée de tous. Choyé et armé par la couronne ; personne ne pouvait rêver mieux. 

Une main brusque le poussa et l’arracha à sa contemplation. Pendant un court instant, ses yeux rencontrèrent ceux d’Aspard, qui demeurèrent froids, impersonnels. Il ne l’avait pas reconnu. Après tout, il n’avait jamais compté le père Capreux parmi ses amis proches. 

Rodoric bafouilla une excuse, ou plutôt un ramassis de syllabes écorchées, que le Roi n’entendit pas. Il n’avait jamais été très doué en parlotte. Phénora était une bien meilleure oratrice. 

En sentant tous ces regards sur lui, il regretta soudain de ne pas avoir réussi à la convaincre de prendre sa place. 

Comme la mère Henriette plus tôt, il tomba à genoux au pied de l’escalier. Son cœur cognait contre ses tympans et l’assourdissait. Il n’entendit pas sa Majesté le sommer de commencer et ne sortit de ses pensées que parce qu’un énième chevalier le brutalisa. 

Lorsque Rodoric releva la tête, ses yeux croisèrent ceux du Roi. Il déglutit en voyant ces deux billes mornes. Se faire entendre serait plus ardu qu’il n’avait initialement imaginé. Les pirouettes d’Edgard prirent sens : un mot maladroit et le Roi trouverait meilleur amusement.

— Sire, mes deux bœufs sont morts au labeur. La sécheresse les a emportés et me laisse sans bêtes pour tirer ma charrue, s’enfonça-t-il dans son discours. Je ne peux cueillir ni grain ni légume. Je n’ai plus un sou. Et avec trois bouches à nourrir… Il est vrai que–

— Nom du Derné ! Parlez sans détour, mon brave ! J’ai horreur des effets de style. Ils m’horripilent. Nous souhaiterions tous être ailleurs et vous nous retenez prisonniers d’un discours interminable. Abrégez notre sentence et faites court ! 

Rodoric cligna des yeux et se balança sur ses rotules endolories ; la convalescence serait longue, le soldat n’y était pas allé de main morte. Le Roi le regardait avec attention, comme s’il attendait quelque chose de lui. Mais quoi ? La voix de Phénora perça sa torpeur et lui souffla la phrase qu’il avait mémorisée toute la veille durant. 

— Si sa Majesté pouvait me faire l’honneur de me confier l’une de ses bêtes, je lui en serais éternellement reconnaissant.  

Il avait craché sa supplique d’une traite, la voix chevrotante. Il n’eut fini de la prononcer que sa Majesté éclata d’un rire gras. 

— On dit qu’à Solenfyr, les laboureurs ratissent la terre à main nue ! Le saviez-vous ? Ces cendreux, en dépit de leurs étranges mœurs, ont au moins la décence de se débrouiller seuls. C’est bien la première fois que je dis cela mais prenez donc exemple sur eux.  

Perchées sur leur balcon, les favorites gloussèrent derrière un jeu d’éventail sur lequel Rodoric ne s’attarda pas, bien trop inquiet. Le Roi était resté insensible à sa demande. Il s’imagina rentrer à Boscord les mains vides, regarder la déception enlaidir les yeux de sa tendre Phénora, et se redressa. 

— Sire, je vous en conjure… Je suis prêt à tout. 

— Tout, dites-vous ? Hm… 

D’un geste absent, sa Majesté caressa son collier de rubis. 

— Bien, finit-il par céder. Allez donc vous entretenir avec notre palefrenier. La Couronne vous fera don d’un cheval de trait. Nous augmenterons en échange votre quota. Un remboursement, en quelque sorte. 

Il le congédia d’une main. Rodoric fit une révérence maladroite et se releva, anxieux de quitter les lieux. 

— Mille misères ! Attendez, je vais vous donner un coup de main. 

Dans son empressement, il avait bousculé le prochain implorant et envoyé valser son cageot. Cela ne lui plut pas ; l’inconnu poussa Rodoric et se jeta sur la caisse avec la hargne d’une bête. 

Barils de vin, bétail d’exception, fruits les plus frais… Les suppliants sacrifiaient parfois jusqu’à leurs derniers sous pour s’attirer les faveurs du Roi. Il n’était pas surprenant que l’inconnu chérisse son cageot de la sorte. Ce qui sidéra Rodoric, en revanche, fut la haine qu’il cachait dans ses prunelles. Elles baignaient dans une braise si vive que le laboureur recula d’un pas.

Il prit conscience de ses guenilles, de sa peau brunie et de ses mains cloquées : un homme abîmé par le travail des champs. Pourtant, sa tête ne lui revenait pas. Sûrement un journalier de l’est. Boscord ne marchandait qu’avec les hameaux à l’ouest de la capitale. 

— Rien de cassé, j’ose espérer ? 

Rodoric avait désigné d’un coup de menton le cageot, que l’inconnu serra contre sa poitrine. Il ne lui répondit pas. 

— Enfin, ne restez donc pas là à piétiner ! Avancez ! ordonna le roi. Pensez-vous que je n’ai que cela à faire ? Une partie de chasse m’attend !

Comme il se trouvait sur son chemin, l’épaule de Rodoric cogna contre celle de l’homme. Par-dessus celle-ci, le laboureur fixa ce dos étranger, avalé par une cotte misérable. Quelque chose dans ce tableau le poussa à traîner des pieds, juste assez pour échapper aux réprimandes des chevaliers et assister à la supplique. 

Cet homme l’avait intrigué. 

Le Roi ne partageait pas cette curiosité. À sa vue, il s’était empressé de sortir un mouchoir qu’il pressait contre son nez camard.

— Que venez-vous quémander, jeune homme ? 

En bas de l’escalier, celui-ci resta muet.

Ce silence suscita un chahut sans nom. Plusieurs suppliants protestèrent. Les favorites, depuis leur perchoir, hoquetèrent ; les éventails, abandonnés dans leur effarement, pendaient lamentablement à leurs poignets. La ligne carmin, à son tour, se réveilla et brisa sa léthargie cérémoniale. Des Armures Rouges jouèrent des épaules et tintèrent leur attention. 

Tandis que les uns et les autres hurlaient leur indignation (« Comment ce malotru ose-t-il ignorer le Roi ? Qu’on le jette aux cachots ! »), Rodoric avait cessé de tisser l’illusion de son départ et se tenait droit comme un piquet, terrifié qu’il était à la vue du visage du Roi. 

Ses traits ne s’affaissaient plus dans une expression lasse. Il s’était redressé sur son trône et fronçait les sourcils. Pour la première fois depuis son arrivée, Rodoric trouva là l’image du Roi qu’on lui avait promis. Le Roi avait été un homme fort jadis, un héros de guerre. Les vestiges de cette gloire avaient sculpté sa carrure ; le tas de chair s’était métamorphosé en une masse de muscles.

Il tendit son bras à gauche. Sa main s’écrasa dans un plateau en argent qu’un page menu peinait à porter ; il y attrapa un calice avant que le garçon, sonné par cette brusquerie, ne renversât la cruche de vin. Rodoric grimaça mais, fort heureusement, sa Majesté ne s’attarda pas sur cette erreur.

Sans quitter le paysan des yeux, il but cul sec son vin, qu’il recracha aussitôt aux pieds du suppliant. 

La salle entière sursauta. L’homme, lui, resta de marbre.  

— Apportez-moi cette cagette, ordonna le Roi d’une voix tonitruante inédite. Tout de suite !

Toujours sans un mot, l’inconnu plaça le caisson de bois sur la première marche de l’escalier, à l’endroit où la mère Henriette et Rodoric s’étaient agenouillés. Il n’accorda aucun regard au Roi, pas même lorsqu’il se redressa et recula de trois grands pas.  

D’un signe de main, sa Majesté somma Aspard Capreux d’ouvrir la boîte. Rodoric se demanda s’il l’avait choisi au hasard. Le gamin possédait l’un de ces visages insignifiants. Son corps, plus que tout, transpirait le doute. 

Le chevalier déglutit et avança. Son armure cliqueta dans le silence de plomb qui couvait la salle du trône. Rodoric avait arrêté de respirer. 

La main gantée dénoua la corde.

Pendant un temps, le fils Capreux resta immobile. 

— Eh bien, garçon ? Qu’y a-t-il dans cette fichue boîte ?

Comme s’il revenait soudain à la vie, Aspard s’anima. Il hoqueta un flot confus de mots, recula et trébucha dans la précipitation. 

— Hum… Sire… bégaya-t-il.

Le Roi se leva péniblement de son trône. 

— Des incapables, tous des incapables… Poussez-vous donc ! 

Ses grognements d’effort et jurons se noyèrent bientôt dans un cri guttural et gras. 

Un ressac de chuchotements se déversa sur la cour et le peuple. Alors qu’on s’interrogeait sur ce cageot, Rodoric tendit le cou à s’en déchirer les tendons pour espérer entrevoir la raison d’un tel hurlement. Quelque chose lui disait qu’il n’y trouverait ni fruit ni sou. 

Sa Majesté tomba à genoux. Un souffle glacé parcourut l’assistance. Rodoric se défit le premier de l’éclat de stupeur qui avait figé l’assemblée et observa les yeux ronds le Roi plonger une main tremblante dans la boîte. Il en ressortit une masse sphérique, qu’il enlaça contre son cœur. 

— Mon garçon… mon pauvre garçon… 

Pendant une seconde, Rodoric crut que le roi s’était paré de nouveaux rubis. Des gemmes étincelaient sur sa cotte, formant une constellation inattendue. Mais à y regarder de plus près, ces éclats vermeils ne brillaient pas sous la lumière des chandeliers : ils se répandaient lentement, en traînées sombres, et s’évanouissaient dans les plis du velours. 

L’estomac de Rodoric se tordit si violemment qu’il dut résister pour ne pas déverser tripes et boyaux sur le sol en mosaïque du Palais. 

— Mon garçon… 

En un battement de cils, tous comprirent. Un souffle collectif de stupeur, une seconde d’éternité, et le tumulte déferla. Les Armures Rouges hurlèrent leurs ordres, aussitôt noyés dans la marée humaine paniquée. 

Rodoric, ballotté dans tous les sens, lutta bec et ongles pour garder son regard rivé sur la tête de Bolorr, qui disparut, engloutie par le chaos. 

Il cligna des yeux mais l’image, têtue qu’elle était, resta brûlée sur sa paupière. 

Les mèches rousses, héritées de la reine défunte, pendaient, emmêlées et collées au front du prince, où un mot avait été gravé au couteau : « IMPOSTEUR ». Les plaies, encore ouvertes, suintaient et serpentaient jusqu’aux joues pâles. La bouche, cousue à la corde, fit tressaillir Rodoric, mais ce furent sans doute les deux cavités béantes, là où des yeux avaient autrefois brillé, qui ancrèrent cette vision d’horreur dans son esprit.

Entre-temps, les Armures Rouges avaient saisi le paysan. 

— Qu’on lui coupe la tête ! Émoussez la lame ! Qu’il soit exposé sur la place ! Je veux qu’on voie ce qu’il se passe lorsque l’on m’attaque ! Seigneur Tardiveau ! 

Un homme aussi hirsute que rondouillard se détacha du groupe, l’épée dégainée. 

— Au nom de Gulorr, troisième du nom, roi de Rescord, d’Iasira et des Enfants du Derné, suzerain des Deux Terres et Épée du royaume, moi, Commandant des Armures Rouges, je te condamne à mort pour meurtre du prince héritier Bolorr, premier du nom. Une dernière parole ? 

Pas le moins perturbé par la sentence, l’homme humecta ses lèvres et articula d’une voix rauque : 

— Non. 

Deux yeux mornes plongèrent dans ceux de Rodoric et le laissèrent estomaqué. La haine avait disparu. Il trouva le paysan apaisé, comme si sa mission s’achevait enfin. 

Le seigneur Tardiveau leva son épée. 

Rodoric détourna la tête. 


 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Arnault Sarment
Posté le 18/10/2024
Ah bien, en voilà un prologue prometteur ! L'ambiance et le contexte social sont très bien retranscrits, on passe de la colère à (peut-être ?) un peu de pitié pour ce souverain bourré de défauts. C'est un univers très noir mais également assez réaliste que tu nous décris là ; le style, plein de verve, colle bien à tout cela.
Vous lisez