Attente

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : [Nouvelle indépendante]

Ma mère m’a dit : sois patiente. Alors, j’attends. Quoi ? Je ne sais pas. La vie, peut-être ? Elle est là. Mais elle n’est plus vraiment là non plus ; elle a changé, la vie. Donc, j’attends. 

La feuille rousse se décroche de l’arbre, j’attends qu’elle tombe. Mais un coup de vent passe, la feuille s’envole. Alors, j’attends. Une première étoile pointe le bout de son nez, là-haut. Elle attend sa famille. J’attends également. Je ne sais pas si j’ai encore une famille, mais cela ne coûte rien d’attendre, alors je reste là ; et je regarde.

Attends ; et si… Non. Mieux vaut attendre que ça passe. 

Les jours meurent, les gens passent. Moi, j’attends. Ce n’est pas comme si je ne savais rien faire d’autre : avant d’attendre, je n’attendais pas. Mais j’étais toujours occupée, courant à droite jusqu’à tourner en rond, puis à gauche jusqu’à revenir à mon point de départ. Puisque courir ne mène nulle part, autant attendre. On apprend bien plus de choses en attendant qu’en courant.

Une deuxième étoile est arrivée. Je la salue ; elle ne me répond pas. Mais je prends mon mal en patience : elle est loin, là-haut, et elle a sûrement besoin de temps. Le temps, c’est tout ce qu’il me reste, alors j’en fais bon usage.

Le temps passe plus lentement lorsqu’on le regarde dans le blanc des yeux. Dès qu’on regarde autre part, pffffffuit ! Il s’envole comme un oiseau effarouché. Il faut du temps pour l’apprivoiser. Il faut savoir attendre. Comme pour tout. Puisque la Terre est ronde, il suffit d’attendre pour en faire le tour ; il suffit d’attendre, et la Terre vient à nous. Et comme on l’a attendue, on est content qu’elle soit là ; alors que si on lui court après, quand on la rattrape, on a l’impression de l’avoir méritée. Mieux vaut attendre.

Hier, une petite fille m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai répondu que j’attendais ; alors, elle m’a regardée avec un drôle d’air, et elle m’a dit : « Pourquoi ? »

Je n’ai pas su répondre. C’est vrai : je ne sais pas pourquoi j’attends. A vrai dire, je ne m’étais encore jamais posé la question. Pour quoi faire ? Eh bien, voilà la question qui revient. Si la petite fille revient, elle, il faudra que je lui demande pourquoi. Pourquoi cette question ?

J’ai attendu la petite fille, elle n’est jamais revenue. A la place, un écureuil est venu me dire bonjour. Lui, je ne l’attendais pas ; mais lorsqu’il est arrivé, je me suis dit que j’aurais pu l’attendre, car il le méritait. Lui aussi sait attendre. C’est rare. Alors, nous avons partagé un bout de silence ensemble. C’était très agréable. Lui, il ne m’a pas posé de questions. Il m’a simplement regardé, avec ses petits yeux en amande, une lueur espiègle au fond de ses prunelles, l’air de rien mais loquace en même temps. Comme s’il voulait me dire : « Moi, je sais pourquoi. »

L’homme attend que les fruits tombent des arbres pour les manger. Les fruits attendent que l’arbre les fasse pousser pour tomber. L’arbre attend que la pluie se déverse sur le sol pour grandir. La pluie attend que les nuages soient d’accord pour les quitter. Donc l’homme attend toujours les nuages. Les nuages, eux, ils n’attendent personne. Je les envie. Moi, je n’attends pas les nuages. Mais j’attends l’homme.

La petite fille est revenue. Elle m’a dit : « Toujours là ? » Mais je voyais bien qu’elle n’était pas surprise : elle m’attendait. Moi, je ne l’attendais plus ; mais j’attendais sa question. Je n’avais pas su répondre à la dernière, alors j’espérais pouvoir répondre cette fois-ci. Mais la question n’est pas venue. A la place, elle m’a soufflé : « J’ai compris. Je sais pourquoi. » J’attendais une question, elle m’a donné une réponse. Mais je n’ai pas compris sa réponse. Peut-être que la réponse était la question que j’attendais. Je n’en suis pas sûre. Mieux vaut attendre d’être sûre.

Si je n’attends rien, tout arrivera ; si j’attends tout, rien n’arrivera. Mais… Si j’attends ? Que va-t-il se passer ? Si quelque chose arrive pendant que j’attends, alors je n’attendrai plus, puisqu’il sera déjà là. Et si j’attends qu’il n’arrive pas, ça ne sert plus à rien. Finalement, mieux vaut attendre quoi qu’il arrive.

Parfois, quand j’attends, je n’ai qu’à tendre la main pour le toucher. Mais si jamais je le touchais, je n’aurais plus de raison de l’attendre ; alors, je l’observe. Je lui parle, de temps en temps. Il me répond avec des silences. Ce n’est pas sa faute : le temps ne sait pas parler. Mais moi, j’aime ça, les silences. Parler avec des silences, c’est un peu comme attendre. Quand il me répond, j’ai l’impression qu’on attend ensemble, et ça m’évite d’attendre la solitude : c’est agréable.

Deux mois, c’est long, n’est-ce pas ? Pourtant, quand il vous reste soixante ans à vivre, deux mois, ce n’est rien. C’est comme un jour dans une année. Autant dire une goutte de pluie dans une tempête. Peut-être que dans deux mois, la petite étoile m’aura répondu. Mais je préfère ne pas attendre sa réponse ; dans deux mois, je n’attendrai plus. En attendant, j’attends. Je n’attends pas la fin des deux mois, puisqu’elle viendra de toute façon. Personne n’attend que le soleil se lève, personne n’attend la mort ; alors, pourquoi est-ce que j’attendrais ces deux mois ?

Encore cette question. Pourquoi. Cette fois-ci, ce n’est pas la petite fille qui me l’a posée : elle est plus sage que moi, elle ne pose que des questions auxquelles elle peut répondre. Moi, je ne peux que l’attendre, la réponse.

Finalement, deux mois, ce n’est vraiment pas si long. Il suffit d’attendre un mois, et il ne restera plus qu’un mois à attendre. Et si deux mois, ce n’est pas long, alors un mois c’est assurément court. C’est ce qu’avaient l’air de dire les yeux de ma mère lorsqu’elle est venue me voir aujourd’hui. Mais je n’en suis pas certaine, car ils pleuraient. J’ai attendu que sa tête m’explique pourquoi ses yeux pleuraient, mais elle ne l’a pas fait. J’ai bien fait d’attendre.

Un mois. Un mois de vie, c’est peu. Un mois de préliminaires, c’est vraiment long. Un mois d’attente, c’est infini. Et si j’attends les préliminaires de ma vie, je suppose qu’un mois, ce sera un peu d’un infini vraiment long. Ça me plaît.

Le jour, c’est l’attente de la nuit. Dormir, c’est attendre de se lever. Ce matin, j’ai donc décidé de dormir toute la journée : j’ai attendu d’attendre. Comme ça, les deux semaines qu’il reste paraitront durer un mois : deux semaines à attendre l’attente, et deux semaines d’attente en même temps : ça doit bien faire un mois.

Hier, j’ai essayé d’attendre demain. Mais comme c’était hier, je ne me souviens plus quel demain c’était ; dans le doute, j’ai continué d’attendre.

Bizarrement, ces deux semaines sont passées en un éclair ; ma mère est venue me voir chaque jour, et peu à peu, j’ai fini par arrêter d’attendre. Je ne le voulais pas, mais mon corps n’a pas attendu mon avis sur le sujet, cet ingrat. Alors, pour la première fois, je me retrouve désœuvrée.

Un jour de désœuvrement. A n’attendre rien ; à ne rien voir d’autre que le blanc cru du ciel qui me surplombe ; à ne rien entendre d’autre qu’un bip régulier qui essaie de se synchroniser avec les battements de mon cœur ; à ne rien sentir d’autre que le propre, le désinfecté, le morbide ; à ne rien goûter d’autre qu’une noisette qu’un écureuil m’a glissé entre les lèvres en cachette ; à ne rien toucher d’autre qu’un drap blanc qui m’étouffe, d’un blanc trop blanc pour ne pas être celui de l’éternité.

Aujourd’hui, alors même que je ne l’attendais plus, j’ai reçu une réponse de la petite étoile. C’est une invitation à la rejoindre : elle m’attend.

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JeannieC.
Posté le 31/10/2022
Hello !
Qu'est-ce que c'est touchant <3 Une très jolie plume, douce, poétique, avec cette petite musique qui s'installe au rythme de "j'attends" qui revient en refrain. Cela scande le récit un peu comme les minutes, les heures, les jours. Tu nous livres d'attendrissants portraits de rencontres et de la nature. La fin est à la fois triste est toute belle.
Belle découverte ! Allez, je poursuis un peu dans ton univers <3
Oyoèt
Posté le 01/11/2022
Merci beaucoup, et bienvenue <3 que de gens sensibles à la poésie sur PA, ça me donne envie d'y mettre un recueil de mes poèmes ! ^_^
Tac
Posté le 30/10/2022
Yo !
Je trouve cette nouvelle archi chouette. La fin était plutôt choupie, malgré ce qu'elle raconte. Le début induit légèrement en erreur, dans le sens où je ne savais pas trop à quoi m'attendre, mais ça ne m'a pas du tout déplu.
J'ai adoré cette phrase "Puisque la Terre est ronde, il suffit d’attendre pour en faire le tour ; il suffit d’attendre, et la Terre vient à nous." Je trouve cette réflexion sur l'attente finalement très poétique, je ne sais pas si je suis forcément d'accord avec le personnage, il faudrait que j'y réfléchisse plus avant, mais c'était très agréable à lire.
Plein de bisous !
Oyoèt
Posté le 01/11/2022
Haha tu ne savais pas trop à quoi "t'attendre", excellent :p
Altaïr
Posté le 30/10/2022
Hello Oyoèt,
par cette nouvelle tu déroules une pelote de mots et les tricote pour obtenir un ouvrage étonnant et réussi.
"Mais j’étais toujours occupée, courant à droite jusqu’à tourner en rond, puis à gauche jusqu’à revenir à mon point de départ." cette phrase fait mal de vérité, et tend un miroir dérangeant. Plus les mots "attendre" et "attente" étaient répétés, et plus mon pouls s'accélérait, comme si mon cœur était pressée d'arriver à la fin. Et puis une fois la fin arrivée ....
Tu as nommé ton recueil "Histoires courtes", mais paradoxalement cette nouvelle va me donner à réfléchir pendant un bon moment ...
Oyoèt
Posté le 01/11/2022
Waouh !
Sans mentir, si vos textes
Se rapportent à vos commentaires,
Vous êtes le phénix des hôtes de PA :p

Merci tout plein <3
Altaïr
Posté le 02/11/2022
Cachez cette flatterie
Que je ne saurais lire XD

Belle continuation à toi !
Edouard PArle
Posté le 29/10/2022
Coucou !
C'est un très beau défi de ne baser cette nouvelle que sur le thème de l'attente, de l'écoulement du temps, sans personnifier de personnages, de développer de scénarios. Et je trouve que c'est réussi !
Ta plume est très agréable, on se laisse porter. J'ai beaucoup aimé le réflexion sur l'appel de l'étoile, j'ai trouvé l'image très jolie.
J'ai bien aimé l'expression "les jours meurent et les gens passent" on dirait plus l'inverse spontanément.
J'enchaîne avec la suite !
Oyoèt
Posté le 29/10/2022
Que de compliments ! <3 Merci beaucoup, j'espère que la suite te plaira aussi (ou que tu n'hésiteras pas à le dire sinon ;))
On devrait te renommer Edouard (beau) PArle(ur) tiens :p
Edouard PArle
Posté le 29/10/2022
Ahah merci !
Mais attention, je n'écris que ce que je pense.
Liné
Posté le 28/10/2022
Salut Oyoèt !

Cette nouvelle est agréablement surprenante. Tu as réussi à me tenir en haleine autour du thème de l'attente (moi qui suit d'une nature impatiente). J'ai longtemps cru que la narratrice était une femme âgée, avant de me rendre compte de mon erreur.

Bravo !
Oyoèt
Posté le 29/10/2022
Je n'avais effectivement pas une femme âgée en tête en l'écrivant, mais je trouve que ton interprétation marche très bien ! :D
Kevin GALLOT
Posté le 20/05/2022
Sublime, époustouflant, pas d'autre mot
Ton texte est d'une mélancolie si profonde et naïve que je l'ai ressentie au plus profond de ma propre histoire
La chute est superbe, j'ai cru la voir venir, quelques indices par ci par là, et finalement tout est très bien dosé
bref merci pour ce petit chef d'oeuvre
Oyoèt
Posté le 20/05/2022
C'est aussi un de mes préférés <3
Ewen
Posté le 10/05/2022
Ce texte est incroyable, je ne m'attendais en aucun cas à une telle richesse, autant en termes de style que dans l'histoire, ou que dans les idées pour formuler avec style cette histoire !
Ces réflexions philosophiques sorties de l'esprit aux calculs bancals (mais plein de sens poétique) d'un.e enfant me rappellent à Calvin & Hobbes ou Pico Bogue, puisque c'est essentiellement la BD qui fait ma culture littéraire. Mais je serais curieux de connaître tes influences concernant ce texte en particulier !
Ewen
Posté le 10/05/2022
Détail sans importance : ton tout premier paragraphe n'est pas justifié ^^
Oyoèt
Posté le 11/05/2022
Décidément mon cher, vous êtes fort en compliments <3
Je connais Calvin & Hobbes de nom mais pas Pico Bogue :o j'ai très peu de culture en BD mais je dirais que celle qui se rapproche le plus de ce texte est Tulipe, de Sophie Guerrive. Sauf que j'ai écrit ce texte bien avant de la découvrir... Je ne saurais pas dire d'où m'est venue l'inspiration, du coup x) si ce n'est qu'elle est venue en écrivant !
(merci pour le détail qui a son importance, c'est corrigé :p)
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