Jean trimballait son corps dans les rues comme on passe un chiffon sale sur une table. Un chiffon trop sale pour décrasser quoi que ce soit, mais qui donnerait au moins l’illusion de faire quelque chose.
Ses épaules étaient voûtées comme si tous les malheurs du monde pesaient dessus ; ses yeux balayaient le sol avant que ses pieds ne s’y posent, cherchant un trou, un piège, une peau de banane – n’importe quoi qui eût pu le faire tomber. Jean n’avait plus que cette idée en tête : ne pas tomber. Les crottes de chien ne se hissent du trottoir que si on les y aide, faute de quoi elles y restent et sèchent au soleil. Et Jean savait pertinemment que personne ne viendrait le relever, lui, s’il tombait sur le trottoir.
Cela faisait deux semaines qu’il n’avait plus personne pour l’aider. Il avait tout perdu d’un coup, en quelques phrases, quelques mots. « Ce n’est pas toi », lui avait dit Lucile. Ô tendre et douce Lucile. Mais elle n’avait pas dit non plus que c’était elle ; car ce n’était pas elle non plus, c’était lui. Pas Jean, non, Jean avait été parfait : amoureux, fidèle et attentionné, heureux et prudent. Non, ce n’était ni lui, ni elle, c’était l’autre. Guilhem. Guilhem le moniteur de plongée, Guilhem le prof de yoga, Guilhem le militant écolo, Guilhem le peintre, Guilhem son meilleur ami, Guilhem par-ci, par-là. Mais Jean était trop amoureux, trop confiant, trop aveugle, trop bête, il n’avait d’yeux que pour Lucile, sa chère Lucile.
Et maintenant, il n’avait plus rien.
Plus que son corps désarticulé, lourd, qu’il ne mettait en mouvement que parce qu’il avait peur de s’arrêter, sans trouver la force de repartir.
En deux semaines, il avait tout perdu. Il avait perdu Lucile, son logement – bien sûr qu’il avait emménagé chez elle, son appartement était plus spacieux, plus propre, mieux arrangé, tout à son image -, ses amis qui n’avaient pas supporté de l’entendre gémir et pleurer à tout bout de champ après six mois d’absence, même sa sœur lui avait raccroché au nez – « écoute, Jean, j’ai des trucs urgents à faire, je te rappelle plus tard, d’accord ? »
Il était nul, un vrai raté, et chômeur de surcroit.
L’enveloppe était arrivée vendredi dans sa boîte aux lettres. Trop tôt pour être son bulletin de paie. Il avait tremblé en la déchirant, « baisses de performance », « restrictions de budget », « une opportunité qui devrait lui permettre d’élargir son champ des possibles ». Son cœur déjà en miettes s’était héroïquement retrouvé une consistance pour se briser à nouveau. On disposait de lui comme d’un sac à patates, on le tolérait tant qu’il se rendait utile, mais dès qu’on y voyait un trou, hop ! à la poubelle.
Merci-aurevoir-cen’estpastoi-c’estpourvotrebien.
Lorsqu’il se mit à pleuvoir, Jean se traîna par habitude vers une bouche de métro. Peut-être se sentirait-il mieux s’il voyait des gens aussi misérables que lui.
Il culpabilisa d’abord de puiser du réconfort dans le malheur de ses prochains ; mais bien vite, il se délecta des mines assombries, des maquillages dégoulinants, des yeux fuyants et injectés de sang, des corps fatigués et las, avachis sur les fauteuils souillés. Il eut un frisson de joie lorsqu’une petite vieille monta dans la rame avec un gobelet à la main, quémandant un peu de monnaie. Il eut aussitôt honte de lui-même.
Et puis…
Et puis, à l’arrêt suivant, avant même que les portes ne s’ouvrent, il la vit. Son cœur bondit de travers dans sa poitrine, il avait cru - victime d'un destin cruel - reconnaître Lucile. Il en fut d’abord interloqué, puis agacé, et franchement énervé. Comment pouvait-elle oser respirer à ce point l’assurance et la joie de vivre, cette pâle copie, comment pouvait-elle avoir les cheveux parfaitement secs sans avoir de parapluie, comment pouvait-elle -
L’homme obèse assis en face de Jean se leva péniblement et libéra deux places d’un coup. Les nouveaux arrivants perdirent tous une seconde précieuse à chercher du regard d’autres places libres, des places qui ne seraient en vis-à-vis de Jean, tous fouillaient le wagon du regard sans rien trouver, tous sauf elle. Elle n’hésita pas un instant, son regard avait accroché le sien dès que son pied s’était posé dans le train, son pas sûr de lui l’avait immédiatement portée à son niveau et elle s’était assise, pleine de grâce, sur le siège en face de lui, qui d’un coup ne lui parut plus si sale.
Sans un mot, son regard ne l’avait pas quitté, son regard plein de curiosité exempte de tout jugement, plein de compassion mais sans une once de pitié, son regard qui lui farfouillait le ventre, qui pétrissait son cœur, qui lui fit glisser une larme.
Et puis…
Et puis, toujours sans un mot, elle lui sourit. Elle lui sourit à lui, et rien qu’à lui. Ce fut un sourire qui étouffa tous les bruits insupportables du métro, qui éloigna les autres passagers de milliers de kilomètres, qui le fit flotter sur un nuage de mousse au chocolat.
Ce fut un sourire tout bête et irréfléchi, plein de fossettes, le genre de sourire qui vient du fond du cœur et qu’on ne distribue qu’avec parcimonie.
Ce simple sourire transperça son âme.
Et puis…
Et puis Jean se surprit à lui sourire en retour.
– Je m’appelle Jean, lui confia-t-il tout bas avec un gloussement.
Il se sentait comme un enfant qui faisait une bêtise au nez et à la barbe de ses parents.
– Enchantée ! Moi c’est Jeanne, répondit-elle comme si c’était une évidence.
Il y a pas mal de tournures assez poétiques au fil de ta plume <3 Coup de cœur pour le corps traîné comme un chiffon sale, ou encore le nuage de mousse - c'est super attendrissant.
Et il ne suffit de pas grand chose pour enchanter quelqu'un quand tout est au plus bas :)
ahaha excellente chute ! J'ai beaucoup aimé !
J'aime beaucoup cette nouvelle, elle m'a bien parlé. On ne pense pas assez à sourire, alors que ce simple mouvement de lèvres a un pouvoir fantastique. Pas seulement sur notre entourage, en souriant on peut se rendre soi-même joyeux. Je trouve ça que ce soit le fait de sourire qui rende joyeux mais c'est vrai, ça a été étudié.
Bref, j'ai beaucoup aimé de l'arrivée de Lucie / Jeanne jusqu'à son sourire, très joli !
"Merci-aurevoir-cen’estpastoi-c’estpourvotrebien." cette expression résume beaucoup de choses... Bien trouvée !
Je poursuis...
Je me suis demandé pourquoi les autres usagers du métro ne souhaitaient pas s'assoir en face de Jean : il a l'air si horrible que ça ? Si oui, qu'est-ce qui pousse Jeanne à s'approcher ? Et si c'est une fausse idée que ce fait Jean, peut-être l'expliciter ?
Mais Jeanne n'est pas censée être comme les autres, elle accroche le regard des gens dans le métro (qui fait ça, franchement ?), sans jugement (!), et elle *sourit* (pure violation des codes des transports en commun)
Quant à savoir pourquoi elle s'approche de Jean sans hésiter, est-ce seulement la place libre, est-ce sa compassion, sa curiosité, le destin ? Peut-être un peu de tout ça :)
Petite proposition concernant cette ligne, qui m'a buté à la lecture :
"Merci-aurevoir-cen’estpastoi-c’estpourvotrebien."
Elle serait à mon avis plus lisible en alternant tirets moyens et tirets courts :
Merci–au-revoir–ce-n’est-pas-toi–c’est-pour-votre-bien.
Et à propos de tirets : c'est du détail, mais pour les parenthèses littéraires l'usage est d'utiliser des tirets moyens (–) !
Voilà pour mes quelques "axes d'amélioration" 😝
tres beau texte dans tous les cas
A+
Par contre, au départ je pensais qu'il croisait Lucile dans le métro. J'avais pas bien compris.
Un chapitre lourd de tristesse, pauvre Jean qui les accumule
La fin est bouffée d'air frais qui met une note d'espoir.
J'aime beaucoup votre plume qui décrit si bien cette désespérance.