Ombre se tient derrière la gouvernante du palais. Installée dans sa chambre et occupée à broder des rubans, la vieille femme marmonne pour elle-même. Elle attrape quelques mots : « l’inutile », « l’autre patate », « c’est toujours moi qui dois… ». L’entité récupère une paire de ciseaux d’argent, posés sur une table basse à côté de la vieille dame.Ombre tâte le tranchant. Ces trois derniers jours, elle s’est amusée à voler et jeter cette paire, tantôt dans un coin de ce salon, tantôt près de la cheminée. Pourquoi ? Ombre déteste cette vieille bourrique et les surnoms dégradants qu’elle donne à ses filles.
— Où ai-je encore mis ces maudits… ! s’agace la gouvernante alors qu’elle cherche autour d’elle la paire dérobée.
Quand elle se retourne, elle ne voit pas l’entité. Et pour cause : elle s’est dissimulée dans son ombre. Ainsi enveloppée par sa deuxième magie, l’entité est invisible tant qu’elle se cache dans un recoin sombre. Ombre aime les ténèbres, elle les comprend au plus profond d’elle-même. Elle partage avec cette magie une sororité qui rend leur maîtrise plus innée que celle du feu. Emmitouflée dans la pénombre, elle nage dans une armure de douceur, dans laquelle aucune flamme et aucun lion ne peuvent l’atteindre.
Depuis son affrontement avec le Duc la semaine précédente, elle scrute, vole, teste dans un seul but : dénicher une porte dérobée hors du château. Elle a observé le balai de serviteurs, comment ils quittent le palais ducal pour se rendre à la capitale et elle a trouvé une solution. Il ne lui manque que quelques accessoires. Revêtue du costume de camériste, récupéré pièce par pièce, elle compte bien s’échapper aujourd’hui. Elle attend qu’une chose : une autorisation de sortie que la gouvernante détient.
Comme elle aurait préféré se passer de toutes ces intrigues ! Mais on a clairement ignoré ses tentatives de commande de nouveau meuble. Elle vit dans une chambre vide où elle mange à même le sol. Et sortir pour faire ses achats elle-même ? Roselynd ? Hors de sa tour après son dernier esclandre ? Impensable !
La gouvernante se lève, enfin. L’entité étire ses muscles, endoloris par une heure d’immobilité.
Elle ne remarquera pas mon intrusion, se rassure Ombre. La serrure s’est enclenchée comme si j’avais utilisé une clé. L’ombre ne laisse pas de traces.
La vieillarde grommèle alors qu’elle se dirige vers son secrétaire. L’entité la suit, limitée dans ses mouvements par l’ombre ratatinée de la gouvernante. Elle reste consciente des sources de lumière, des ténèbres qu’elles découpent. Ralenti par sa jambe douloureuse, chaque pas menace de la révéler. La servante s’assied de nouveau et d’une plume fatiguée, rédige avec délice cinq autorisations de sortie pour lesquelles ses caméristes se battront.La vieille bourrique prétexte la sécurité du domaine pour les distribuer avec parcimonie. Un mensonge éhonté et un outil de contrôle aussi efficace.
Ombre agie quand la femme entame sa dernière lettre. Le sang court dans ses veines et rougit ses joues de plaisir, alors qu’elle lance de toutes ses forces la paire de ciseaux derrière elle. Les lames abattent un vase avant de rebondir contre un mur. La gouvernante se lève en sursaut, elle agrippe un coupe-papier qu’elle tend devant elle. Ombre profite de son inattention pour récupérer la feuille qu’elle est venue chercher. Et, quand la respiration de la vieille femme s’alourdit, Ombre, par pure malice, renverse un pot d’encre sur les quatre autorisations restantes.
— Par l’empereur fou ! s’écrit la vieillarde d’une voix chevrotante lorsqu’elle s’en rend compte. Les fantômes de Leybra me hantent ce soir !
La femme tape des mains, dans toutes les directions, un rituel pour faire fuir les esprits, un rituel d’une efficacité ironique puisqu’il chasse une entité qui saute d’ombre en ombre, vers la sortie. Lorsqu’elle claque la porte derrière elle, Ombre se délecte avec une joie terrible le hurlement de la gouvernante. Elle se hâte hors du dortoir des serviteurs et évite les rayons de lumière des chambres adjacentes, ouvertes par les occupant alertés par le cri de leur voisine.
Le soleil dort encore. Elle reconnait ça à la vieille folle : elle travaille sans compter ses heures. Elle ne reprend son souffle qu’une fois dehors. Sa poitrine et ses joues brûlent, elle connaît cette sensation : la peur saine, celle qu’elle savoure, qui lui fouette le sang. C’est un sentiment qui lui évoque une course effrénée, après avoir sonné à la porte des voisins. Une image trop spécifique pour ne pas être un de ses souvenirs, décide-t-elle. Elle passe quelques minutes pour se calmer, elle a le temps de toute façon. Le convoi quotidien en direction de la capitale ne quittera le domaine qu’à l’aube, dans une heure, estime-t-elle.
Ombre reprend la route éclairée par les feuilles d’érable. Elle les attrape et les écrase entre ses doigts, où elles périssent dans une nuée d’étincelles. L’entité le sait, les feuilles ne disparaissent pas vraiment, peut-on seulement tuer la magie ? Elles renaîtront, d’ici quelques minutes pour continuer leur poursuite. Depuis peu, Ombre les détruit systématiquement. Après tout, elles sont Harriott.
Ombre profite de la mort de la dernière feuille pour accélérer le pas.
Pas étonnant que la Petite-Pousse n’arrête pas de tomber, s’insurge une Ombre ralentie. Ces vêtements sont si lourds !
Elle imagine un instant permettre à l’enfant de porter une autre tenue avant de se raviser : elle n’a pas ce genre de pouvoir.
Le château possède deux entrées, la Grandiose et ses arabesques, ses pierres précieuses infusées et son Oiseau de feu sculpté dans l’or. Puis quelque part, creusé dans un muret, on trouve le Trou-de-Souris, aussi terne que son nom le laisse supposer. Et là, quelques domestiques équipés de leurs chères autorisations se rassemblent autour d’une charrette de bois.
Lorsqu’elle arrive à sa destination, les serviteurs auxquels elle se joint sont déjà réunis. Certains ont abandonné leurs uniformes rouges pour des tenues civiles, d’autres s’encombrent de corbeilles et de valises.
Peut-être aurais-je dû voler un panier. Ou mettre une robe. On va me remarquer, c’est évident.
Elle doute et pourtant, elle avance. Au moindre souci, elle plonge dans l’ombre la plus proche et retourne au fanal. Et si on vient l’importuner, et bien elle n’a qu’à nier, nier et nier. Elle vérifie une dernière fois que les feuilles ne sont pas revenues, respire et se place à la suite des autres domestiques.
En file indienne, ils présentent leur précieux document à un homme, un grade, armé d’une lance, s’étonne-t-elle, debout dans la charrette. Quand vient son tour, l'homme d'arme s’accroupit et l’inspecte de haut en bas. Il ne voit pas ses cheveux dissimulés sous plusieurs voiles, mais il s’arrête sur ses yeux. Ombre se pince les lèvres, soudain consciente de la couche de rouge qui cache la ligne d’or sur sa lèvre. La reconnait-il ? Aurait-elle dû améliorer son déguisement ? Quels genres de domestiques ne reconnaissent pas leur maîtresse ? Elle avise la torche sur sa droite et les longs sillons noirs sur sa gauche. Tout va bien : un pas sur le côté et elle s’évapore.
Elle passe une main sur sa gorge, où l’on peut encore lire les empreintes du Duc. Le souvenir de la poigne s’est imprimé en elle, plus profondément que les hématomes qu’elle a laissés. Le soleil paresse et devant ce porche à peine éclairé par une torche, elle pourrait disparaitre en quelques secondes. Et caché ainsi, même le Tout-Puissant Aiden de Harriott ne pourrait l’atteindre, n’est-ce pas ?
— Nouvelle ? demande le garde avec un drôle de sourire.
Elle hoche la tête, trop surprise pour parler.
— Je me disais bien, ajoute-t-il avec un clin d’œil complice, j’pouvais pas oublier un visage comme le tien.
L’entité a la gorge trop sèche pour en rire à l’ironie de la scène. Le soldat tend la main pour l’aider à monter, mais suspend son geste pour regarder au-dessus d’elle. Une feuille d’érable se reforme. Ombre attrape le bras du garde et s’appuie sur sa canne pour se hisser tant bien que mal. Lorsqu’il se redresse avec elle, Ombre réussit à parler d’un ton calme :
— Elles agissent étrangement, paraît-il. Imaginez-vous, elles suivent parfois Lady Roselynd, c’est dire !
Elle force un rire sec avant de s’asseoir. Il s’écoule un moment où personne ne semble savoir comment réagir. La feuille solitaire plane au-dessus d’eux, accompagne un silence pesant. Finalement, l’homme s’éclaircit la gorge, s’installe à côté du clocher et sonne le départ.
Le convoi démarre. Alors que la calèche passe le Trou-de-Souris, Ombre devine trop tard que le garde s’intéressait à elle. Elle dissèque cette information sans réussir à en extraire une vraie émotion, juste une pointe d’incompréhension. Dans les romances de Roselynd, seuls les éclats de magie attirent les regards tendres. Elle se rappelle de cette histoire où un adepte de lumière vole une étoile pour la mettre au cou de son aimée, une des préférées de Roselynd.
Une étrange impression la sort de ses pensées. La charrette s’engage sur une route en pierres blanches et plonge dans un drôle de quelque part. La différence relève du détail : des lignes à peine moins droites, les sons un peu plus courbes. Les traits des caméristes vacillent et perdent de leurs contours. Perturbée, elle reporte son attention sur le bord du chemin. Le paysage fuit et fond dans de longues traînées de couleurs qui s’écoulent si rapidement que l’entité n’en discerne pas les formes. La dissonance entre le rythme flegmatique de son véhicule et la vitesse à laquelle l’horizon défile la fait chavirer.
— Ne regarde pas, malheureuse ! gronde une camériste en la tirant en arrière. La magie va te faire mal.
La magie ? s’interroge Ombre. Oui...la magie évidemment.
La construction magique à l’œuvre ici diffère de celle du fanal dans son fonctionnement, même si elle courbe aussi l’espace. Kadara, la capitale de l’empire, se trouve au bout de ce chemin blanc, la « voie Harriott », qui relie le château des Harriott au sud de l’empire à la capitale. Ombre s’imaginait bien que quelque chose accélérait le voyage. Kadara se situe à plusieurs jours de route de Harriot et ce convoi retournera à Harriott ce soir sans faute. Elle avait cependant parié sur quelque chose de plus simple que des kilomètres de pavés enchantés.
Au bout d’une demi-heure apparaît leur destination : Kadara la magnifique, couronnée par la présence d’Êlo.
Dieu. Créature impériale. Objet de culte… Êlo collectionne les épithètes pour se désigner et pour l’entité, cette déité reste une notion trop lointaine pour qu’elle s’y attarde.
La cité ressemble à une pièce montée de sept étages, un gâteau de mariage façonné par les plus grands pâtissiers.
Du palais impérial culmine la ville, la créature divine inonde ses adeptes de la gloire de Mère-de-Magie. Les militaires du sixième étage s’en taillent la part du lion, ces braves adeptes se battent pour l’Empire après tout. Au cinquième niveau, les mages assez riches pour entretenir une demeure à la capitale reçoivent leur bénédiction. En dessous, ce sont les bourgeois fortunés qui ont cette chance. Chaque palier perd en prospérité, s’élargit jusqu’à l’anneau du premier étage à la circonférence écrasante. Et que reste-t-il de cette gloire lorsqu’elle arrive aux bidonvilles qui mendient au pied de la cité ?
Quelques miettes peut-être…
Le véhicule s’arrête une première fois dans les hauts quartiers et laisse descendre Ombre et une fournée de serviteurs.
Et dès qu’elle abandonne le groupe, Ombre se sent à la dérive. La capitale lui est étrangère. La simple présence de bruit et d’odeurs inconnues la perturbe plus qu’elle ne le souhaite. La chambre de Roselynd l’ancre dans ce monde plus qu’elle aime l’admettre. Le fanal a des limites claires, des murs épais qui préservent du froid, des silences familiers et des senteurs neutres. Les hauts bâtiments de Kadara l’étouffent, et, aussi isolée soit elle du haut de sa tour, elle y est protégée. Ombre chasse cette idée. Les Harriott seraient bien trop heureux qu’elle se complaise dans sa prison. L’Entité avance d’un pas incertain dans ces rues d’ivoires. L’achat des meubles qu’elle prévoit s’avère plus compliqué qu’elle ne l’imaginait. Où se rendre ? Quel protocole suivre ? Sans l’appui de la mémoire de Roselynd, elle ignore tout de ce monde. Et comme son hôte ne s’interrogeait pas sur la façon de commander du mobilier…
Alors elle sillonne les rues parallèles du cinquième étage, dérive et ce n’est que par hasard qu’elle trouve enfin la boutique recherchée.
À sa grande surprise un gardien du Temple non mage et vêtu d’une simple robe grise l’accueille. Il s’incline bien bas pour la saluer, lui propose même des rafraîchissements. Elle n’a jamais été aussi bien traitée depuis son éveil et ça, elle le doit à sa tenue de camériste de Harriott.
— La commande des nouveaux meubles avance sans encombre. Peut-être souhaitez-vous ajouter quelques items pour Lady Garance ? Ou pour Madame Clarisse peut être ?
— Je viens au nom de Lady Roselynd.
Le « Ah » qu’il lui répond lui fait l’effet d’un mur de glace.
Même les roturiers de la capitale se permettent de te mésestimer ma Roselynd…
On accepte sa commande sans enthousiasme. Et comme on ne la récupère pas avant ce soir, Ombre flâne. Elle constate bien rapidement que son uniforme attire bien les regards et cela ne la gêne pas tant qu’elle se trouve dans les quartiers supérieurs. Mais, avant de se perdre dans les secteurs inférieurs, elle devra changer de tenue. Après tout, maintenant qu'elle est ici, autant faire d'autres achats...plus... délicats.
Et sous ces œillades, celui de cet homme ne la perturbe plus particulièrement. Il la rencontre quand qu’elle admire des pierres d’une bijouterie. Lui, dans la boutique, abandonne la broche qu’une vendeuse lui présente. Il l’a senti avant qu’elle n’apparaisse. Lorsque Ombre croise son regard, elle y déchiffre une surprise qu’elle ignore et elle le quitte, sans rien y penser.
Si elle pouvait lire en lui, Ombre serait horrifiée. Car l’homme n’a qu’une idée en tête :
« Quelle est donc cette… chose ?”