Celui qui voit

L’entité plie soigneusement sa tenue de camériste avant de la cacher dans son ombre. 

Elle s’est changée dans une allée abandonnée, entre deux voiles sombres avec une robe noire, volée dans l’arrière-cour d’une maison bourgeoise et qu’elle espère assez modeste pour les bas quartiers.
Au fil de ses pérégrinations, Ombre a repéré les comptoirs qui transportent les Kadarans d’un niveau à l’autre. Elle s’y dirige sans hâte. L’entité n’a pas besoin de descendre dans les bas-fonds de la capitale, pour son achat suivant, le troisième étage fera l’affaire.
Elle masse son cou exposé, les marques laissées par le Duc piquent sa peau dès qu’elle les touche. Elle essaye parfois d’y superposer sa propre main, sans jamais réussir à recouvrir entièrement les hématomes. Elle envisageait de trouver une écharpe pour les cacher, mais s’est rendu compte que personne ne semblait s’en préoccuper. Elle a alors jugé l’effort inutile. 
Les maîtres de la cité déclarent les kadarans libres de circulation ou presque : seul l’accès au sixième et septième étage est restreint. Dans les faits, la loi du pedigree interdit l’ascension des Êloïtes au-delà du quatrième niveau. Les roturiers, les adeptes de petites familles peu puissantes ou liés à des créatures non-nommées sont persona non grata dans les rues du cinquième. Et comme partout, il est plus facile de chuter que de gravir un sommet. 
Ombre monte dans une charrette en bois tirée par une mule, un transport encore plus rustre que celui qui l’a conduit à Kadara. Une fois installée, le véhicule se met en branle. Vers les bas quartiers, le transport part presque à vide, mais dans le sens inverse, elle croise des attelages si chargés hommes, femmes et enfants en livrée de domestiques, qu'ils penchent.
Là encore, la carriole s’engage sur un chemin de pierre blanche, comme sur la voie Harriott, le décor se déforme, mais cette fois, l’entité se garde bien de quitter ses pieds du regard.  

Descendre de la remorque réveille sa jambe douloureuse, aussi s’accorde-t-elle quelques secondes pour reprendre son souffle. On l’a déposé aux portes d’un marché ou l’odeur de fleurs combat celle de chair fraîche sans la vaincre. 
Ombre inspire. Ces odeurs créent en elle des sensations nouvelles : un estomac qui se contracte, des narines qui s’agitent, une gorge et des yeux qui piquent. L’air s’humidifie, alourdi par le flux des citadins qui se bousculent devant les étals de viande et de légumes.
C’est moite, c’est sale, mais en vie. 
Donc c’est beau.

L’entité avance, évite soineusement la fange. Elle n’a volé qu’une robe et elle porte toujours les souliers brodés de l’uniforme de camériste. Élégants et taillés pour les sols de marbres, ils ne supporteraient pas la moindre trace de boue. 
Les voix des forgerons sur le tempo du métal battu réchauffent bientôt des rues étroites, encombrées de caisses de bois chargées de chutes de fer. Ombre avise dans la vitrine sale d’un atelier ce qu’elle est venue chercher : un pistolet.

Dans les romances de Roselynd, elles arment les vilains roturiers, les mercenaires à la solde des ennemis des héros. Elle représentait autrefois la force du peuple face au joug de l’Empereur fou. Trois pauvres décennies plus tard, elles munissent les tire-laines des allées sombres. 
Aujourd’hui, les armes à feu sont l’arsenal des vulgaires. 
Les fiers adeptes se dotent de lames dignes de leur rôle… Des armes qui tuent. Des armes que Roselynd n’a jamais appris à utiliser, sa santé ne lui permettait pas. De toute manière, qui irait attaquer Roselynd de Harriott ? Ombre se caresse la gorge. Elle, contrairement à son hôte, a une idée.
Lorsqu’elle entre dans l’atelier, une odeur de poussière et de graisse animale l’accueille.  

— C’est pour quoi ? demande une femme derrière un comptoir, trop occupée à répartir une étrange mixture sur une lame pour regarder sa cliente.

— J’aimerais un révolver, répond Ombre. S’il vous plaît ? 

La forgeronne détaille la jeune femme un moment avant de se lever. Grande et massive, l’artisane pourrait  passer pour une mage. Elle retire ses gants de cuir et sans un mot, récupère la commande d’Ombre et la place entre ses mains. 

— Tu sais t’en servir ? 

Ombre soupèse l’arme, ses doigts se positionnent d’eux-mêmes de la bonne manière. Le poids et l’odeur métallique lui semblent familiers. Elle chasse cette idée de son esprit. Roselynd n’en a jamais touché et les pistolets sont des créations trop récentes pour qu’elle s’en souvienne. 

— Je crois, répond Ombre, perplexe. 

La femme referme ses propres mains sur celle d’Ombre. Cherche quelques mots sans les trouver. Ces paroles qu’elle garde pour elle, la forgeronne les exprime par l’attention qu’elle porte au cou de l’entité, un regard plein de pitié... 

— Si tu dois tirer, vise entre les jambes, chuchote la forgeronne. Si ce n’est pas un mage, il mourra. Si c’en est un… emporte au moins sa descendance avec toi. 

— M-merci, bafouille l’entité, trop surprise pour trouver une autre réponse. 

— Que la Dame Rouge te protège petite sœur, souffle l’artisane, le pouce sur le front d’Ombre. 

L’entité ferme les yeux au contact rugueux de la femme et accepte cette bénédiction, bien qu’elle la perturbe. 

Le culte Êlori ne connaît aucune « Dame rouge », pense Ombre, et c’est la seule religion de l’empire. Comment pourrait-il en être autrement ? Êlo y veille.

Ombre quitte la boutique avec son pistolet et un étui que la forgeronne lui à vendu à prix cassé. Elle en caresse le cuir, songeuse. Les armes appellent la violence et elle anticipe déjà les deuils à venir. La survie de l’entité dépend du déclin des Harriot, elle le sait.  
Il lui reste encore quatre heures avant qu’elle ne puisse rentrer au palais ducal. Ombre envisage de retourner dans les hauts quartiers. La fatigue la gagne et elle espère trouver un lieu de repos, là-haut. 
Un bruit derrière elle la fait sursauter. Un tonneau de vieilles pièces s’est renversé. Les quelques badauds qui l’entourent, aussi stupéfaits qu’elle, s’empressent de ramasser les fers déversés et de les remettre à leur place. Parmi cette troupe, Ombre ressent un regard posé sur elle, un regard qui dénude jusqu’à son âme.
Elle reprend la marche, se hâte malgré sa jambe raide, les doigts si serrés sur sa canne que ses phalanges blanchissent. 
Ombre, la respiration rauque, s’interroge. De qui s’agit-il ? Un bandit qui cherche à la détrousser ? À moins qu’elle ne se trompe et que personne ne la poursuive? Elle doit en avoir le cœur net. 
Elle s’engouffre dans une ruelle abandonnée, étroite et assombrie par des ponts de bois et de cordes tendus au-dessus d’elle. Un domaine parfait pour une créature comme elle. Elle se cache parmi les ténèbres, la main serrée sur la crosse de son arme. 

« N’oublie pas, chuchote une voix au fond de sa mémoire, ne mets ton doigt sur la détente qu’au moment de tirer » 

L’entité se calme, aidée par le contact du bois verni.
Elle ne voit l’homme que quand il passe devant elle. La tenue de haute facture sur son dos et l’aura douce et chaude qu’il dégage, font comprendre à Ombre le danger qu’elle encourt. Elle n’aperçoit pas son visage, mais sa chevelure blanche sur un corps jeune et musclé lui dit révèle une partie de son identité : un mage de lumière. Adepte juvénile peut-être ? Elle ne voit pas de créatures… 
Qu’importe ! Affronter un tel adversaire la conduirait à sa perte. L’entité recule, sans le quitter du regard. Elle entame un pas en arrière, pose sa canne en même temps que sa jambe et…
L’homme se tourne, son bras file comme un serpent en chasse et enserre le poignet d’Ombre. On l’arrache aux ténèbres avec une violence inouïe.L’entité réagit à une vitesse qui la surprend elle-même, elle charge son arme. Vise d’instinct. Tire. 
 

Une légère fumée s’échappe du canon. L’homme a attrapé la main armée d’Ombre et dévié son tir. La balle s’est écrasée à quelques centimètres de son pied gauche. 

— Avez-vous… essayé de tirer entre mes jambes ? demande l’homme avec un sourire incongru. 

L’adepte entrave ses deux poignets. Sa poigne ferme l’empêche de fuir. 

— Vous me suiviez, répond Ombre. 

Il hausse les épaules alors qu’il accepte cette explication comme évidente. 

Il la lâche, recule, l’observe, peu inquiet d'une éventuelle fuite. Ombre le détail à son tour. Elle estime qu’il a quatre ou cinq ans de plus que Roselynd.  Il est plus grand, plus massif et sans doute plus puissant qu’elle. Il est la quintessence du danger que représentent des mages.
Son tatouage nasal se compose d’une simple ligne verticale, barrée d’un v au niveau des yeux. Et maintenant qu’elle le voit mieux, ses cheveux blancs vaguement ramenés en chignon à la nuque sont teintés d’acajou à la racine. Tout comme ses iris cristallins cerclés d’un marron clair, sa chevelure trahit un métissage. 
Ombre se ressaisit. Il a fait l’erreur de la lâcher, tant pis pour lui. L’entité recule et appelle la magie. Un éclair l’aveugle, les ténèbres lui répondent avec un cri étouffé. Lorsqu’elle retrouve la vue, une lumière brute efface avec une efficacité mortelle le moindre filet ombreux. 

— Vous ne pouvez pas fuir, explique l’adepte. 

Il sourit et comme seule la partie gauche de ses lèvres s’arque, le geste perd de sa chaleur. Ombre se tend. Elle ne peut pas s’échapper, c’est vrai. Pour l’instant. Aussi, se tient-elle  droite malgré la douleur, maintenue par sa dignité. 

— Dites-moi, qu’êtes-vous ? demande l’inconnu. 

— Vous ne manquez pas d’air, crache Ombre, drapée du mépris propre aux mages. Vous me suivez, m’agressez puis exigez mon nom ? 

— Je n’oserais pas, réplique-t-il avec douceur, je ne vous demande pas qui vous êtes, c’est peu important. Je souhaite savoir ce que vous êtes. 

Ombre sert les mains sur sa canne. « Ce que ». Une chose. 

— Je suis humaine, répond Ombre avec une confiance absolue

Son âme et son corps sont dépareillés, certes, mais humains l'un et l’autre. Elle en a pour preuve ses quelques souvenirs.  


L’adepte pouffe, peu convaincu.

— Inutile de mentir : je vous vois

Ombre trésaille. Elle refait son chemin depuis son arrivée à Kadara. Rien. Absolument rien ne laisse transparaître sa vraie nature. Et un mage de lumière ne peut pas être assez clairvoyant pour voir la vérité.

 

Impossible, décide Ombre. J’ai dû faire quelque chose qui a attiré son regard. Mais il ne sait rien, ou si peu. Sinon, il ne réagirait pas comme ça. Il est trop calme...

— Je crois que je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde. 

Trois pas les séparent. Peut-être que s’ils se rapprochent assez, elle pourra attaquer. Et si les ténèbres l’ont abandonné, le feu, lui, brûle toujours en elle. Ses flammes ne le blesseront pas, elle le sait, mais elle espère pouvoir le perturber assez pour fuir.

L’entité se plie en deux, se serre l’estomac. La douleur est réelle, mais ce sont ses poumons qui souffrent. L’homme avance de deux pas. Ombre complète le dernier. Grimace lorsqu’elle s’appuie sur sa jambe faible et frappe d’un point embrasé. L’adepte dévie son attaque d’une main, comme on chasse une mouche agaçante. De l’autre, il lui saisit le visage. Les muscles de l’entité se tétanisent. Lui, du pouce, il essuie la couche de rouge sur les lèvres d’Ombre.  Il s’approche et ses pupilles tremblantes examinent l’anneau d’or sur les lèvres de la jeune femme.

— Je crois que je vous reconnais. Vous avez les traits et la marque de Roselynd de Harriot. Votre magie lui ressemble, mais elle n’était pas un double éveillé. Et il y a quelque chose d'autre...

Ombre se dégage d’un coup de canne, l’inconnu recule sous le coup de la douleur. 
L’entité recule. Elle bute sur quelque chose de mou, d’humide et de chaud. La créature magique du mage. Ombre pressent que se retourner pour la voir serait une mauvaise idée. Il l’a lâché si facilement, comprend Ombre, parce qu’avec une créature aussi déroutante, la fuite est un doux rêve.  

L’homme se tient la hanche, là où elle a frappé. Il regarde derrière elle, forme quelques mots muets et les sensations dans son dos s’évaporent. Ombre ne le retrouve pas dans la mémoire de son hôte. Leur rencontre à dû être brève, alors, elle décide de mentir, c'est sa seule issue. 

— Pourquoi Roselynd de Harriot se perdrait dans les bas quartiers ? Elle ne quitte jamais sa tour.

— Ce n’est pas tout à fait vrai.

Ombre encaisse cette réplique en silence.

— Et que serais-je selon vous, se moque Ombre, un fantôme ? Une oie douée de parole ?

— Je l’ignore, rétorque-t-il très sérieusement. Je ne me serais pas amusé à vous suivre si j’en avais la moindre idée. Vous parlez avec sa voix, mais votre façon de vous exprimer ne lui ressemble pas. Et vous ne ressemblez pas à une oie. Je crois.

— Je…

Ombre tousse. Son corps l’abandonne. Sur les genoux, elle vomit une bile noire et malodorante. Elle sent à peine la main qui se pose sur ses épaules. Sa chair brûle et elle n’a qu’un désire : rentrer. Se cacher au sein du fanal. Dormir. Oublier l’extérieur. 

Elle perd connaissance.

Lorsqu’elle se réveille, elle reconnait le plafond blanc de sa chambre. Allongée sur un matelas jeté au sol, elle inspire et l’air de son antre éteint la douleur de sa poitrine.  La Petite-Pousse la veille le visage pâle. 

— Comment suis-je revenue ? Savent-ils que je suis sortie ?

L’enfant rentre les épaules, secoue la tête. 

Elle l’ignore, comprend Ombre. 

Par la fenêtre, elle observe la fuite des derniers rayons de soleil. Elle a dormi longtemps. Et, épuisée, incapable de bouger, elle s’assoupit.

 

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