Au coin du feu

Par Sylvain
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à jeter un coup d'œil à la carte:
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La suite des évènements ne fut pour Kaelon qu’une succession d’images floues. Plus d’une fois il eut la sensation de se noyer, et à chaque fois, une poigne ferme le ramenait à la surface. Quand il ouvrit les yeux, sa première vision fut le visage de marbre de Déleber Estelon.

— Mon garçon ? Vous m’entendez ?

Kaelon toussa violemment et dut prendre quelques instants pour parvenir à reprendre sa respiration correctement.

— Où sont les agresseurs ? parvint-il à articuler.

— A l’heure qu’il est, les chimères doivent être loin, le pont des Amants doit grouiller de soldats, et mon frère doit remuer ciel et terre pour me retrouver.

— Les… chimères ?

Le monarque observa le jeune homme d’un regard insondable.

Par le Manchot, encore ces yeux perçants !

— Les chimères sont un ramassis de hors-la-loi, voleurs et assassins, qui instaurent un climat de terreur au sein de la ville-basse. Insaisissables, ils sont partout, dans toutes les structures, et s’opposent ouvertement à l’ordre établi. Ils sont un réel problème que je m’efforce d’éradiquer depuis des années, mais toutes mes mesures se sont jusqu’à présent révélées inefficaces.

— C’est donc ce qu’étaient ces hommes cagoulés ? Ils en voulaient à votre vie visiblement.

Le Roi murmura, l’air soucieux :

— Visiblement… mais c’est la première fois qu’ils s’approchent autant de la ville haute. C’est inquiétant, cela prouve que leurs rangs ont gonflé et qu’ils sont prêts à passer à autre chose.

— Un coup d’état ?

— Je ne sais pas…, mais Akaran n’avait peut être pas tort en fin de compte…, dit-il pensivement, davantage pour lui-même.

— Et donc, que faisons-nous maintenant ? Pensez-vous qu’il y ait encore un risque ? Rejoignons-nous le palais ?

— Malheureusement, nous sommes du mauvais côté du Nyx, et il ne me paraît pas très prudent de rejoindre le pont maintenant. Ces gredins nous ont vus tomber, et il est possible qu’ils soient en ce moment même en train de nous rechercher pas loin. Comment va votre jambe ?

Kaelon regarda son pantalon imbibé de sang. Il le releva précautionneusement en esquissant une grimace de douleur. La blessure semblait relativement superficielle, la pointe de la lance s’était contentée de frôler le membre, lui apposant tout de même une jolie estafilade. Il avait malgré tout perdu une certaine quantité de sang, et la coupure nécessiterait quelques soins. Il était bon pour boitiller quelques temps. Il pressa le tissu détrempé sur la plaie, faute de mieux.

— Ca ira.

— Bien, nous ne pouvons pas rester là, trop dangereux, les chimères pourraient nous tomber dessus. De plus, il va falloir nous réchauffer rapidement, nous sommes trempés, et les nuits sont encore fraîches en cette saison.

Encore fraîche ? Il maîtrise l’art de la rhétorique, mes orteils vont tomber si je ne bouge pas rapidement, on se gèle sévère dans ce pays glacial !

Kaelon observa un peu plus le coin maintenant que ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Il lui semblait reconnaître l’endroit où était dissimulée la barque d’Exequiev, sans en être vraiment certain. Etait-ce la peine d’en parler au monarque ? Comment le justifierait-il ? C’était un coup à se retrouver au cachot sitôt rendu au château. Mieux valait observer la suite des évènements.

— Je vous suis, ça va aller, affirma-t-il en se levant.

Les deux hommes se mirent en route et s’enfoncèrent dans le Cloaque. Les rues étaient désertes à cette heure là, personne n’était assez idiot pour se risquer dans la ville basse en pleine nuit. Au loin, un chien errant hurla. Soudain, un bruit métallique fit sursauter le prince.

— Des rats, marmonna Déleber en jetant un regard mauvais aux rongeurs qui se battaient sur un tas de déchets abandonnés.

Saleté de bestioles, je déteste cette ville…

Le Roi avançait d’un pas sûr, empruntant des venelles, tournant aux intersections ; Kaelon le suivait en trainant la jambe et en grelottant. Ils s’arrêtèrent devant un petit bâtiment à colombages. L’édifice était de belle facture, et avait dû avoir de beaux jours, mais le hourdage en pierre était maintenant noir de saleté, et l’ossature en bois était rongée par les vers. Déleber toqua à la porte massive. Le son se répercuta dans la petite rue. Au bout de quelques instants, le battant s’entrouvrit faiblement, jusqu’au cliquetis métallique de la chaînette de sécurité.

— Bonsoir Maître, glissa le Roi d’une voix qui se voulait rassurante. Pardonnez cette intrusion tardive, mais nous aurions plus que besoin de profiter de votre hospitalité.

La personne derrière le pan de bois marqua un temps d’arrêt, puis lança d’une voix chevrotante :

— Sire ? Messire Estelon ? C’est vraiment vous ?

— Lui-même mon ami.

Le loquet se déverrouilla, et la porte s’ouvrit sur un petit homme rondouillard, aux cheveux grisonnants et à la moustache entremêlée. Il portait une chemise de nuit en coton et tenait un petit bougeoir à la main.

— Mon roi, dit-il en s’inclinant. Entrez vite, le Cloaque n’est pas un endroit sûr la nuit. Excusez ma curiosité mais… qu’est-ce qui vous amène ici à une heure aussi avancée ?

— Nous avons eu quelques… déboires avec les chimères, et mon compagnon est blessé.

L’homme jeta un regard horrifié à la jambe ensanglantée.

— Nom d’Eljane, et vous êtes trempés ! Suivez-moi ! Ma femme va vous trouver des vêtements secs et s’occuper de cette vilaine écorchure. Berthine ! Réveille-toi ! Rajoute une bûche sur les braises et réchauffe la soupe !

Quelques instants plus tard, Déleber et Kaelon se trouvaient assis sur des chaises, devant une bonne flambée, une couverture sur les épaules et un bol de potage entre les mains. Leur hôte avait nettoyé leurs blessures.

— Maître Grimbo, j’ai une autre faveur à vous demander.

— Bien sûr Sire, je suis à votre service, répondit l’homme au caractère affable.

—  Merci mon ami, si vous avez un peu de papier et un crayon, j’aimerais que vous portiez une missive à mon frère, il doit être sur le pont des Amants en ce moment même. Il vous reconnaîtra.

— Je me mets en route immédiatement Messire, le temps de réveiller mes deux abrutis de fils pour m’accompagner, ils sont gaillards vous savez, et je me sentirai plus rassurer de faire le trajet en leur compagnie.

— Je ne sais comment vous remercier.

Une fois le message en main, le maître de maison sortit prestement.

— Maître ? chuchota Kaelon à l’attention de son compagnon.

Le Roi esquissa un sourire.

— Oui, vous ne trouverez pas meilleur cordonnier que maître Grimbo dans tout le royaume central. Il me confectionne mes bottes depuis que je suis en âge de monter à cheval.

— Vous avez l’air de connaître le Cloaque mieux que je ne me l’imaginais.

—  Un souverain avisé se doit de connaître sa ville et ses sujets. Tiens… c’est curieux, j’étais persuadé d’avoir aperçu une bague à votre doigt pendant le combat.

— Oui, un bijou… familial, que j’avais depuis mon enfance, mentit Kaelon. Il a malheureusement sombré au fond du Nyx pendant notre baignade. Et c’est bien mieux comme ça, il n’aurait plus manqué qu’il la trouve pour m’enfoncer davantage dans la panade.

Le Roi prit la main du jeune homme et la scruta.

— C’est étrange, vous n’avez absolument pas cette marque typique que laisse un anneau quand il est porté de longue date.

— Ah, oui… je… ne le mets qu’en de très rares occasions, la guerre contre les Arguelas ne laisse que peu de temps aux évènements festifs.

Cet homme ne se repose donc jamais ?

— Je comprends, pardonnez ma méfiance, quand on est constamment entouré de personnes intéressées et vénales, on a tendance à devenir quelque peu paranoïaque. Ca, et l’âge n’arrangeant rien… De plus, je vous dois des excuses.

— Des excuses ?

Le Roi eut l’air embarrassé.

— J’avais presque réussi à me convaincre que vous étiez de mèche avec les chimères et que vous en vouliez à ma vie.

— Comment ? s’exclama Kaelon avec la plus mauvaise foi du monde. Mais Sire, comment une idée si saugrenue a-t-elle pu vous traverser l’esprit ?

—  Un concours de circonstance, cette histoire que m’a raconté mon capitaine, votre retard à la soirée, la rencontre de ce … Crésone, qui m’a fortement déplu.

Vous m’en direz tant…

— Je comprends mieux votre comportement avant l’attaque.

— J’espère que vous saurez faire preuve d’indulgence à l’égard d’un vieillard dépassé.

Sauvé par l’homme que je suis venu assassiner, comment je peux me foutre dans des situations pareilles ! C’était plus simple quand je ne ressentais que du dégoût et de la haine pour lui, mais là… pardonnez-moi Mère, je ne vois pas comment je pourrais réussir cette entreprise…

— Dites-moi, demanda Kaelon. J’ai été surpris par le juron de notre hôte, vénèrerait-il la Matriarche ?

— Bien sûr, qu’y a-t-il d’étrange à cela ?

— Eh bien, bredouilla le prince. Chez nous, les hommes vénèrent Jaénir, et les femmes, Eljane.

Le Roi éclata d’un rire franc.

— Ah, je ne doute pas que la religion soit d’une importance capitale à la Fière ! J’ai souvent vu ce pédant d’Ulfan –Notre archiprêtre– pester contre ces hérétiques d’estriens qui refusaient d’ériger un sanctuaire au nom du Père.

— Notre chapelle nous suffit…

— Je n’en doute pas, vous n’avez pas idée de combien je vous envie… Je voudrais parfois avoir le pouvoir de bouter ce… pontife prétentieux et ses curetons hors des murs d’Elhyst.

— Attention Sire, on pourrait vous prendre pour un incroyant, le taquina le jeune garçon.

Le Roi lui lança un regard espiègle.

— Ne vous méprenez pas, je suis Jaéniste, et je respecte nos croyances, mais il me semble que nos bienveillants prêcheurs ont tendance à oublier qu’ils sont au service du peuple et non l’inverse. Les préceptes d’humilité des Amants ne me paraissent pas être leur priorité.

Kaelon considéra le monarque d’un œil nouveau. Oui, il appréciait de plus en plus cet homme là.

— Et donc, notre adorateur d’Eljane ?

— Oui, je m’égare. L’orientation ne dépend pas du sexe d’un individu comme vous le pensez à Kler Betöm, mais plutôt de ses convictions, et souvent plus tard, de son métier.

— Je vois… non, pas vraiment en fait.

— Pour commencer, il faut reconnaître que nos lieux de culte sont souvent orientés vers le Père, de par Candala, la ville sainte, qui elle-même vénère ouvertement Jaénir en divinité principale. La parole d’Eljane est plutôt portée par les prêtresses, qui ne descendent que rarement de leur montagne. En cela, je ne peux vous donner totalement tort, car on retrouve effectivement une espèce de distinction des genres au sein même de notre ordre religieux. Sinon, le Patriarche est en principe vénéré par des castes de personnes prônant l’ordre, l’obéissance et l’intransigeance. Alors que les Eljanistes ont plutôt tendance à être… anarchiste.

— Anarchiste ? N’est-ce pas dangereux ?

— Pas dans le sens « rejet de l’autorité », mais dans le sens créatif. Pour dégrossir sommairement, vous trouverez dans cette branche les philosophes, les voyageurs, les artisans, les artistes également, et toutes ces personnes qui ont un esprit vagabond. Les habitants d’Abysse sont massivement eljaniste, c’est d’ailleurs l’unique cité à bénéficier d’une prêtresse, leur marraine comme il la nomme.

— Je comprends mieux.

— Alors que les Jaénistes seront composés de guerriers, de précepteurs, d’argentiers ou de soigneurs, toute personne aimant les choses nettes, sans surprise, avec une hiérarchie et un protocole bien établis.

— Ce qui explique pourquoi mon peuple adore le Patriarche…

— Exactement, puis vient enfin une troisième filiation, celle des modérés.

— Les modérés ?

— Oui, tous ceux qui n’ont pas de préférence, ou qui estime que vénérer deux dieux leur apportera forcément plus de chance. On y retrouve les commerçants, les paysans, les pêcheurs en grande majorité. Ceux également pour qui les liens familiaux sont très important, les sages-femmes…

— C’est effectivement beaucoup plus complexe que la vue étriquée que j’en avais, commenta Kaelon en baillant.

— Avez-vous vu ces armes que les chimères utilisaient ? demanda soudain le Roi en passant du coq à l’âne.

— Heu, oui… enfin non, de petites haches aux lames recourbées, et des sortes de… bèches. Je n’avais jamais vu de tels outils auparavant, et ils ne me paraissent pas  adaptés au combat, même s’ils se sont avérés terriblement efficace, répondit le prince en essayant de s’imaginer avec un de ces accessoires face à un Arguelas.

— Vous y connaissez vous en équarrissage du bois ?

— En…, non, du tout, de quoi s’agit-il ?

— L’équarrissage est l’art de tailler des poutres de sections carrées, c’est la phase suivant le bucheronnage, juste avant d’être utiliser dans la réalisation de charpentes.

— Je vois, commenta Kaelon pour qui le mystère s’épaississait.

— Et ces armes étaient des outils d’équarrissage, développa Déleber en proie à une intense réflexion. La petite hache à la lame cambrée est une doloire, qui permet d’amincir le bois. La bêche dont vous parlez est en fait une herminette, qui permet entre autre, le dégrossissage d’une poutre. Et il ne vous aura pas échappé que nos assaillants utilisaient également des cognées, ces haches permettant l’abattage des arbres.

— J’avais effectivement reconnu cette dernière, mais où voulez-vous en venir ? Nous avons été agressés par une bande de bucherons ?

— Les principaux bois d’Elhyst se trouvent au nord du lac, près de la cascade, et ils appartiennent tous au même homme, ainsi que la plupart des chantiers de la ville. Il me vient à l’esprit une effrayante hypothèse, et j’espère me tromper.

— Vous pensez que quelqu’un de votre entourage aurait engagé les chimères pour vous assassiner ?

— Je prie Jaénir pour que ce ne soit pas le cas mon garçon. Et j’aurais un bien gros service à vous demander.

— Tout ce que vous voudrez majesté, je ne suis pas en mesure de vous refuser quoi que ce soit, vous m’avez sauvé la vie ce soir.

— J’ai peur de ne pas pouvoir faire confiance à grand monde… J’aimerais que vous fassiez partie de l’escorte qui accompagnera ma fille dans les montagnes d’Eljane.

— Je... j’accepte avec plaisir Sire, et vous remercie de la confiance que vous m’accordez, bredouilla le prince.

Mère me fera tuer, mais avant, elle s’assurera de me faire souffrir.

— Merci mon garçon, profitons du peu de temps qu’il reste avant l’aube pour nous reposer un peu, une longue journée vous attend demain.

 

Maître Grimbo revint un peu avant le levé du soleil accompagné d’ Althaer.

— Je t’avais dit que je voulais rester avec toi pour assurer ta protection ! tonitrua le géant. Mais non ! Qu’as-tu décidé à la place ? Que je reste avec mes nièces et mon neveu ! Tu n’en fais toujours…

Le souverain stoppa son frère d’un geste impérieux.

— Trouve-moi immédiatement Fabri Bolion, et ramène-le moi. Puis va te préparer, tu pars dans quelques heures pour Eljane.

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Edouard PArle
Posté le 17/01/2022
Coucou !
Tu joues bien sur le fait que Kaelon a été sauvé par celui qu'il devait assassiné et qu'il le trouve à présent très sympathique. Au niveau du scénario, je trouve que ca fonctionne à merveille !
Kaelon est si retourné qu'il se retrouve finalement en mission pour le roi. Et il va protéger sa fille (tiens... quel hasard xD), se dressant contre les intérêts de sa propre maison. Pour le personnage, c'est un tournant et j'ai hâte de voir ce que ça va donner.
En effet, tu développes bien les religions, encore une fois je trouve ça très intéressant car c'est rarement développé plus que ça en fantasy.
Je pense que la chute aurait été meilleure en s'arrêtant à "demain".
Mes remarques :
"Saleté de bestioles," -> saletés
"et je me sentirai plus rassurer de faire" -> rassuré
"rassurer de faire le trajet en leur compagnie." le "de faire le trajet" pourrait être enlevé
"les Eljanistes ont plutôt tendance à être… anarchiste." -> anarchistes
"commenta Kaelon en baillant." -> bâillant
Un plaisir,
A bientôt !
Sylvain
Posté le 18/01/2022
Hello!

Oui, Kaelon est un peu perdu et nous verrons bien vers qui ira sa loyauté^^
La religion est une part importante de mon histoire, et je suis d'accord, ce n'est pas toujours traitée dans la fantasy, même si certains écrivains la développe à merveille^^
Sebours
Posté le 02/12/2021
"on se gèle sévère dans ce pays glacial !" ça ne colle pas avec le début de la phrase qui est soutenue.

L'explication de la religion des deux amants est bien amené dans la discussion.

La partie "enquête sur les bucherons" demande un développement. Sont-se des chimères bucherons? Les employés d'un opposant qui fait passé l'attentat pour un acte des chimères? Je n'ai pas bien compris la pensée du roi.
Sylvain
Posté le 02/12/2021
Tu as raison, ma phrase ne passe pas bien dans le contexte. Il faut que je reprenne ça.
En ce qui concerne les chimères, le roi est interpellé par le fait que ce soit des bucherons car la plupart des chantiers et des menuiseries appartiennent au même homme: Fabri Bolion, qui est un ami de la famille. (J'en parle un peu dans le chapitre où l'on rencontre les nobles)
C'est pour ça qu'à la fin du chapitre, il demande à son frère de le trouver.
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