Sa vie s’était écroulée. En quelques instants, elle avait perdu tous ses repères. Ses rêves de liberté, de voyages et de paysages exotiques lui avaient été arrachés brutalement. Quelques mots sortis de la bouche de cette harpie de prêtresse avaient scellé son avenir aussi sûrement que si on lui avait passé une chaîne au cou. Un vide immense s’était emparé d’elle à l’annonce de son départ, et être au centre de toutes les attentions l’avaient profondément ébranlée ; notamment le sourire narquois de ce serpent de prince estrien. Pour couronner le tout, son père s’était fait agressé pour la deuxième fois en deux jours, et elle abhorrait l’idée de quitter la capitale en cette période de troubles. Eyanna s’était réfugiée dans son jardin, qui affichait maintenant de jolies teintes jaune vif. Les forsythias s’étaient pleinement épanouis, et la nature semblait se concentrer une fois de plus sur son petit paradis, boudant le reste des espaces verts du palais, où seuls quelques arbustes effeuillés dominaient tristement une herbe défraîchie. Dame Eline lui caressait doucement la tête, et pour une fois, la dame de compagnie était silencieuse. Un bruit de pas la tira de sa mélancolie. Sa sœur se dirigeait vers elle. Le soleil se levait à peine, et la jeune femme avait les traits tirés, les yeux bouffis et les cheveux en bataille. Pour elle aussi la nuit avait était courte. Même avec la tête enfarinée, elle reste magnifique, songea Eyanna avec une pointe de jalousie. Nemyssïa s’avança et prit sa sœur dans les bras. D’abord surprise, celle-ci se laissa aller, et quelques larmes roulèrent doucement le long de ses joues. Elle n’était pas vraiment habituée à des démonstrations de tendresse de sa part.
— Tu feras une bonne prêtresse ma sœur, j’en suis convaincue, murmura-t-elle.
Eyanna fixa ses grands yeux d’un vert sombre. Il était facile de s’y noyer, pas étonnant qu’elle ait autant de succès auprès des courtisans. Elle eut un rire amer.
— Bien sûr, j’ai toujours rêvé d’aller m’isoler au sommet d’une montagne pour… Pour y faire quoi d’ailleurs ? C’est vrai, quel est le rôle d’une prêtresse au juste ? D’arracher de pauvres filles à leur foyer pour en faire des prêcheuses à leur tour ? C’est ridicule…
— C’est un immense honneur d’avoir l’occasion de représenter Eljane ma fille, tenta Dame Eline.
— Je n’ai cure de représenter qui que ce soit, s’énerva Eyanna. La seule personne que je souhaite symboliser, c’est moi ! Je veux mener ma vie comme je l’entends ! Au lieu de quoi ? Je vais aller m’enterrer avec une bande de vieilles sauterelles barbantes, à réciter des oraisons à longueur de journée ?
— Je comprends ta frustration ma sœur, mais nous avons chacun notre rôle à jouer, nous ne sommes pas n’importe qui, et notre rang nous impose des responsabilités.
— C’est facile de dire ça pour toi, ton rôle se cantonne à trouver un mari au sein d’une famille prestigieuse, et de mener la vie de cour dont tu as toujours rêvé ! cracha-t-elle.
Elle s’attendait à un retour cinglant de son aînée, mais étrangement, rien ne vint.
— Tu as raison, souffla-t-elle d’une voix inhabituellement gentille.
— Et comment va Père ? se reprit Eyanna, un peu déboussolé.
— Il est en ébullition, comme tu peux t’en douter, il prépare un cortège pour t’escorter jusqu’à Eljane.
— Une escorte ? Qui m’accompagne ?
— Je ne sais pas trop, il était question pour l’instant de notre oncle et de ce déconcertant prince estrien.
— Le fils Derbeniss ? siffla Eyanna. Ce fanfaron prétentieux ? Hors de question que je voyage avec lui !
— Allons ma sœur, Tout se passera bien, je suis sûre que nous nous reverrons avant que j’ai eu le temps de te manquer.
En cela, la jeune princesse ne pouvait plus profondément se tromper.
*
— Des nouvelles de Fabri Bolion ?
Déleber était préoccupé. Les évènements de la nuit l’avaient bien plus troublé que ce qu’il voulait bien s’avouer, et ses quelques heures de sommeil n’avaient pas suffit à le requinquer.
— Aucune, répondit Althaer. J’ai envoyé des hommes le quérir ce matin chez lui, mais il est absent depuis quelques jours. Il est apparemment parti pour Candala le lendemain de l’allégeance d’Ethyer pour l’église.
— Bien, ça ne change pas grand-chose de toute façon. Poste des gardes devant chez lui, qu’ils me préviennent dès qu’il sera de retour.
— Par les roustons de Jaénir ! Vas-tu enfin me dire ce que tu lui veux à ce pauvre bougre ? jura le colosse.
Le Roi haussa un sourcil en passant un doigt le long de sa balafre toute fraîche.
— De simples soupçons que j’aimerais éliminer, je préfère ne rien dire pour le moment.
— Arf ! abdiqua son frère. Tu es aussi borné qu’une vieille mule acariâtre.
Déleber soupira.
— Tu sais que Fabri est un ami de longue date, rappelle-toi comme il a été présent lorsque Ethyer était malade. Il nous a soutenus quand nous pensions qu’il ne survivrait pas plus de quelques années. Je souhaite lui laisser le bénéfice du doute avant de l’accabler. Mon jugement s’émousse avec le temps, et je ne voudrais pas commettre une autre erreur.
— Bah ! J’abandonne, il est plus simple de soutirer une pièce à un banquier affanite que de te faire parler.
— As-tu planifié le trajet jusqu’à Eljane ?
— Evidemment, lâcha Althaer. Nous contournerons le lac du cœur par l’est jusqu’aux cascades, puis nous longerons la Rurque jusque chez les culs-bénis. Et après… Cette pâlotte de prêtresse sera la seule à connaitre le chemin à travers les montagnes.
— Parfait, en ce qui concerne la composition du convoi…
— J’ai tout prévu, je partirai avec une dizaine de vétérans, Eyanna ne risquera rien.
Le souverain prit une grande inspiration.
— En fait… non.
— Non ?
— Non… impossible d’envoyer un groupe militaire vers la ville sainte. Tes dernières… initiatives ont été très mal perçues par l’église.
— Tu te moques de moi ? explosa le géant. Hors de question que je mette un pied chez ces croulants béatifiés sans une solide escorte !
— Très bien. En ce cas, le sujet est clos, tu resteras ici, j’ai justement une mission à te confier. Certainement des rumeurs, mais j’ai ouïe dire qu’un culte de l’Innommable se développait dans le Cloaque…
— Bon ! fulmina le géant. Tu as gagné ! J’irai chez les bigots gâteux avec les personnes de ton choix ! Vas-y, balance, qui vais-je devoir me coltiner ?
— Pour commencer, le prince Estrien avec son garde du corps.
— Ah non, je te préviens ! Pas question de rompre le pain avec ce pendard de Crésone ! Il profitera de la moindre occasion pour me larder la couenne… et je ne me priverai pas non plus. Je préfère encore aller chasser les encapuchonnés.
— Non... pas Crésone, il a disparu, et même son prince ne sait où il se terre. Il s’agit d’une de ses carapaces, un guerrier fiable d’après ses dires.
— mmm, Admettons, bougonna le frère du roi.
— Evin Justé sera également du voyage. Il a fortement insisté pour participer à l’ascension d’Eljane, et au vu des récents évènements, je ne voyais pas trop comment le lui refuser.
Althaer ricana.
— Il est surtout intéressé par l’escalade de ta benjamine celui-là ! Ne compte pas sur moi pour jouer les chaperons, si notre petite Eyanna revient avec un pantin dans le tiroir, ça ne sera pas de mon fait.
Déleber fronça les sourcils, mais ne releva pas.
— Et enfin, Frère Bronk vous accompagnera.
— Frère… Bronk ?
— Ulfan insiste pour que le pèlerinage se fasse sous l’œil de Jaénir, et il nous impose la présence d’un de ses fidèles.
— Ne vient pas te plaindre si quelque chose arrive à son protégé, je ne vais pas veiller sur lui comme une brebis sur son agnelle.
— Avec la prêtresse, vous serez donc sept. Depuis le temps que tu souhaitais parti pour le nord, tu devrais être plutôt satisfait non ?
— Effectivement, murmura le mastodonte l’œil soudain luisant, ça tombe à point nommé.
*
Kaelon se réveilla la bouche pâteuse et avec un furieux mal de tête. Sa cuisse l’élançait et il était fatigué. Sa nuit avait été ponctuée de cauchemars sanglants. Il avait pris des vies humaines, et ça lui occupait l’esprit. Il avait fait ce qu’il fallait pour survivre dans le feu de l’action, mais à présent que la pression était retombée, il se prenait de plein fouet l’horreur de la situation. Et ça l’effrayait… découper un Arguelas et tuer un homme étaient deux choses très différentes. Les visages des deux coupe-jarrets qu’il avait abattus lui apparaissaient chaque fois qu’il fermait les yeux. Les deux figures se mélangeaient pour n’en former qu’une, agonisante, les veines saillantes, un rictus de douleur crispé et l’écume débordant de ses lèvres, le regard vitreux et une hache plantée dans le crâne.
Hélane entra dans sa chambre comme une tornade, visiblement peu encline à la plaisanterie. Bordur la suivait platement. Les poings serrés et le visage renfrogné, elle lui lança un regard furibond.
— Tu te fous de moi ! Tu nous laisses en plan pour la deuxième fois, et tu manques de te faire raccourcir ! Mais bordel, qu’est ce qui t’échappe dans la définition de carapace foutre d’andouille sans cervelle !
— Calme-toi Hélane, s’agaça-t-il d’une voix peu convaincante. N’oublie pas que tu t’adresses à ton prince.
— Mon prince ? Une foutue bourrique oui ! Même l’arrière-train de ce balourd de Bordur a davantage de jugeote que la bouse limoneuse qui se tient entre tes esgourdes !
L’interpellé protesta mollement pour la forme, plus occupé à s’inspecté le fond de l’orbite dans un petit miroir accroché au mur, qu’à participer à la conversation.
— Ecoute Hélane, ce n’est vraiment pas le moment… ma jambe me fait un mal de chien, et j’ai l’impression qu’une bande d’Arguelas dansent une gigue dans mon crâne…
— Je me fous qu’un Arguelas ou que la Matriarche elle-même se trémousse dans ta caboche ! Le problème vois-tu Kaelon, est que nous ne pouvons pas te protéger correctement si tu ne nous fais pas confiance !
— De quoi as-tu peur ? De perdre ta petite tête si je venais à trépasser ? balança-t-il d’un ton acerbe. Et merde…
Elle le toisa avec le dégoût d’une aristocrate découvrant un morpion dans l’intimité de son tendre.
— Si tu penses encore cela, c’est que tu n’as rien compris, grinça-t-elle d’une voix tremblante de rage. Et j’aurais mieux fait de devenir reproductrice à la Fière, la souillure aurait été plus supportable que ton arrogance.
— Ecoute Hélane, je… suis désolé, pardonne-moi, mes propos étaient stupides et blessants.
— Et particulièrement humiliants… toi mieux que quiconque sait par quoi je suis passée, ce que j’ai dû endurer pour qu’on me reconnaisse à ma juste valeur.
— Je sais… je laisse ma mère obscurcir ma vision et mon jugement, mais c’est de sa faute si…
— Mais bon sang Kaelon ! explosa-t-elle. Quitte le giron maternel ! Tu crois que tu es le seul à avoir eu une enfance difficile ? Faut-il que je te rappelle ce que c’est que d’être la fille d’un porteur d’eau ? D’un homme rabaissé constamment ? Prend tes propres décisions ! Et cesse d’accabler ta mère !
— Mais c’est la Dame du Bras ! Et ça fait toute la différence ! Je ne peux pas me contenter d’ignorer ses paroles comme le ferait un vulgaire marmouset. J’ai des responsabilités, et mes choix ont des conséquences.
— Arrête de te plaindre Kaelon, et prends les devants, assume tes actes, tu es l’héritier de Kler Betöm désormais. Parle à ta mère quand nous rentrerons, et assied ta position !
L’héritier de Kler Betöm… Ces mots avaient un sens étrange pour lui, contre nature, et ils lui mettaient un goût amer dans la bouche. Rien ne lui semblait cohérent dans tout ça. Il inspira un grand coup.
— Justement… Je ne rentre pas.
— Tu ne… et où allons nous ?
— J’accompagne la princesse Eyanna jusqu’à la montagne de la Matriarche.
Ce fut au tour d’ Hélane de perdre ses mots.
— La… cette pimbêche ? Cette ridicule petite sotte choisie par la prêtresse ? Mais pourquoi ?
— Je l’ai promis à son père, je lui suis redevable et j’ai engagé mon honneur.
La guerrière digéra l’information puis demanda :
— Très bien… Et quand partons-nous ?
— Ce matin, mais… tu ne viens pas avec nous.
— Kaelon…, pesta-elle. Qu’est ce que tu essaies de me dire…
— Rien de plus que ce que je t’ai dit, ce félon de Mandler a disparu, et il me faut quelqu’un de confiance pour raccompagner les gamines à la Fière.
— Et pourquoi tu ne demande pas ça à ce gros lourdaud de Bordur ? Il pourrait s’en charger non ?
Le géant avait la langue sortie, signe d’une intense réflexion chez lui, et s’évertuait à s’arracher des petits bouts de peau sanguinolents à l’aide d’une pince sortie de Jaénir sais-où, l’œil rivé sur le petit miroir.
— Hélane… Mais enfin tu l’as vu ? Autant demander au Manchot de prendre soin de nos nouveau-nés ! Non, il faut que ce soit toi. De plus, ma mère exigera un compte-rendu concis.
La jeune femme le fixa d’un regard froid, résigné.
— Bien… tu es mon prince et j’obéirai. Je veillerai sur tes intérêts à distance. Mais ce que tu me demandes là… c’est pire que toutes les humiliations que j’ai pu subir pendant ma formation. Tu leur prouves à tous que même toi, tu ne reconnais pas une femme comme pouvant être l’égale d’un homme de Kler Betöm...
Sa voix était neutre, dépourvue de sentiments, et en un sens, c’était bien pire que lorsqu’elle s’énervait contre lui et l’insultait. Il l’avait blessée et en avait conscience.
Hélane sortit d’un pas raide, le buste droit, toujours suivi de Bordur qui le regarda en secouant la tête.
Qui est Fabri Bolion ? Je ne me rappelle plus de lui.
J'aime beaucoup l'alternance de point de vue entre les différents personnages principaux. Le départ de l'escorte de la princesse se prépare et ça permet d'avoir les pdv de toutes les parties.
C'est intéressant de voir que Kaelon accorde plus d'importance à la vie humaine qu'à celle des arguelas. La dispute avec sa carapace est assez logique, ça fait un paquet de fois qu'il leur fausse compagnie^^ Cette vive discussion sera-t-elle à l'origine d'un changement de comportement de Kaelon, moins soumis à sa mère ? Ca en prend en tout cas la direction.
Mes remarques :
"s’était fait agressé" -> agresser
"Parfait, en ce" point après parfait ? (vu que c'est une nouvelle idée)
"que tu souhaitais parti pour le nord," -> partir
"plus occupé à s’inspecté" -> s'inspecter
Un plaisir,
A bientôt !
Fabri Bolion est l'un des trois nobles qui mangent chez le roi au début. Celui pour lequel Ethyer s'engage à soutenir les soldats de la Foi pour avoir son soutien. C'est un gros propriétaire terrien (les bois au Nord de la capitale) et il a beaucoup de chantiers dans la ville. Ses employés travaille le bois.
Il faudra que je le resitue plus précisément dans ce chapitre.
"Dame Eline lui caressait doucement la tête, et pour une fois, la dame de compagnie était silencieuse." Répétition de dame qui alourdit un peu la phrase.
Sur la deuxième partie du chapitre "Des nouvelles de Fabri Bolion ?" Tu devrais glisser quelques allusions sur l'entreprise de bucheronnage histoire que tous les lecteurs resituent bien qui est Fabri Bolion.
Sur la troisième partie, malgré son expérience avec les argelas, Kaelon est secoué d'avoir tué des hommes. Je trouve que c'est très bien de l'aborder sous cet angle. S'il n'avait rien ressentit, ce ne serait qu'un psychopathe et toutes les morts suivantes n'auraient aucun poids. C'est important d'insister sur la valeur de la vie. Et tu amorce sa prise de conscience qu'il est désormais héritier du trône.