Au détour de moi

Au détour de moi

 

 

Elle enfile sa veste.

Elle ne monte pas la fermeture-éclair.

Elle saisit son sac Lulu Castagnette, que sa mère trouve si moche, mais qu’elle adore.

Elle attrape ses clefs, et son portable rose (oui, rose, parce qu’il n’était pas cher et qu’elle ne voulait pas faire plaisir à ce charmant vendeur SFR). Elle branche les écouteurs pour la première fois ; ils renvoient du silence dans ses oreilles.

 

Elle traverse l’appartement et sort.

Glisse la clef dans la serrure. Tourne deux fois.

Descend les escaliers.

 

S’arrête sur une marche, et manipule le portable rose, le portable qu’avait tant attendu son amie Émilie, amie du net, résidant sur la douce Réunion. Oui, parce qu’avec l’ancien, vieux comme l’Antiquité, les textos n’arrivaient pas jusqu’à elle. Incompatibilité des cabines téléphoniques avec le satellite.

 

La musique s’enclenche aussitôt ; la fée la plus célèbre de Disney s’agite, suspendue par un fil au téléphone.

 

Elle sort enfin de l’immeuble.

Quartier pas chic.

Plutôt bourgeois.

 

Dans le genre, elle a même été élue « la fille la plus bourgeoise » quand elle était en colonie, plus jeune. Elle ne savait pas ce que ça voulait dire, bourgeoise. On lui avait dit : « c’est quand tu t’habilles bien ».

 

Tu parles.

En tenue vestimentaire, elle finit dernière.

 

Ses pas traversent le parc, rythmés par la musique.

 

I'm in like with you Not in love with you… quite yet My heart's beginning to Slightly overrule my head

 

Le soleil, tantôt caché par les immeubles, jaillit et elle se le prend de plein fouet dans les yeux. Ou plutôt, plein dans les lunettes.

 

Aveuglée, elle sourit quand même. Il fait bon dehors. Très bon. Elle songe à Émilie, qui transpire sous la canicule réunionnaise, et qui adorerait ce soleil d’hiver à peine tiède. Et puis à Valek, qui annonce la neige sur sa contrée d’origine, Nice.

 

Oh no, oh no My self control It won't hold up for very long Oh no, oh no You touch my soul I can't help falling too fast for you

 

Il y a un peu d’air quand même. Trois fois rien. Elle n’a pas fermé sa longue veste, qui vole légèrement derrière elle. Elle regarde à droite et à gauche, et traverse. Y’a pas de voitures, de toute façon. Pas de voitures, pas de piétons. Juste deux maisons. Elle passe au milieu.

 

Can you hold on a bit Stop before we go 'cause I might need a moment And I wouldn't wanna spoil it

 

Elle sourit. Elle pense le sourire aussi. Elle pense à Christelle, et à Ophélie. Et puis, à Jade. Créatrice d’une superbe communauté. Qui est en vacances, elle aussi. Veinarde. Mais elle ne se plaint pas : elle-même profite de deux semaines de repos bien méritées.

 

Elle rejoint un trottoir à l’ombre. L’air frais glisse toujours contre sa taille, mais elle sourit. Elle ne sourit pas souvent, mais là, elle en a envie. Puis elle chante aussi. En silence, bien entendu ; il ne faudrait pas faire fuir le soleil. Il n’y a que ses lèvres qui bougent.

 

Who knows if I am ready or not Only time will tell Who knows if we are ready to make this something Who knows

 

Elle aime cette chanson. Faudrait qu’elle pense à la ressortir pour Camille. Camille qu’elle voit à chaque fois qu’elle croise son ombre. Camille est une ombre, une ombre qui n’existe pas, et qui persécute un monde…un monde qui n’existe pas non plus.

 

Et puis elle pense à…non, elle ne préfère pas y penser. Penser à la fin de sa propre histoire, rien de pire pour se péter le moral. Mais elle se dit que fin ou pas, Xavier sera toujours au volant de sa voiture pour chanter une version bien à lui de Crystal Ball. Ce sera pas elle. Ce sera lui. Et c’est ce qu’elle pensera lorsqu’un flic l’arrêtera pour excès de vitesse : c’est pas elle, c’est lui.

 

Maybe this is love But I haven't fallen in… quite yet

 

On la klaxonne. Encore le vieux louche d’à côté, qu’elle soupçonne de lui avoir pompé son Sans-Plomb 95 à un euro dix le litre, qui la surprend à vouloir traverser au feu rouge et qui le lui fait comprendre.

 

Elle finit par traverser. De toute façon, elle traverse toujours aux feux rouges. Comme à Paris.

Elle longe l’avenue Charles de Gaulle, passe devant les magasins sans les voir.

Et aussi devant Bull’Image, que des enfoirés sont en train de vider, parce qu’ils ont vendu la librairie en liquidation judiciaire.

 

Putain, ils vendent le seul truc de bien ici.

Elle avait même une carte de fidélité.

 

Oh no, oh no My self control It won't hold up for very long Oh no, oh no You touch my soul I can't help falling too fast for you

 

Elle arrive au terme de son voyage : la pâtisserie. La meilleure de la ville.

 

Ne regarde pas les tortures dont elle ferait bien son quatre heures.

Récupère sa tropézienne.

Puis pose un œil prudent sur les pâtisseries.

Pense à Ludivine.

Regrette.

Foutu pêché capital.

 

Can you hold on a bit Stop before we go ‘cause I might need a moment And I wouldn’t wanna spoil it

 

Elle refait le chemin en sens inverse, sa tropézienne qu’elle tient solidement entre ses deux mains. Elle sourit. Encore. Un sourire effacé, distrait, sur son visage un peu froid, tout de même. Elle fait même peur aux enfants.

 

Who knows if I am ready or not Only time will tell Who knows if we are ready to make this something Who knows Who knows

 

Elle ne sait pas pourquoi, mais quand elle traverse le trottoir et se retrouve au soleil, elle se sent revivre. Heureuse. Alors qu’il n’y avait vraiment aucune raison de l’être.

 

Elle observe les façades des magasins.

Ses proches disent qu’elle est très observatrice, qu’elle retient tout ce qu’elle voit.

Ceux qui ne sont pas proches le pensent aussi, comme l’ancienne employée au bureau de sa mère, qui avait été effrayée de recevoir dans l’endroit une fille qui regardait tout, absolument tout.

 

D’autant plus étonnant qu’elle ne sait pas décrire, la fille qui intrigue. Elle voit, mais garde tout pour elle. Puis, elle a la flemme aussi. Elle n’a pas les mots, souvent.

 

Can you hold on a bit Stop before we go 'cause I might need a moment And I wouldn't wanna spoil it

 

Elle pense à nouveau à sa maison de cœur, la Plume d’argent, à ses membres, à Gaëlle, à ses Bébous, Sarah et Louise, à la Fille-Sans-Nom qu’elle nomme Naomi, à tous les autres. Aux nouveaux. Et aussi à S.Cendrars. Lui, elle l’emportera en souvenir jusqu’à sa tombe.

 

Who knows if I am ready or not Only time will tell Who knows if we are ready to make this something

 

Puis elle pense à son planning. Elle a du retard. Aussi bien que pour ses devoirs, que pour l’écriture. Et merde. Mais elle assume, et presse le pas. Ce soir, elle a envie d’écrire autre chose. Juste pour changer. Se libérer. Et peut-être partager ça avec quelqu’un d’autre. Qui sait ?

 

Au détour d’une courte rue vide, elle tomba sur un homme qui la surprit la bouche ouverte, un air de chanson collé aux lèvres. Elle la referme, comme un poisson rouge, et se retourne pour rire en silence. Comme ça, quoi.

 

Dieu que c’est lourd, cette tropézienne. On ne dirait pas comme ça. Tant pis. Ce soir, il restera que dalle.

 

Who knows if I am ready or not Only time will tell Who knows if we are ready to make this something Who knows

 

Elle arrive dans sa résidence, monte jusqu’à son porche.

Croise une femme.

Prononce un bonjour quasi-muet.

Insère d’une main la clef dans la serrure.

L’autre retient la tropézienne.

Tourne.

Pousse avec ses fesses la lourde porte.

Monte les deux étages.

Déverrouille à nouveau une porte.

La sienne, cette fois.

 

Elle se débarrasse de sa veste, de son sac. Elle va poser la tropézienne au frigo. Ce sera meilleur.

 

Elle garde son téléphone à la main. Elle marche dans l’appartement, saute, danse, chante, à voix haute cette fois.

 

Who knows Maybe, maybe not

 

En face d’elle, le long miroir du salon lui révèle son image à l’heure actuelle.

Who knows Maybe, maybe not

 

La fille qui s’en fout, qui profite d’un rien. D’un moment insignifiant.

Who knows Maybe I will, maybe I won't

 

Qui est même heureuse de rien. Juste pour voir ce que ça fait, juste une fois, d’être heureuse.

Who knows

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Loulou
Posté le 05/02/2019
Aaah Clo, ça fait tellement de bien de te lire après tout ce temps! J'avais (presque) oublié comme ton écriture est drôle et fluide, l'art que tu as de magnifier des petites choses toutes simples.
J'ai commencé avec ce petit texte, maintenant je suis curieuse de lire tout ce que tu as écrit depuis mon départ de PA. Xavier et Ludivine m'ont manqué, je m'en vais relire les aventures de tes comédiens en herbe :) 
Bises diaboliques 
Nascana
Posté le 11/07/2010
Je trouve ça très mignon. On ressent bien ta joie de vivre, ça fait vraiment plaisir.
Même si c'est sans prétention, c'est un morceau de vie qui mets du baume au coeur.
La Ptite Clo
Posté le 11/07/2010
Et le plus drôle dans tout ça, c'est que le soir même, le vieux m'a encore sifflé mon essence ! x) 
Aha, l'insouciance du moment présent... XD
Merci à toi, et gros bisous ! ^^
Sati
Posté le 27/02/2009
Très belle performance descriptive. Aucune lourdeur, aucun ennui. Tout est contenu dans la curiosité de l'instant présent, dans le Carpe diem du quotidien. Il ne se passe rien de transcendant, et pourtant ces petits riens sont écrits de sorte qu'ils n'ont pas de prix. J'ai aimé cette parenthèse agréable. Et j'ai adoré, mais vraiment adoré tes touches réelles, dont l'évocation de ce satané siphonneur d'essence ! Du goudron et des plumes, tout nu dans l'escalier, le miel et les fourmis!! Il ne mérite pas mieux !<br />
<br />
*câlin Clo ! Et surtout continue de profiter de tes vacances *<br />
<br />
Enjoy, Spilou ^_-
La Ptite Clo
Posté le 27/02/2009
lol Merci Spilou ! *câlin* Ce n'était vraiment pas grand chose, juste un coup de tête, juste un moment calme d'une de mes journées. Quand je l'ai écrit, je ne savais pas que le soir-même, j'allais découvrir à nouveau mon bouchon d'essence forcé. ENFIN BON.
Si ça t'a plu, ça me fait plaisir. :)
Bisous et encore merci pour ton commentaire.
Cricri Administratrice
Posté le 26/02/2009
Eh bien, ma Clo, je ne m'attendais pas du tout à voir surgir ce rayon de soleil et je ne suis pas fâchée du détour. C'est émouvant, vraiment émouvant. Poétique, à la fois lumineux et mélancolique (moooh, dur, dur de finir les petites Graines ?)
Et puis c'est original ! Tu mêles un pan de ta réalité à notre petit monde à nous, c'est un bel hommage ! Je ne m'attendais pas à voir surgir mon nom *o* (émue). Et Jade ? C'est le grand manitou ? oO Cricri découvre !
Tu sais, tu as une écriture bien à toi, belle et simple, fraîche et sincère, parfois désillusionnée parfois drôle, celle qui rend tes romans et ton blog si attachants. Je prends beaucoup de plaisir à te connaître mieux, chaque jour qui passe. Je suis amoureuse de ta façon d'écrire car ta plume, elle te ressemble.
Tu sais quoi ? C'était une journée un peu grise pour moi mais tu m'as mis du soleil dans le corps et je me sens soudain plus légère ^^ Tu es contagieuse !
La Ptite Clo
Posté le 26/02/2009
Ma chère Cricri...et bien moi, c'est le contraire : mon beau soleil s'est noirçi, et je vois désormais, et pour la semaine qui arrive, la vie en gris.
C'était trois fois rien, ce texte, mais si ça t'a plu...tant mieux. :)
Mooh, PA fait partie de ma vie, c'est normal que je l'intègre. ;) (Pour notre Manitou, oui, c'est son prénom...du moins, je le crois à 95%)) x)
Merci. :)
Vous lisez