Au Fil des Maux (nouvelle, partie 4/4)

Pénélope, horrifiée, tente d’hurler au secours… Elle ne réussit qu’à engoncer un peu plus son étole dans le parcours de la navette. La supplique restera muette. Son torse se courbe, s’étale un peu plus sur la tablette dans une position incongrue. L’aiguille meurtrière, dans son dos, coud point sur point. Pendant ce temps, Pénélope remue vainement ses bras frénétiques et maigres… Bon sang, elle va crever ! Une tortue retournée sur sa carapace… On la retrouvera les quatre fers en l’air ! Qu’en penseront ses subordonnées le lendemain matin ?

Le tissu cisaille la chair de son cou, impitoyable. Pénélope tente de le déchirer mais la moire, de première qualité, résiste à tous ses assauts. Des veines commencent à gonfler sous l’étau. Quelle souffrance ! Les yeux exorbités, Pénélope fixe la voûte pyramidale de l’usine. Elle prie désespérément un dieu de la sauver. Mais il n’y a rien, rien, à part cette pluie battante sur les vasistas… Les formes du plafond commencent déjà à tanguer. Les couleurs se délaient devant elle…

Pourtant, juste à côté, Pénélope entrevoit l’extrémité d’un engrenage. Deux grosses roues dentées, à portée, qui tournent à plein régime… et transmettent au mécanisme leur mouvement de dynamo. Le relai entre le moteur logistique et le reste de l’engin. Un passage fragile et sensible… Celui-ci réclame d’ailleurs un nettoyage régulier… La moindre éraflure peut nécessiter une pièce de rechange.

Larmoyante, Pénélope rassemble le reste de son courage. Elle hisse en l’air sa main droite, jauge la distance qui la sépare des courroies et poulies. Non, c’est bien trop loin ! Il va falloir utiliser la gauche… celle qu’elle utilise pour broder et dessiner.

Non, non, non… on ne peut pas lui demander ça !

Le rythme de l’aiguille, comme pour la narguer, s’accélère. Pénélope sent une pression sur sa nuque…Son visage se bouffit. Le bâillon se resserre sur ses os… Elle va y passer. Dans un élan de dépit, Pénélope abat sa main directrice dans le creux formé par les deux engrenages.

Aussitôt, son visage se tache d’une traînée rouge et gluante.

Elle ne sent déjà plus le bout de ses doigts…

Tandis que son écharpe se détend, un picotement électrique remonte du bras gauche de Pénélope jusqu’au reste de son corps. Son nez se noie dans un liquide ferrugineux… Elle en reconnaît l’odeur : l’air vient de refluer dans ses poumons. Libéré de son carcan, son corps s’affaisse.

Les vagissements de Pénélope font trembler les manufactures tout entières. L’hôpital Vigny l’accueille, tel un nouveau-né.

Des heures suivantes, elle ne garde guère de souvenirs. L’atroce douleur sur sa main gauche l’a rapidement fait tourner de l’œil… Mais ses hurlements ont sans doute alerté quelqu’un dans le voisinage car, lorsqu’elle se réveille enfin, c’est sur un brancard. Deux urgentistes soucieux l’embarquent dans la nuit fraîche de Précipe à l’arrière d’un fiacre, préparent une piqure de morphine… L’un d’entre eux, auparavant, lui fourre un morceau de cuir dans sa bouche. Pénélope n’a ni le temps ni la force de protester lorsqu’il approche de sa main en charpie un hachoir, ainsi qu’un fer à cautériser.

« C’est fichu, lui explique-t-il sans lui laisser le moindre choix. La seule chose qu’on peut encore éviter, camarade, c’est la gangrène. »

Que veut-il lui couper de pourri, au juste ? La main… ou la tête ?

C’est la dernière pensée cohérente qu’elle parvient à former avant un moment. Tout devient nébuleux. Ce n’est pas son propre cri qu’elle entend alors, mais un feulement bestial… ou plutôt trois. Ces rugissements, mêlés en une cacophonie tonitruante, manquent d’arracher la sa chair sous leurs notes stridentes. Meurtrie, Pénélope rouvre les yeux sur un univers sombre et vide. Et soudain, dans ce néant astral, elle la voit, ou plutôt les voit.

La vierge, la mère, l’aïeule… Une femme hilare, au corps puéril et décrépi. Son crâne hideux mélange trois visages. C’est elle qui file, tisse et tranche le fil de sa destinée. La Bienveillante, patronne de toutes les couturières… celle dont le véritable nom ne se prononce pas.

Son rire énigmatique poursuit Pénélope jusqu’aux confins des ténèbres.

Lorsqu’elle se réveille, la bouche cotonneuse, ses jambes alourdies gisent sur un lit d’hôpital. Des bribes de souvenirs cavalent dans sa mémoire : un ballet d’infirmières, les pleurs de Zachary à son chevet… Tout cela lui paraît si étranger. On lui a enfilé une immonde blouse verdâtre, collée à sa peau par la sueur. Dans sa chambre vide, Pénélope émerge à peu des limbes où l’a plongée l’anesthésiant. S’assurant d’être seule, elle extirpe ensuite son poignet gauche des draps qui le cachaient… Celui-ci lui paraît, étrangement, plus lourd qu’à l’accoutumée. Peut-être à cause de la quantité de gaze qu’on y a nouée. Mais lorsqu’elle découvre l’ouvrage des médecins, ses doutes se dissipent : il lui manque bel et bien quatre doigts. Ce qu’elle a au bout du bras n’est qu’un gros moufle d’enfant, d’où dépasse un pouce démesuré et grotesque.

Pénélope, vide et confuse, reste figée face à cette ruine plusieurs minutes. Ce n’est qu’un mauvais rêve… Elle va sûrement se réveiller à son domicile d’une minute à l’autre !

« Affreux, retentit une voix grave à sa gauche. Absolument affreux. »

Éberluée, Pénélope se retourne vers l’entrée de sa chambre et y découvre Maître Tourvel, en grande forme. Tiré à quatre épingles dans son costume queue-de-pie, l’avocat tient sa serviette en cuir d’un côté, un énorme bouquet de lys blancs de l’autre. Bon sang, ce type marche à pas de velours ! Depuis quand l’observe-t-il ainsi ? Heurtée dans son intimité, Pénélope range aussitôt son moignon sous l’édredon. Comme une petite fille en faute, la main coincée dans un bocal à confiture… Le juriste, après avoir déposé ses fleurs empaquetées sur la table de chevet, reste debout face à elle. Il fouille désormais dans sa sacoche.

« J’ai parlé aux gars de la Direction, chuchote-t-il de son sourire le plus compassé. Ils sont sous le choc, Pénélope. Absolument bouleversés. Ils ont tenu à te transmettre leurs plus prompts vœux de rétablissement… Oh ! Et ils comptent payer pour tous tes frais médicaux, ça va sans dire… C’est d’ailleurs un peu pour ça que je suis là. Les médecins t’ont dit combien tout ça allait te coûter ?

— Probablement, hésite Pénélope en réarrangeant de sa main droite quelques cheveux effilochés sur sa frange. Je ne m’en souviens plus. La morphine…

— Bien sûr, s’excuse-t-il d’un ton égal. Écoute, tu n’as qu’à écrire un chiffre provisoire, pour qu’on te fasse une avance sur frais… d’accord ? Tu peux toujours leur envoyer d’autres justificatifs plus tard… Tu n’as qu’à signer ici, je m’occupe du reste. »

Puis il lui tend un porte-plume et une liasse de documents, si lourde qu’elle plie sous son propre poids. Le pouce de l’homme masque une partie du titre sur la feuille du dessus, mais Pénélope connaît ce genre d’en-tête. Gontran, l’air gêné, attend sa réaction. Mais Pénélope avale sa salive, et constate :

« Gontran… C’est une clause de confidentialité, ça.

— Oui, c’est normal. Pour ta vie privée. Ces informations relèvent du secret médical.

— Pourquoi il y a autant de pages ?

— Un tas de clauses relatives aux assurances, maugrée Gontrand. C’est très compliqué.

— Ne me prends pas pour une idiote, se rebiffe-t-elle. Sur quoi je m’engage à la fermer ? »

Les yeux de Gontran, vulpins, se rétrécissent et s’épinglent sur les siens. Pénélope n’aurait pas dû hausser le ton ainsi face à lui… mais c’était plus fort qu’elle.

« Tu le sais bien, s’assombrit-t-il d’une voix impérieuse et glaçante. Nous avons une collection qui sort bientôt. Les délais causés par ton… absence vont faire jaser. Si on apprend qu’une cheffe d’atelier s’est fait mutiler, les journaux ne parleront que de ça ! Ça fera fuir les clients. La saison automne-hiver sera complètement gâchée. Tu veux vraiment ruiner tous nos efforts ? »

Agacé, et peut-être fatigué de tenir ce missel, il l’abat sur les genoux allongés de sa collègue. Dans la lumière tamisée de cette chambre, la plume qu’il lui tend brille comme la lame d’un poignard… Et l’encre noire goutte comme du sang. Dégoûtée, Pénélope tente de se dérober, change de sujet :

« Où en sont les livrables ?

— Eh bien, regrette Gontran qui perd un peu de son arrogance. Je ne voulais pas perturber ta convalescence avec ces soucis, mais… puisque tu le demandes : la production est au point mort ! Tes filles ont refusé de se mettre au travail, aujourd’hui. Tout ce retard qui s’accumule… Elles sont hystériques, Pénélope ! Ton accident leur a servi de prétexte pour se mettre en grève. Elles ont même occupé l’usine… C’est complètement illégal, bien entendu. Je pourrais envoyer la police pour les mater, mais personne ne veut en arriver là. Ton intervention pourrait peut-être les calmer ? Il faudrait juste leur expliquer que ta blessure n’a rien à voir avec ces machines. Je sais que c’est beaucoup te demander dans ton état, mais si tu leur transmettais ne serait-ce qu’une lettre… histoire de leur mettre du plomb dans la cervelle… le Conseil d’Administration apprécierait. »

Pénélope s’écroule sur l’oreiller adossé au mur. Elle n’a plus même l’envie de soupirer. Jamais elle ne s’est sentie aussi lasse. Les mots miséreux de Maître Tourvel tourbillonnent dans sa tête comme autant de frelons. Si la Mort venait pour elle, là, en ce moment même, elle l’accueillerait sans sourciller.

« Je n’ai qu’une consigne à leur donner, lâche alors Pénélope en s’essuyant les paupières. Terminer le reste du boulot à la main. Tant pis si c’est trop lent. Quant aux machines, qu’elles les éteignent…définitivement.  Il faudra les renvoyer au fabricant… ou les mettre à la casse, je ne sais pas. On verra ça plus tard.

— Pénélope, s’alarme Gontran. Tu ne peux pas faire ça.

— Oh que si, lui jette-t-elle au visage. J’en ai le droit et l’autorité hiérarchique. Toi, tu n’es qu’un gratte-papier, Gontran…

— Maître, s’offusque-t-il d’un ton fat. Camarade-Maître.

— Peu importe. C’est moi, la cheffe d’atelier.

— Plus pour longtemps, si tu continues comme ça. »

Un rictus de haine a déformé la bouche de Gontran, révélé ses vraies couleurs. Mais Pénélope ne cille pas pour autant ; ce qu’il peut lui retirer, elle n’y tient plus. Pourtant il persiste à la menacer :

« Tu sais ce qui se joue au siège social, en ce moment ? Je suis le seul à pouvoir encore te protéger… En as-tu seulement conscience ?

— Tu ne m’as jamais protégée, pouffe Pénélope d’amertume. Même pas de moi-même. Va te faire caresser, Gontran, et vire-moi si ça t’amuse… Bonne chance avec tes grévistes, va ! »

Aussi furieux qu’humilié, il reprend son bouquet avec lui. Avant de la quitter, il crache à Pénélope cette sentence :

« Je t’aurais bien dit adieu, mais je crois bien qu’on se reverra bientôt… au tribunal. Tu as choisi le mauvais camp, Pénélope. Vraiment dommage. »

En passant l’entrebâillement de la porte, il percute une femme qui arrivait dans l’autre sens. Pénélope pousse un juron en l’identifiant : Berthe Sceau ! Un ennui n’arrive décidément jamais seul. L’élégante androgyne, indignée de s’être fait ainsi bousculer par l’avocat, rouspète contre lui… mais celui-ci s’est déjà éloigné sans plus lui prêter d’attention.

« Tu n’es pas sur ma liste de visiteurs, tempête Pénélope. Qui t’a laissée entrer ? Casse-toi !

— J’ai d’autres clients ici, explique la sorcière d’un mouvement de main évasif. Je passais par politesse…

— Mais bien sûr, persifle Pénélope du fond de son désespoir. De toute façon, tu arrives trop tard… Avec toutes ces émotions, j’ai probablement perdu le bébé.

— Non, justement. C’est ce que j’étais venu t’annoncer. »

La Sceau prend une chaise du fond de la pièce et la traîne jusqu’au chevet pour s’asseoir les jambes croisées. Berthe mâchonne une pastille de menthe avec application. Pénélope, le souffle coupé, dévisage cette énergumène une bonne minute. L’enchanteresse semble si dépitée… Dit-elle la vérité ? En repliant les draps contre sa poitrine, Pénélope lui lance :

« Tu n’auras pas mon enfant pour autant. Jamais.

— Je sais, déplore Berthe qui continue à mastiquer son bonbon. D’ailleurs, tu n’aurais aucun intérêt à me le confier… vu que tu n’es plus maudite.

— Quoi ? »

La mâchoire de Pénélope vient de chuter. Berthe, doucement, se saisit alors de qui reste de son poignet gauche et l’examine… pour opiner, d’un soupir :

« Je te l’avais bien dit : pour briser ce sort, il suffisait d’effectuer une offrande de sang plus onéreuse que celle à l’origine du rituel… Et je dois dire que tu y as mis les moyens ! Les doigts de brodeuse ont une grande valeur. La divinité s’est sans doute sentie flattée par ta dévotion. Barbare, mais efficace.

— Mais la personne qui m’a ensorcelée… elle ne pourrait pas recommencer ?

— Impossible. C’est ta démone, désormais… et je doute fortement que notre amie invocatrice sache en appeler une autre. Mon convent de sorcières, pour sa part, ne contrôle plus que trois démons… et c’est pourtant le plus puissant au monde ! »

Un frisson parcourt Pénélope. Elle n’ose pas y croire… S’est-elle sauvée toute seule, sans s’en rendre compte ? Non, ça ne peut pas être aussi simple !

« Pourquoi me dis-tu cela ? Tu n’as plus rien à y gagner, s’étonne-t-elle.

— Je te l’ai dit : je vais prospecter là où on a besoin de moi… C’est à moi de m’adapter.

— Je n’ai pas besoin de ton aide, rétorque Pénélope avec mépris.

— Tu ignores tout de la sorcellerie, se moque Berthe. La créature qui t’habite est puissante. Tu ignores jusqu’à son nom ! Si tu veux la contrôler… il va falloir te former. »

Les deux femmes se fusillent du regard. Pensive, Pénélope passe sa langue sur l’intérieur de ses dents… Ses yeux se baissent vers sa chair meurtrie. Si elle le pouvait, elle projetterait son poing gauche dans la figure de Berthe. Mais à quoi bon ? Il y a des choses plus importantes à régler, en priorité. Pénélope finit donc par lui concéder :

« Maintenant que j’y pense, j’ai besoin d’une conseillère juridique… J’ai mis en colère des gens très riches. Et un juriste dangereux. Un conseil ?

— Eh bien, réfléchit à voix haute Berthe Sceau, un doigt sur le menton. Je dirais qu’en premier lieu… la plainte n’a pas encore été déposée, non ? Tout cela n’ira pas jusqu’au procès si ton ami l’avocat renonce aux poursuites. Il lui reste encore du temps pour écouter sa conscience… »

Petit à petit, un plan se forme dans le crâne de Pénélope… Elle songe à la grève, à ses collègues couturières, aux machines insensées qu’elle avait commandées. Et tout lui revient d’un coup : les éraflures, le mal de dos, la fatigue des horaires insensés, les salaires ridicules… Elle a bien survécu à tout cela. Ce n’est pas pour rien qu’elle a réussi à dompter une déité… Qu’a-t-elle encore à craindre, au fond, de Maître Tourvel ?

« Certes, s’enflamme alors Pénélope. Un incident est si vite arrivé. »

FIN

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