Au Fil des Maux (nouvelle, partie 3/4)

Les lèvres de Pénélope se retroussent contre ses dents serrées… Quelle conne… mais quelle conne ! Fourrée par tous les trous, abandonnée sur le trottoir comme une débutante. Maintenant qu’elle le voit sous son vrai jour, ce faciès de belette la repousse. L-a-t-elle jamais trouvé attirant ? Tout en broyant l’accoudoir sous ses ongles, Pénélope ravale la nausée qui remonte dans sa gorge. Elle doit garder toute sa tête, peser chacun de ses actes…

« Clarifions, lance-t-elle en tentant de dissimuler sa peur et sa colère. Tu me donnes ces conseils en tant qu’avocat… ou en tant que représentant de la Direction ?

— Il n’y a aucune différence… légalement parlant. Je me contente de te restituer l’état d’esprit de nos supérieurs, Pénélope. Ou, le cas échéant… de l’anticiper. C’est mon travail. »

Le sang bouillant de Pénélope s’est congelé. Oui, depuis toujours, c’est ainsi que fonctionne Vigny… ainsi que le reste du monde. Elle a toujours accepté et intégré les règles de ce jeu. Ce qu’on ne peut vaincre, il faut le devenir… ou crever. Et tant pis pour la morale.

Pénélope, déterminée, croise alors les bras et joue la seule carte qui lui reste :

« Et mon entrée à la Direction ? C’en est où ?

— Oh, s’amuse Gontran qui s’est détendu tout d’un coup. Pas d’inquiétude de ce côté-là. Ton dossier est sur le haut de la pile, comme promis.

— Hé ho ! Je ne t’ai jamais demandé de faire ça pour moi, ou en tous les cas… pas par écrit. »

À cette pique, Gontran rit de bon cœur… mais pose aussi sur elle un regard plus carnassier… et peut-être, par conséquent, plus respectueux. Pénélope vient de rétablir entre eux une franche connivence. Ce message, elle l’espère, lui suggère qu’elle sait manier les mêmes armes que lui. Bien entendu, elle n’a plus vraiment de munitions… mais cela, Gontran n’en est pas forcément certain.

« Bien sûr, admit-il avec la même ironie. Où avais-je la tête ? Il faudra que tu fasses tes preuves pour être promue, néanmoins… Les actionnaires m’écoutent, mais il y a des limites à tout. Tu penses vraiment pouvoir tenir l’objectif de la fin du mois ?

— Mes filles ont été rappelées à l’ordre, décrète Pénélope. Ça carbure, on est dans les temps… Tu les auras, tes dix mille exemplaires.

— Alors mes félicitations, en avance, pour ce poste à la Direction artistique… Camarade-Styliste. »

Ils se relèvent tous deux, et se broient la main quelques secondes. Pénélope apprécie presque cette douleur vivifiante, parce qu’elle peut au moins la rendre plutôt que la subir. Avant de s’en aller par la porte, néanmoins, Gontran reboutonne sa veste et s’inquiète :

« Ah, une dernière chose… Tu es enceinte ?

— Hein ? Je l'ignore, avoue Pénélope. Avec toutes ces émotions, je n’ai pas eu le temps d’aller chez le médecin… Rien de tout cela n’était prévu.

— Ah, je vois ! Donc même le bon Zachary n’est pas au courant ? Un incident est si vite arrivé.

— C’est beaucoup trop tôt pour savoir, se vexe Pénélope. Où veux-tu en venir ?

— Si le conseil d’administration choisit un nouveau directeur artistique, on attendra qu’il se rende disponible dès sa nomination… et donne tout pour l’entreprise, songe Gontran à voix haute. Alors, évidemment, mieux vaudrait que ce styliste ne se laisse pas distraire par des problèmes médicaux… ou familiaux. Sans quoi il pourrait se faire couper l’herbe sous les pieds, au profit d’un autre candidat moins talentueux. Ce serait bête de gâcher une opportunité pareille, non ? Si quelqu’un de malveillant venait à ébruiter les nouvelles de ta grossesse… »

Cette fois, c’en est trop. Pénélope, révulsée par ces bassesses, vocifère :

« Je t-travaille d’arrache-pied sur les livrables de ce projet depuis DES MOIS ! Et je ne suis pas idiote. Vigny t-traverse une conjoncture cruciale… T-Tu crois vraiment que j’avais prévu de… de…

— Ta vie privée m’indiffère, l’interrompt Gontran en haussant les épaules. Moi, je veux bien tenir ma langue… Mais un autre collègue, qui sait ? Un incident est si vite arrivé. »

Et il la laisse là… paralysée, les poings serrés.

Elle n’a pas même eu la décence de l’insulter. Trop peur d’être entendue de l’autre côté de la porte, jugée. Pénélope ressent soudain un creux immense au fond de son ventre… et se retient à temps de l’agripper.

Le reste de sa journée s’avère tout aussi vide. Pénélope s’occupe autant qu’elle peut sur les manivelles de l’atelier, tisse, crochète… Elle ressent un besoin irrépressible de s’occuper les mains. Les fils et leurs étoffes ont ce mérite de lui offrir quelque chose à pincer, retourner, écraser ! C’est ça ou marteler les murs de ses poings. Tout au long de ce labeur, son esprit s’égare, sans repérer la moindre échappatoire.

Bon sang, mais où est passée Cathos ? Pénélope aurait pu la supplier à genoux de mettre fin à la malédiction, lui présenter ses plates excuses… la menacer, l’acheter, qui sait ? Malheureusement, les quelques ouvrières qu’elle a interrogées n’ont pas été en mesure de lui donner l’adresse de son ex-employée. Aux dernières nouvelles, Cathos a pris le premier train pour chercher un autre travail… à la campagne, chez ses parents. Mais aucune de ces inutiles ne connaît le nom du patelin. Il faudrait, pour l’identifier, un temps dont Pénélope ne dispose assurément plus. Ne lui reste plus qu’à se ronger les sangs, en attendant la mort… ou pire, qui sait ? Quant à revoir Berthe Sceau, elle ne peut s’y résoudre. La seule idée de promettre son enfant à cette maîtresse-chanteuse la fait vomir ; mais c’est la seule option raisonnable qui lui reste.

Chaque fois qu’elle l’envisage, pourtant, c’est pour replonger aussitôt dans le doute : et si Gontran avait raison, au fond ? Pénélope n’a rien observé de magique, pour le moment. C’est peut-être une combine particulièrement élaborée, qui mise sur son caractère impressionnable. Est-elle vraiment prête à abandonner son enfant, risquer sa carrière pour une chimère ? Paralysée, elle alterne entre panique et apathie d’une heure à l’autre. Elle n’a aucune certitude. D’ailleurs, elle ne se reconnaît déjà plus.

Tout au long de la journée, les couturières lui rendent le silence dans lequel elle s’est murée. Toutes travaillent d’arrache-pied, jusqu’à l’épuisement ; mais plus personne ne dérange Pénélope, pas même pour demander une précision. On a peur d’elle, désormais… cela se voit. Pénélope devrait s’en accommoder : elle a bien d’autres soucis. Nonobstant, cette solitude lui pèse déjà. Est-ce cela qu’on ressent, face à la mortalité ? Elle n’en a pas la moindre expérience, malgré ses trente ans passés. Le sentiment du deuil l’a toujours mise mal à l’aise ; c’est, dans son monde intérieur, quelque chose d’incompréhensible et répugnant qui n’arrive qu’aux autres. Ses parents, ses frères et sœurs sont encore en vie… Elle n’a encore perdu personne d’important. Que ressentirait-elle, si Zachary se noyait dans une rivière ?

Le soir arrive trop vite, sans qu’elle ait pu mettre au point le moindre plan. Pénélope souhaite le bonsoir aux ouvrières qui rentrent chez elles ; elle a proposé de fermer l’usine elle-même, ce soir-là. Ce n’est pas par bonté de cœur ; en vérité, l’idée de recroiser Zachary l’angoisse. C’est un homme perceptif, attentionné ; il constaterait forcément, à sa démarche abattue, que la situation ne s’en en rien arrangée… exigerait, cette fois-ci, de savoir. Et alors elle craquerait, attirerait sur lui ce malheur… Non. Elle ne peut pas lui faire subir ce genre de tourment. Il vaut mieux que ça, il n’y est pour rien. Alors elle dormira dans un fauteuil de son repaire, ce soir… Puisqu’elle y garde toujours une couverture, son écharpe lui servira de cale-tête. Et au diable l’élégance, pour une fois !

Dans la semi-pénombre de son bureau, Pénélope se saisit d’un miroir carré et refixe la broche de son étole. Son reflet semble aussi pathétique et cireux qu’elle le craignait. Elle a vieilli de dix ans. Sa joue gauche s’est souillée d’une tache écarlate : en se frottant le visage, un peu plus tôt dans la journée, elle y a étalé tout son rouge à lèvres… Personne n’a jugé bon de le lui dire.

« Maudite, s’avoue-t-elle en essuyant d’un mouchoir les vestiges de son maquillage. Je me suis maudite. »

Un grand bruit métallique, derrière elle, lui répond alors en échos.

Interloquée, Pénélope sursaute une fois de plus et se retourne : ce son est parti de l’atelier… A priori, c’était celui d’une aiguille mécanique. Avec sa fatigue accumulée, elle a dû oublier d’éteindre une de ses couseuses. C’est malin. Sans partager l’alarmisme de certaines travailleuses à ce sujet, Pénélope sait qu’il faut laisser refroidir les moteurs toute la nuit pour préserver leur bon fonctionnement.

D’un soupir, elle redescend l’escalier métallique et part vers la salle des machines. L’orage gronde, au dehors. La grande usine, cette nuit-là, a des airs de basilique désertée et triste : trop grande, trop froide. Pénélope a la désagréable impression d’être poursuivie par un géant : chacun de ses pas résonne, se répercute contre les murs de tôle. Arrivée à la grande arche qui conduit aux navettes phlogistiques, cependant, elle s’arrête brusquement.

Pénélope n’est pas seule, dans cette grande salle aux claviers mécaniques parfaitement alignés… Une silhouette spectrale s’y est assise, et lui présente son dos. Cette forme humanoïde s’est penchée vers les bobines et leurs cadrans, comme affairée.

Dans un hoquet de surprise, Pénélope reconnaît la pelisse rapiécée et sale qui masque à ses yeux, par un capuchon, cette intruse…

Guillemette, cette vieille pécore !

L’ancêtre ne bouge pas. Pourtant, elle a forcément entendu Pénélope arriver… Quoique. Les personnes âgées sont toujours un peu sourdes.

Et soudain, tout s’éclaire : Pénélope a tout misé trop vite sur Cathos, car celle-ci avait au moins des raisons légitimes de lui en vouloir. À aucun moment elle n’a envisagé un type de revanche plus mesquine, moins justifiée… Or n’a-t-elle pas humilié Guillemette en public, quelques jours auparavant ? La vioque a sans doute décidé de se venger, en se payant sa tête. C’est elle qui a dessiné ce pentacle à l’eau de boudin, dans son dos… et payé une nièce ou une cousine quelconque pour lui jouer ce numéro de charlatan. Et maintenant, Guillemette est passée à l’étape supérieure pour lui filer des terreurs nocturnes : la hantise ! Cette usine est son train fantôme !

Les doigts manucurés de Pénélope se courbent telles des serres. Tout son désespoir accumulé se change en bile dans son estomac… Elle n’a plus peur.

Furibonde, elle parcoure les rangs des immenses machines, aussi vite que le lui permettent ses talons. Sans attendre la réaction de son ennemie, elle agrippe son manteau et lui hurle :

« VIEILLE PEAU ! JE VAIS TE… »

Pénélope, interdite, ne peut finir sa phrase. Ses yeux écarquillés voient s’écrouler la cape grise, ainsi que la chaise sur laquelle elle était restée posée jusque-là… Ce meuble s’écroule dans un raclement. Le vêtement le rejoint ensuite sur le sol, avec plus de mollesse… Mais, entre ces deux objets, pas le moindre être humain. Un temps, Pénélope s’imagine que Guillemette s’est évaporée, comme ces fées mystérieuses dans les contes… La seconde d’après, néanmoins, elle doit se rendre à l’évidence : la vieillarde, en quittant son poste quelques heures plus tôt, a tout bêtement oublié son linceul. Pas de conspiration, là-dessous… Pénélope s’est raccrochée à une illusion confortable.

« Je deviens folle », songe-t-elle, haletante, en portant la main à son front.

Son cœur bat à tout rompre. Rage et embarras secouent sa chair. Dormir, il lui faut dormir… Elle y verra plus clair demain matin. Épuisée, Pénélope se détourne de la chaise renversée et s’appuie contre la machine pour reprendre un peu de force. Alors qu’elle repart vers son bureau…

…Pénélope sent deux mains se serrer sur son cou.

Dans un craquement atroce, quelque chose la tire vers l’arrière. Cette force l’emporte avec elle… Les reins de Pénélope percutent le rebord métallique et aigu du plateau. Un cri de douleur tente de s’échapper de sa gorge ; il y reste prisonnier. L’air, de l’autre côté, ne lui parvient même plus…

On l’étrangle !

Pénélope, terrorisée, se débat. Quel boucan ! Une cacophonie industrielle s’est déclenchée autour d’elle… Ses mains veulent griffer l’assassin invisible et intangible qui la maintient contre le support d’ouvrage… Bon sang, où se trouve-t-il ? S’agirait-il d’un esprit ? Il doit bien y avoir là quelque chose à cogner ! Oui, quelque chose de fin mais solide la tracte toujours plus par derrière… quelque part vers la machine à coudre. D’ailleurs, Pénélope reconnaît le bruit caractéristique de son aiguille.

Enfin, Pénélope comprend : ce qui broie ses cordes vocales… n’est autre que son écharpe. L’étole, en frôlant le délicat mécanisme, s’est coincée sous le métier à tricot. Et l’engin, sans réfléchir, s’est mis à filer ! Un véritable nœud coulant, inextricable. Ce moteur phlogistique, insuffisamment refroidi, s’est rallumé tout seul : la prophétie de Cathos vient de se réaliser !

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