Les battements de son coeur résonnaient avec entrain dans tout son corps. Une chaleur étouffante embrasait le creu de son cou et se propageait jusqu'au sommet de ses joues. Une goutte de sueur perla sur son front avant de se faufiler dans les sillons sculptés sur sa peau par le temps. Ses pas, ralentis par ses pensées contradictoires, un cocktail détonnant de hâte et d'appréhension, le conduisaient machinalement vers sa destination.
Ça faisait maintenant cinq ans que Jo n'avait pas mis les pieds au Haricot géant, le restaurant chinois que lui et ses collègues adulaient pour sa cuisine originale et savoureuse. Cinq ans qu'il n'était pas sorti de chez lui autrement que pour son travail. Cinq ans qu'il évitait soigneusement tout contact avec l'extérieur.
Et la raison de tout cela était simple : l'effroi s'était emparée de lui après l'accident. Comme une hydre, sa peur possédait plusieurs têtes qu'il avait entreprit, depuis peu, de couper une à une en veillant à ce qu'elles ne repoussent jamais.
Après la reprise de ses fonctions, Jo avait d'abord eu peur que ses yeux ne trahissent son désarroi, peur d'apparaître comme faible face à la mort, peur de se montrer triste et impuissant alors qu'il avait toujours tout fait pour paraître heureux. Il n'avait tout simplement pas eu envie de faire semblant et de porter un masque de joie, comme si tout allait bien et que la vie continuait. La vérité était que la vie s'était bel et bien arrêtée, pour la morte comme pour le vivant.
Mais ce qu'il avait le plus redouté, cette peur ineffable qu'il osait enfin s'avouer, c'était lui même. Il avait redouté de ne plus se reconnaître et de ne plus se maîtriser après l'accident. Le pire de lui s'était libéré, prêt à dévaster tout sur son passage. Y compris ses proches. Il leur en voulait, les méprisait, les trouvait inintéréssants et ignorants. Ils le révulsaient. Noyé sous cette vague amère, il ne comprenait même pas pourquoi il ressentait ça à leur égard. Il ne se comprenait plus.
Désireux de ne rien montrer ni de ne rien dissimuler, il s'était emmuré dans une solitude qui le rassurait. S'éloigner de ses proches, et même de Max qui ne demandait qu'à l'aider, avait été sa solution. Comme Elysa Lebon, face à une impasse, il avait fuit. Par deux fois, il avait fuit. Fuir pour ne pas faire face à ses fantômes, mais, par ce choix, se condamner à ne jamais se pardonner.
Jo parcouru les derniers mètres qui le séparait du restaurant asiatique en se demandant pourquoi il était là ce soir. Il n'avait peut être tout simplement pas eu la force de trouver une énième excuse pour ne pas venir. L'enquête piétinait de toute façon, personne n'aurait éte dupe s'il avait prétexté du travail à finir. Ou peut-être qu'il en avait besoin, que ça lui ferait du bien ? Peut-être qu'il était prêt ? Trop de questions ! C'est ce qui le perdait à chaque fois.
Fébrile comme s'il se rendait à un premier rencard, il inspira bruyamment, essuya ses mains moites sur son jean et poussa la porte qui tinta quand il entra.
Rien n'avait changé depuis la dernière fois. Les murs accueillaient toujours des estampes de plus en plus fatiguées, des lampions rouges et jaunes surgissaient du plafond de façon aléatoire, des piles de couverts s'entassaient dans la cuisine apparente mais chaque table était occupée par de fins gourmands. Derrière le comptoir, des dragons géants montaient la garde. Jo se souvint de la confidence du propriétaire à leur sujet : c'est son propre fils qui leur avait donné vie en assemblant des milliers de bouts de papiers. Un travail colossal qui avait duré des dizaines et des dizaines d'heures.
Dans le fond de la salle, Max, Martine et Antoine firent signe à Jo dès qu'ils l'aperçurent.
Ils l'avaient attendu avant de commander mais paraissaient non moins affamés. Une fois assis et le menu glissé entre les mains, un sourire se dessina sur le visage de Jo.
- Tu te souviens des règles Jo ? l'interpella Martine, aussi rayonnante que d'habitude.
Il hocha la tête en signe d'acquiescement.
- Quelles règles ? demanda Antoine qui faisait partie de l'équipe depuis un an seulement et ne connaissait pas encore toutes les habitudes.
- Quand on sort, notre mot d'ordre c'est : Crime prohibited ! clama Martine.
- On n'a pas le droit de tuer ?? s'esclaffa Antoine, soupçonnant un air de bizutage dans les horizons. Ahah ça me paraît nécessaire de le préciser en effet !
- Non non, pas du tout, rétorqua Martine avec sérieux. Ça veut dire qu'on n'a pas le droit de parler d'enquête et de boulot pendant toute la soirée !
Un éclat de rire valida la consigne et tout le monde jura de s'y tenir le mieux possible.
Assis en face de Jo, Max trépignait comme un enfant. Il passa machinalement sa main dans ses cheveux bouclés ; aucune trace de l'effort capillaire constaté le matin même ne subsistait. Max leva finalement les yeux du menu et planta ses yeux dans ceux de son ami. Jo y décela de la fierté et de la joie. Même s'il n'en dirait rien, Max était content de le voir là, au restaurant, avec eux.
Pourquoi Jo les avait-il évité ? Il n'avait eu aucune raison de les craindre, et, s'il oubliait son coeur qui tremblait toujours, il parvenait même à se sentir bien en cet instant. Il se promit de faire un effort et d'oublier tout ce qui l'accaparait quand le champagne commandé fut apporté.
- À nous ! lança Max en levant sa coupe.
- À nous ! répétèrent les trois autres en choeur.
- Regardez ! s'exclama Martine en brandissant la capsule qui recouvrait le bouchon du champagne une seconde plus tôt. Une licorne !
Jo, Max et Antoine se penchèrent pour mieux voir le cheval légendaire dessiné là innocemment.
- J'en vois partout depuis que j'ai rêvé d'une licorne la semaine dernière, s'enthousiasma Martine en contemplant à nouveau sa précieuse trouvaille.
- Tu rêves de licorne ??
- Oui !! Et apparemment c'est rare ! J'en ai parlé à une copine qui m'a dit, je cite, "Rêver de licorne c'est synonyme de chance, de renouveau et de transformation en profondeur". La classe non ?
- Eh bah ! commenta Jo. Il y en a qui ont de la chance dis donc.
Il fit un clin d'oeil à Martine qui plaçait la capsule dans la poche de Max pour "l'offrir à sa fille".
Toute pimpante, Martine avait revêtu une robe claire réhaussée par un gilet vert et avait coiffé ses cheveux gris en un chignon. Jo admirait sa joie de vivre, infaillible à toute épreuve.
- C'est sûr que c'est mieux que de rêver des victimes desquelles ont s'occupe ! rétorqua Max tout en gardant son sourire ravageur.
- Ça t'arrive aussi ça ? s'émerveilla Antoine, ravi que ça n'arrive pas qu'à lui.
- Oh oui et à nous tous je pense !
- Attention ! Crime prohibited les garçons !!
- J'ai lu quelque part que si on rêve de gens morts c'est qu'ils ont besoin de notre aide ou qu'ils attendent qu'on les délivre de quelque chose, partagea Antoine.
Jo n'entendit pas ce qui se dit ensuite, la théorie d'Antoine lui paraissait farfelue et intéressante à la fois. Lui-même rêvait de morts. Il la voyait toute les nuits et Elysa Lebon avait prit sa place quelques instants la nuit dernière. Pour Elysa Lebon, la théorie d'Antoine s'avérait envisageable ; elle avait besoin de lui pour arrêter celui ou celle qui était à l'origine des disparitions de l'Opéra. Mais elle, que voulait-elle ? Pourquoi avait-elle besoin de lui ? Ou de quoi voulait-elle qu'il la délivre ?
Ses pensées furent bouleversées par l'arrivée de son entrée : des crevettes frétillaient dans un bain de sauce qui leur dorait le ventre. Des odeurs d'épices s'envolèrent et réveillèrent l'appétit de Jo. Émerveillé par le bruit pétillant que faisait son plat, il loupa le début de la conversation en cours :
- Et c'est pour ça que t'es devenu médecin légiste ? demanda Max à Antoine.
- C'est ça. Quelle horreur pour mes parents, je devais reprendre leur ferme et voilà que je voulais être médecin, pour les morts en plus.
Antoine confia ces mots en croquant dans un beignet de légumes, faisant ainsi comprendre que le sujet n'était plus sensible alors qu'il l'avait sûrement été par le passé.
- Et vous ? Qu'est-ce qui vous a fait entrer dans la crimm' ?
- Tu vas me dire que c'est culcul mais la vocation, mon cher.
Tous sourirent en entendant la réponse de Martine lancée avec une évidence inébranlable.
- Et toi Max ?
- Quand j'étais petit, je disais vouloir arrêter les méchants pour qu'ils ne fassent plus de mal aux gentils !
- Oh le mignon petit garçon que ça devait être ! le taquina Martine.
- J'ai l'impression que parfois ce sont les gentils qui deviennent méchants, s'aventura Antoine.
- Tu vas nous dire que ces gentils là ne l'étaient pas vraiment et avaient une base de méchant au départ ? participa Jo, voulant lancer un débat.
- Pas forcément, on peut devenir un méchant selon qui on rencontre ou ce qu'il nous arrive...
- Mais encore ? le poussa Martine pour mieux comprendre.
- Parfois la seule solution pour s'en sortir c'est de faire quelque chose qui nous rend méchant aux yeux des autres. Ils nous voient alors comme un monstre mais pour nous, il n'y avait plus que ce moyen de nous en sortir.
- Comme provoquer un accident sans se soucier de celui à coté ? attaqua involontairement Jo, ne s'attendant pas à ce que la conversation vire dangereusement.
Max et Martine échangèrent un regard gêné sans qu'Antoine ne s'en aperçoive ; le jeune légiste ne percevait pas la tension qui s'installait doucement.
Dans l'esprit de Jo, un bouillonnement instable prenait lentement la place du contrôle qu'il s'était juré de garder. Antoine ne s'était en aucun cas attaqué à lui mais Jo ne pouvait s'empêcher d'associer ses insinuations à son cas.
- Oui par exemple, poursuivit Antoine.
- C'est égoïste.
- Je ne pense pas.
- Moi si.
Antoine perçut finalement l'ambiance épineuse apportée par ses questions. Il ne se liquéfia pas pour autant et alla jusqu'au bout de son idée, d'un ton calme et sans volonté de défi.
- Tout dépend de ce qui a entraîné l'envie de provoquer cet "accident" non ?
Jo ne dit plus rien, tenta de ne rien laisser paraître en affichant un sourire de capitulation mais la dernière question d'Antoine torturait son esprit. Il réfléchit un instant mais la réponse était évidente : moi. Ce qui l'a poussée à provoquer cet accident, c'est moi. Il n'avait pas été à la hauteur et donc, pour se délivrer de cette impasse, elle n'avait eu que cette solution.
Jo lui en voulait d'avoir délibérement provoqué cet accident, de l'avoir blessé à vie, de l'avoir abandonné, de l'avoir laissé seul pour affronter tout ça... Mais rien ne serait arrivé s'il avait été plus présent pour elle, s'il l'avait écouté, s'il n'avait pas fui une première fois quand la mort s'était présentée à eux... Ces reproches, ces remords, voilà ce qui l'empêchaient de passer à un nouveau chapitre ! Pourtant il ne parvenait pas à s'en débarrasser, ils s'accrochaient à lui avec acharnement.
Ce qu'il avait redouté venait d'arriver : il s'était emporté, légèrement, mais emporté tout de même. Honteux, il allait se lever quand le plat fit son entrée.
Sous le conseil de ses collègues, Antoine avait commandé la spécialité qui donnait le nom au restaurant : les haricots géants servis dans un bouillon de nouilles. Voyant la taille des légumineuses barbottant dans son assiette, Antoine fronça les sourcils et s'informa :
- On trouve des haricots si énormes en Chine ?
Max et Martine éclatèrent de rire en lui intimant de goûter. Jo aussi était passé par là à son arrivée ; Martine faisait le même coup à tous les nouveaux. Antoine coupa l'un des haricots blancs et comprit :
- C'est pas vraiment des légumes, c'est ça ?
- C'est ça ! répondit Martine, l'oeil malicieux.
- Si tu veux savoir, il s'agit d'une partie de l'anatomie d'un poulet, expliqua Jo, le sourire retrouvé grâce à cet interlude inattendu.
- Mais vaut mieux pas que...
Le téléphone de Jo se mit à sonner, laissant la phrase de Max éternellement incomplète. Jo decrocha et après un court échange avec son interlocutrice, il déclara à ses amis :
- Désolé, je vais devoir y aller ! Mme Sardan, la directrice de l'Opéra, vient de trouver quelque chose.
Il enfila sa veste, s'excusa d'avoir enfreint le Crime prohibited de la soirée, et sortit dans la nuit chaude, revigoré par l'idée d'un nouvel élément pour l'enquête.
Un petit temps orthographe dans tout d'abord :
creu --> creux
l'effroi s'était emparée --> emparé
lui-même --> lui-même
Jo parcouru --> parcourut
qui le séparait --> séparaient
prétexté du travail à finir --> prétexté avoir du
victimes desquelles ont s'occupe --> on s'occupe
toute les nuits --> toutes les nuits
C'est très bizarre, je trouve les collègues de Jo attachants, ce qui veut dire que le peu de temps où on a vu les personnages a suffi à les rendre agréables (peut-être par transfert avec mes propres collègues. Qui n'a pas vécu la même situation que Jo : sortir sans en avoir envie ?)
Pourtant, c'est très facile de se mettre à la place de Jo, à tel point qu'on en veut à Max sans trop savoir pourquoi. On a même une certaine (je dis on mais je parle de moi hein) réticence à se retrouver à table avec eux alors qu'une enquête aussi prenante est en cours, alors que Jo souffre et aspire à rester seul.
En somme, j'ai partagé les sentiments du héros pour ce chapitre, c'est réussi.
Merci pour les corrections ! Je ne vois plus les fautes à force de lire...
On a peu vu ses collègues, en effet, mais je voulais qu'ils apparaissent comme agréables et sympas. Jo ne les fui pas parce qu'il ne les aime pas mais parce qu'il a envie d'être seul.
Ah oui, tu en veux à Max ? Hihi Il a pourtant été présent pour Jo mais Jo ne voulait vraiment voir personne alors Max s'est effacé...
L'enquête est en cours mais ça fait du bien de décompresser pour ne pas se laisser envahir justement (ce que Jo ne fait jamais d'habitude....)
Je suis contente que les sentiments soient bien passés et que tu les aies ressenti tels que je le souhaitais !
Merci pour ton avis qui m'éclaire sur ce qui passe ou ne passe pas à traver mon texte.
A très vite pour la suite !
Oui c'est exactement ça, on en apprend plus sur Jo, un peu sur Max, Antoine et Martine.
L'accident est flou (Peut être qu'il le restera pour les lecteurs) mais je pense qu'on peut déjà deviner ce qu'il s'est passé. Je préciserai un peu le pourquoi du comment quand même ;)
Et oui, encore une nouvelle piste qui va peut être enfin mener au vrai coupable ? Affaire à suivre :)
Super chapitre, même si j'ai eu du mal à me remettre dans l'histoire ^^' (la télé a une mauvaise influence sur moi...)
Enfin bref ! Plein de choses à dire !
Déjà, je ne connaissais pas le mot "ineffable", j'ai même cru que c'était une coquille avant de chercher sa définition !
Ensuite, "Noyé sous cette vague d'amertume" plutôt non ?
Présence de répétition de "yeux" dans la phrase "Max leva finalement les yeux du menu et planta les yeux..."
Bien, les coquilles et tournures de phrases c'est fait, passons au texte !
Bon, déjà c'est toujours aussi bien écrit. On ressent assez bien les hésitations et les doutes de Jo vis à vis de ses amis et du fausset qui s'est creusé entre eux depuis l'accident.
Pour ce qui est de se que cette mystérieuse "elle" qui lui apparait sans cesse en rêve, je pense que jo se trompe, elle ne lui demande pas de l'aider elle, je pense plutôt qu'elle voudrais qu'il s'aide lui en se pardonnant et en passant à autre chose. Les remords le ronge et on le voit assez bien par la suite, même si on ne comprend pas encore bien ce qu'il s'est passé ce fameux soir où Jo et elle ont eu ce terrible accident. (ou alors c'est juste ma concentration absente qui m'a empêché de tout bien comprendre !)
Voilà, voilà. Hâte de lire la suite et à bientôt ! ^^
Ravie de te retrouver sous ce chapitre !
Bouhh la télé !!!
Ah chouette ! Je suis contente que tu aies découvert un nouveau mot :D
Et merci pour les coquilles ! Je corrige ça !
C'est un chapitre qui visait justement à en savoir encore plus sur Jo, pourquoi il s'est éloigné de Max, comment il pense quand il n'est pas occupé par le boulot, de quoi il a peur... Quand à cette "elle", tu as bien raison, elle voudrait qu'il se pardonne, en effet ! Mais ça, Jo le découvre petit à petit et sent que ça ne va pas être facile.
Il y a justement des petits indices indiquant comment s'est passé l'accident dans ce que dit Jo mais je préciserai comment ça s'est passé et pourquoi ça s'est passé dans un prochain chapitre :)
A très vite pour la suite !