Petit frère,
J’espère que tu vas bien et pourras lire cette lettre plus facilement et rapidement que ma dernière missive. Je ne doute pas que tu fais de gros progrès en lecture avec l’aide de la Bonann même si « elle refoule du goulot » comme dirait Oukann. Les journées à l’alumnat des drières de Glide sont longues, mais je reconnais qu’on y apprend beaucoup de choses même si certains cours sont franchement barbants. Une fois mon instruction terminée, je ne compte pas m’éterniser. Les drières s’imaginent qu’elle vont faire de moi l’une des leurs mais elles se fourrent le doigt dans l’oeil et même dans le trou du… enfin, tu m’as compris. Porter le carcan de Glide toute ma vie, non mais, tu me connais, autant essayer d’apprivoiser un griffon ! Bref, je dois te laisser, car c’est déjà le moment de l’extinction des feux et si je ne veux pas être de corvée de gavage des oralies, je dois me grouiller. Evite de couiner à longueur de temps si tu veux qu’Oukann nous garde auprès lui. Je plaisante, je crois qu’il nous aime bien.
Ta grande soeur que tu détestes adorer,
Yonavée
Langue tirée, sourcils froncés, concentration à l’extrême, Iarl acheva le laborieux déchiffrage du courrier, néanmoins fier d’avoir accompli une tâche qui, il y a encore peu, lui aurait paru insurmontable. Arcbouté sur son écritoire, sous les combles de la maison d’Oukann qui lui faisait office de chambrette, il replia le précieux pli et le fourra dans une fente du mur où il rejoignit les précédents envois de Yonavée. Il entendit alors, depuis le rez-de-chaussée, la Bonann l’appeler de sa voix grinçante de viole désaccordée : « Iarl, descends vite, le maître t’attend dans l’écurie ! Et ne trainasse pas, il est d’humeur maussade aujourd’hui ! ». Iarl n’avait pas souvenir d’avoir, un jour, surpris la Bonann, vanter la bonne humeur d’Oukann. Il n’en dévala pas moins les marches de l’escalier, quatre à quatre, pour se ruer à l’extérieur, traversant la ruelle qui séparait la demeure d’Oukann, presque la sienne désormais, et la modeste dépendance en toit de chaume où la jument Jouvonia était parquée. A la mine grave d’Oukann, le garçon comprit que l’instant n’était pas à la farce. Iarl jeta un coup d’oeil à l’animal qui était allongé sur la paille. Les flancs de la bête étaient agités de soubresauts convulsifs et un râle douloureux s’échappait de sa bouche. Oukann maugréa : « Fais-lui tes adieux, elle va nous quitter ».
Terrassé par la tristesse, hoquetant, Iarl s’agenouilla et enroula de ses bras l’encolure de Jouvonia. Agrippé qu’il était au chanfrein de l’animal, Oukann eut toutes les peines du monde à lui faire lâcher prise : « allez petit, retourne à la maison. Ne rends pas la besogne plus compliquée qu’elle ne l’est déjà. ». Avant de quitter l’appentis, résigné, le garçon aperçut Oukann s’emparant de la lourde hache qui servait, d’ordinaire, à fendre les bûches. Son cœur se serra et, le visage baigné de larmes, il fila, en toute hâte, hors des limites de Vélonir, sur les pentes de l’adret du mont Gimrat. Il s’assit à l’ombre d’un vénérable sapin, où il aimait à méditer lorsque la nostalgie des paysages du Jamludar et des jours heureux à Brétande s’emparait de son esprit. La blessure du sac de son village natal était toujours aussi ardente et, sans doute, ne se refermerait-elle jamais. La mort de Jouvonia constituerait un pas de plus pour Iarl dans la perte prématurée de son innocence. Orphelin apatride qui avait déjà eu son compte d’horreurs pour toute une existence, il pleura tout son soûl, se forçant finalement à admettre que la situation pourrait être pire encore. Même si elle n’était pas présentement à ses côtés, il lui restait sa sœur ainsi qu’Oukann et la Bonann. Leur rencontre ne datait que d’une douzaine de lunes mais les deux personnages faisaient désormais partie du décor familier et quotidien de Iarl. Sans s’improviser père de substitution, Oukann, en dépit d’une rudesse proverbiale, se souciait sincèrement de l’avenir de Iarl et tentait de faire rattraper à Yonavée ses lacunes en matière d’éducation d’où son envoi auprès des drières de Glide. Un peu ragaillardi, Iarl se rapprocha, à pas fermes, de Vélonir.
La Bonann l’accueillit avec force rouspétances, arguant que le maître, après avoir abrégé l’agonie de sa jument, s’était cloîtré dans sa chambre tout en demandant à sa servante de s’enquérir de Iarl. C’était maintenant le moment du souper et la Bonann s’affairait aux fourneaux cependant que Iarl aiguisait un canif que le forgeron de Vélonir, Ordantis, lui avait fabriqué. Rituel immuable, une fois le repas prêt, la Bonann grimpait à l’étage pour toquer à la porte de l’antre d’Oukann pour l’inviter à s’attabler. Cette fois-là, malgré plusieurs coups répétés, de plus en plus fort, la vieillarde n’obtint aucune réponse. Au bout de plusieurs longues minutes, surmontant sa crainte d’une réprimande bien sentie, la Bonann se risqua à passer la tête dans l’entrebâillement. Iarl l’entendit lâcher un cri puis se précipiter dans la pièce. Une poignée de secondes plus tard, il l’observa, interloqué, en train de sauter à bas de l’escalier avec une célérité insoupçonnée compte tenu de son âge. Avant qu’elle ne se ruât hors de l’habitation, il l’entendit se lamenter à voix haute : « peste soit de la malchance, c’est sûrement la dandrue ».