Le faux départ

Iarl et Yonavée furent réveillés à l’aube et avec rudesse par la Bonann. Celle-ci leur avait préparé de la bouillie d’avoine et était manifestement fort pressée de les voir déguerpir. Elle et les deux enfants furent stupéfaits de voir Oukann descendre, la barbe taillée, la tignasse peignée, équipé de pied en cape pour une expédition au long cours. Il gratifia les orphelins d’un laconique « je vous accompagne ». Interdite, la Bonann demeurait muette, pétrifiée par le départ impromptu de celui qui, en dépit des brimades et des quolibets, constituait le socle de son univers. Elle fut d’autant plus désemparée quand, du coin de l’œil, elle réalisa que la claymore avait été décrochée du mur.

Iarl et Yonavée sortirent de la maison dans le sillage d’Oukann. Toujours aussi mutique, ce dernier, brandissant sa paume, leur intima l’ordre de ne pas bouger et de patienter. Un moment après, il réapparaissait en tirant par la bride une jument claudicante à l’œil torve et au poil terne. Il se contenta de grommeler : « Voici Jouvonia ». Tous trois se mirent ensuite en route, serpentant dans les ruelles étroites et mal pavées de Vélonir, puis franchissant rapidement la poterne septentrionale  de l’austère bourgade méritant à peine le nom de village, sous l’œil circonspect des sentinelles en faction.

Un pâle soleil les accompagna dans leur descente sur les pentes pelées du mont Gimrat au sommet duquel s’accrochait Vélonir. Ils louvoyèrent ensuite dans les bois, évitant, ici, une série de fossés des damnés dont on affirmait qu’ils n’avaient pas de fond, là, la proximité d’une tanière de loups d’Arkand.

Le premier soir, ils firent halte dans une misérable auberge à proximité des marais Murglantès. Le tavernier qui se distinguait de la saleté des lieux par sa jovialité et une affabilité trop obséquieuse pour être honnête, leur fit servir un ragoût à la composition incertaine mais néanmoins roborative. Un servant, frêle comme un roseau, leur indiqua trois grabats au milieu d’un grand dortoir où deux habitués cuvaient déjà en ronflant et pétant bruyamment. Au beau milieu de la nuit, Iarl assista à une vive altercation entre Oukann et le maître des lieux, celui-ci ayant été pris la main dans le sac ou plutôt dans la bourse de son client. Le calme revenu, Iarl, perturbé par l’incident, demeura éveillé jusqu’aux aurores. Le lendemain, la petite troupe entama l’ascension du massif des Bouralyves par le col du resplendissant Bajarnum. Ce jour-là, Iarl se plaignit beaucoup de ses ampoules aux pieds et de son manque de sommeil, essuyant les récriminations de sa soeur. Après une interminable et harassante marche sur des sentes caillouteuses, ils installèrent leur bivouac sur un surplomb rocheux. La lune de Trinidas montait lentement au-dessus du paysage dentelé des pics de la chaîne montagneuse.

Depuis le début du périple, Oukann avait à peine décroché une poignée de phrases frustes et impersonnelles. Pourtant, ce soir-là, tandis que Yonavée se reposait, étendue sur sa litière de fortune, les oreilles de Iarl s’emplirent d’un étrange monologue. Alors qu’il embrassait du regard les terres en contrebas, composées de vastes steppes encerclées dans un cirque de falaises, en apparence infranchissables, Oukann se mit à parler : « Les fameuses plaines de Cumaridès… J’y ai perdu tant d’amis, de frères, de compagnons… Ma femme, Yrsiloé, faisait partie de l’avant-garde. L’ost qu’elle commandait s’est illustré dans les premiers jours de la bataille en attaquant frontalement les hordes ogroïdes de Bel-U-Rak. Elle a expiré son dernier souffle dans mes bras, un pieu de gobelin enfoncé en travers de la poitrine. Le reste des combats, je l’ai vécu dans un état second, hors de moi-même, la rage au cœur et aux tripes. Les cieux étaient emplis de trainées noires laissées par les phénix qui se consumaient. Les griffons nous bombardaient de pierres, les harpies et autres chimères faisaient sauter les têtes des fantassins aussi facilement que si elles n’avaient tenu que par un fil. Lorsque, précédés par des colonnes d’orques et de gnomes, les chariots-tourelles de l’ennemi ont chargé, nous avons cru que nous étions perdus. Et nous avons été victorieux, mais à quel prix… »

Une chape de plomb tomba sur le campement. Iarl était à l’affut du moindre geste d’Oukann. Brisant le pesant silence qui s’était instauré, les yeux posés sur le foyer crépitant, le vieux guerrier déclara : « Je ne sais ce qui m’a pris de vous accompagner. C’est folie, à mon âge, que de croire que je pourrai  affronter ces sacripants. Crois-le ou pas, mon garçon, la vengeance est une bien mauvaise conseillère, elle punit la victime bien plus que le bourreau. Nous sommes à un jet de pierre du moutier des dévots du Démiurge. Je vous y déposerai demain. Ce sont des religieux dévoués. Ils prendront soin de vous et tu intégreras, le moment venu, leur congrégation. Quant à Yonavée, elle pourra, adulte, trouver à se faire employer dans la ville voisine, Rodi Berl, comme servante dans une riche famille d’artisans ou de commerçants. J’ai dit. »

***

  • « Iarl ! Pst ! Iarl ! »
  • « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
  • « Chut ! Pas si fort ! Tu vas attirer son attention. »

Allongé à même le sol, emmitouflé dans son manteau, Iarl qui s’était assoupi depuis déjà une heure se retourna pesamment vers sa soeur. Les quelques rayons pâles de la lune de Trinidas qui éclairaient le campement ne suffisait pourtant pas à Iarl à distinguer autre chose qu’un obscur halo mouvant d’où provenait la voix de Yonavée.

« Je l’ai entendu, tout à l’heure, te dire qu’il allait nous emmener dans un monastère. Papa et maman ne seront jamais vengés. On ne peut pas faire confiance à ce couard » chuchota-t-elle. Et tirant par la manche son frère, elle l’entraina, avec un luxe de précautions, dans les ténèbres de la nuit, non sans avoir prélevé, au passage, un coutelas dans les sacoches de vivres et d’équipements que transportait, sur ses flancs, la pauvre Jouvonia.

Jetant un coup d’oeil en arrière, Iarl discerna, se découpant sur la voute étoilée, la silhouette d’Oukann, de dos, assis au bord du promontoire. Des volutes de fumée s’échappaient paresseusement d’une longue pipe que l’ancien soldat rallumait, à intervalle régulier, avec un brandon pioché dans le feu.

***

L’astre solaire colorait l’horizon d’une teinte rosée tandis que Yonavée se rendait à l’évidence. Elle avait pensé suivre une piste, entraperçue la veille et qu’elle s’était figuré conduire en ligne droite au littoral d’où il leur aurait été facile de rallier le Jamludar. Grossière erreur… Désormais, elle et Iarl tentaient de se repérer dans une lande aride nimbée de poussière et où chaque arbrisseau, chaque pierre, chaque touffe d’herbes paraissait être le décalque à l’infini d’un seul et même original. Pour ne rien arranger, Iarl s’était laissé gagner par une crise de nerfs, invectivant sa soeur avec force, dégoisant sa colère à en vomir. En dépit de son agacement, Yonavée reconnaissait que son petit frère n’avait pas complètement tort dans ses reproches et elle commençait à regretter l’aveuglement inconscient qui lui avait fait quitter les abords sécurisants d’Oukann et de sa claymore. Après des heures d’errance, abrutis par la fatigue, les deux pathétiques vagabonds s’abritèrent à l’ombre d’un arbre courtaud aux épines acérées pour se livrer à une mortifiante apathie.

***

« Alors, mes mignons, on s’est égarés ? »

Le brigand arborait un sourire mauvais. A chaque fois qu’il ouvrait la bouche, l’affreuse balafre qui lui zébrait le visage en diagonale semblait à deux doigts de se rouvrir. Le malandrin était nanti de deux ruffians aux mines tout aussi patibulaires et qui ricanaient maladivement depuis que leur chemin avait croisé celui des deux enfants. Yonavée se plaça devant Iarl et dégaina le coutelas, provoquant, chez ses adversaires, une hilarité outrancière et vraisemblablement nourrie au vin de pavot. Le chef de la bande s’avança en direction de Yonavée, un casse-tête tournoyant à la main. Presque à portée de l’adolescente, un fracas tapageur sur ses arrières le coupa dans son élan : des hoquets suivis d’un râle et d’un bruit qu’il ne connaissait que trop bien, celui d’un corps qui s’effondre. Il fit volte-face et constata qu’un de ses sbires était affalé dans une mare de sang face contre terre. Le second, lui, les yeux exorbités, observait, ahuri, la gigantesque épée qui lui transperçait le torse. Ce fut alors que le dernier soudard encore debout aperçut l’être qui avait occis ses séides.

Il lança, d’un ton peu assuré : « Qui es-tu, pérégrin ? ». L’autre répliqua : « Je suis Oukann, le fléau des plaines de Cumaridès. » Le triste sire prit alors ses jambes à son cou, laissant, dans l’atmosphère, une forte odeur de pisse.

Après avoir débarrassé sa claymore de son encombrant fardeau, Oukann rejoignit Yonavée et Iarl, tous deux en larmes, les prit par l’épaule et leur annonça : « On rentre à la maison. J’ai dit. »

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