Au scalpel

Par Elore
Notes de l’auteur : CW : torture, blessures infligées à un enfant, sang.

Je mentirais si je disais que le Plan s'est mal déroulé : en réalité, il s'est passé comme prévu. Le problème, c'est que maintenant que je suis capable d'avoir du recul sur tout ce qui est arrivé, j'aurais préféré que quelqu’un ou quelque chose nous sabote. Que le gosse s'enfuie, que sa nounou appelle la police, ou - que sais-je - que mes parents aient un sursaut de scrupules et décident de m'enfermer à la maison.

Rien de tout cela n'est arrivé.

À la place, j'ai eu exactement ce que je méritais : une euphorie malade, fragilisée par le pressentiment qui faisait palpiter mon cœur et me brisait les côtes.

 

Pour l'occasion, on m'avait déguisée : perruque blonde, maquillage et tailleur gris, je faisais bien plus vieille et étais méconnaissable. Mes équipiers s'étaient aussi déguisés, se contentant - pour celui qui n'allait pas se montrer - d'une simple cagoule. Avant de partir, Dog m'avait glissé dans la main une arme qui ressemblait à un scalpel : je l'avais récupérée sans être sûre que j'allais l'utiliser. Il m'avait ensuite donné des conseils qui sont rentrés dans une oreille pour sortir par l'autre : je n'avais pas envie de faire ce que j'avais à faire à sa manière (j'essayais encore de me persuader que je n'étais pas un monstre).

 

Nous sommes arrivés sur les lieux du crime avec une ponctualité admirable : parqués assez loin pour ne pas être repérés à nos caisses mais assez pour que la fuite soit facilitée. Puis nous nous sommes disposés stratégiquement : le moins louche de notre équipe s'est approché de la femme qui devait récupérer le gamin et a commencé à la distraire, se faisant passer pour un enseignant stagiaire qui cherchait désespérément une salle de classe précise, située dans un autre bâtiment un peu plus loin. Alors qu'elle le conduisait à l'intérieur, je me suis approchée de la cour. Plus loin, dans l'impasse où tout devait avoir lieu, deux autres membres de la Meute attendait.

La cloche a sonné, les enfants ont commencé à sortir, vagues de baskets multicolores et sacs avec des animaux dessus. Quand j'ai reconnu le fils de Dolcett, mon cœur a enflé dans ma poitrine et est remonté dans ma gorge. Comme un robot, j'ai forcé un sourire et me suis mise à marcher dans sa direction. D'autres parents d'élève étaient là, il fallait que j'aie l'air naturel, et - dieu sait comment - ça a marché. Quand il a vu que je me dirigeais vers lui, le gamin s'est arrêté, avant de m'adresser une sorte de sourire réservé. Je me suis accroupie et lui ai ressorti le discours que j'avais répété tant de fois : j'étais une amie de sa maman de jour, qui était malade et avait dû être remplacée à la dernière minute et, avant que je le ramène chez lui, est-ce qu'on irait prendre une glace ? Et son sourire - putain - qui s'est agrandi à cette idée, toute méfiance abandonnée alors qu'il glissait sa main dans la mienne, serrant doucement mais assez pour que j’aie l’impression de suffoquer.

 

Sans la moindre once de méfiance, il m'a suivie alors que je l'amenais dans l'impasse. Alors que je me rapprochais du fond de la rue, je l'ai senti renâcler, commencer à douter, mais c'était trop tard : mon acolyte est arrivé par derrière et l'a immobilisé, lui tenant le visage entre de grandes mains sales qui paraissaient lui dévorer la face.

Il fallait que j'agisse vite, il fallait que j'agisse vite. C'est cette sensation d'urgence qui coulait dans mes veines et les brûlait au passage qui m'a poussée à m'agenouiller devant lui, fouiller la poche de mon tailleur pour en sortir le scalpel que Dog m'avait refilé. Pas le temps de respirer : si j'y pensais trop, j'allais commencer à douter. Pas le temps de lui dire à quel point j'étais désolée, à quel point je n'étais pas comme ça d'habitude, promis. Au lieu de tout cela, j'ai juste porté la lame à sa joue et j'ai commencé à trancher.

Dans son regard, je n'ai vu au départ qu'une incompréhension profonde, choc brutal d'un individu innocent devant sa propre mortalité et la cruauté du monde des adultes. Puis la douleur et la peur ont remplacé la surprise, arrivant par vague et tordant son visage alors que je tentais de le marquer sans que le résultat soit trop profond. Mais je n'étais pas chirurgienne, et le sang mêlé aux larmes me faisait déraper : quand je faisais mal, j'étais brutale et j'agissais sans finesse. Pourquoi est-ce que je m'étais portée volontaire, déjà ?

Je n’arrivais plus à trouver de raison.

Mon esprit s’est paralysé, saturé par la peur.

 

Ma voix est sortie, plus frêle que jamais.

- ... respire.

Son regard s'est ancré au mien, et j'ai senti sa respiration se faire moins chaotique, comme si - en cet instant - mon conseil était la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher, une forme de salut. Durant quelques secondes, j'ai senti nos souffles se synchroniser, comme si un fil de souffrance pure nous reliait. Et c’est cette confiance absurde qui m’a brisé le cœur, me poussant à lâcher la lame.

À bout de forces.

Le type qui surveillait la ruelle s’est tourné, alerté par le bruit du métal contre l’asphalte.

- Rain, tu fous quoi bordel ?

Je n’ai rien dit, incapable d’arrêter les larmes qui avaient commencé à inonder mon visage. L’autre m’a poussé et je me suis ramassée contre le béton. Le charme s’est rompu, le petit a commencé à gémir. J’ai fini par comprendre avec quelques secondes de retard que mon acolyte était en train de finir le travail.

- Lâche-le, putain !! Ça suffit.

Les larmes s’entendaient dans ma voix mais il devait encore y avoir assez de rage pour que le type qui maintenait l’enfant s’exécute, libérant le gosse. Le petit a fait un pas, puis deux en arrière, tout en nous fixant avant de partir en une course effrénée, laissant derrière lui des gouttes de sang sur l'asphalte. Souffle court, je n'ai rien dit. Mon coéquipier m’a chopée par les épaules et m’a remise sur mes jambes, me poussant sans ménagement vers la voiture. Celui qui avait distrait la baby-sitter était censé fuir dans une autre caisse : avec une hâte mesurée, le conducteur a fait démarrer la caisse et nous a ramenés, quelques quartiers plus loin, vers le QG. D'une démarche automatique - je me voyais et m'entendais comme de loin, à travers une bulle - je suis rentrée et ai fait mon rapport à Face, qui m'a félicitée avec un enthousiasme rare ;

- Tu es la meilleure chose qui soit arrivée à cette foutue Meute.

Avant de me faire une accolade qui m'a brûlé le dos.

J'ai feint du mieux que je pouvais une certaine fierté, avant de prétexter une soudaine fatigue et m'éclipser dans l'autre partie du repaire, celle où un long couloir menait à divers chambres et locaux. Là, je me suis enfermée dans la salle de bain où l'on m'avait déguisée avant et ai commencé à me laver les mains frénétiquement. Le sang du gamin a coulé dans l'évier, mais la sensation de souillure et de ce que j'avais fait ne disparaissait pas. J'ai frotté au savon puis aux autres produits que je trouvais, jusqu'à ce que ma peau soit rouge mais rien n'y faisait, la sensation ne s'affaiblissait pas la moindre. Alors que mes larmes commençaient à monter à nouveau, j'ai grimpé dans la baignoire et ai laissé couler sur moi une eau qui n'étais pas assez chaude, puisqu'elle ne décapait pas ma peau. En face, mon reflet s'animait et je ne le reconnaissais pas : j'ai jeté avec rage ma perruque, essuyé mon mascara coulant avant de me débarrasser tant bien que mal de mes vêtements trop serrés. Et l'eau fumait, mes bras n'arrêtaient pas de gratter. Et régulièrement, mes yeux revenaient à mon reflet crispé, figée dans une grimace de détresse et de honte - de quel droit je pleurais, moi, hein ?

Sous la douche, personne ne m’a entendu suffoquer.

 

Je ne l'ai su qu'après, mais, à l'extérieur de la pièce, on préparait une fête qui s'annonçait sauvage. Je suis restée plusieurs heures dans la salle de bain, si bien que quand j'ai fini par sortir - la peau rougie et les bras striés de griffures, engoncée dans mes habits normaux - la fête avait déjà commencé. J'entendais de la musique - mélange hybride de hip-hop et de hard rock à guitares saturées - et plusieurs ombres passaient devant moi, verres à la main. Leur odeur a provoqué chez moi une nausée violente, et j'ai - l'espace de quelques instants - caressé l'idée de me casser de là au plus vite. Mais pour aller où ? Je ne pouvais pas aller voir Lola ou les habitués du Flicker, pas comme ça, alors qu'ils méritaient tellement mieux que moi. Et puis, je savais que cette fête était organisée en l'honneur du Plan et de la membre admirable que j'étais. Alors j'ai violemment ravalé ma nausée, secoué la tête et ai progressé, avec une lenteur suspecte, vers le salon animé.

Alors que j'étais à l'entrée de la pièce, vacillant tout en hésitant à me jeter dans le bain, une main pâle s'est posée sur mon épaule et m'a fait me retourner un peu trop vivement. J'ai vu Mina me fixer avec effroi, la bouche en cœur.

- ... salut.

Ma voix était couverte par tout, mais les mots ont eu l'air de lui parvenir quand même. Elle a froncé les sourcils.

- Rain ? Ça va ?

Je n'ai rien répondu, assaillie par un tourbillon de pensées horrifiantes, revoyant sans cesse mes doigts qui glissaient sur les larmes ensanglantées du gamin, la lame qui s'enfonçait dans la peau de ses joues. Alors qu'un sanglot gros comme un poing éclatait dans ma gorge, j'ai vu le regard de Mina changer.

- ... viens, je vais t'amener à Hope.

Je me suis laissée traîner au milieu des silhouettes mouvantes, qui se retournaient sur mon passage et me félicitaient, sans que je puisse distinguer leurs visages ou leurs voix. Puis on est arrivés au niveau du canapé, où Hope semblait en grande conversation avec Gold. Quand elle m'a vue, son sourire s'est évanoui et elle lui a fait signe de se lever - ce qu'il a fait sans prendre ombrage, en s'éloignant pour aller sans doute reprendre un verre. Mina m'a fait signe d'avancer, et je me suis effondrée dans le canapé, où Hope m'a entourée de ses bras. Ses cheveux et son odeur m'ont enveloppées, me réconfortant et me rendant plus misérable encore. Consciente que mon visage n'était pas visible, j'ai recommencé à chialer, alors qu'elle me tenait contre elle, me berçait presque. Et, entre deux basses assourdissantes, je l'ai entendue me murmurer :

- Est-ce qu'ils t'ont forcée à faire ça, Rain ?

Et moi de secouer la tête, articuler entre les sanglots :

- Je l'ai défiguré toute seule, Hope... c'était qu'un gosse. Un putain de gosse.

Plus elle me serrait et plus mes pleurs s'accentuaient, plus ma respiration se faisait saccadée. Alors que j'avais l'impression de mourir - je reconnaissais une crise de panique, à force, j'en faisais souvent après les cauchemars - je me souviens avoir confié à Hope que je ne voulais pas être là mais que je ne pouvais pas être ailleurs, que je voulais juste que le temps passe plus vite. Elle s'est légèrement détachée de moi, m'a fixée avec le regard que ma mère n'a jamais eu envers moi et a fini par glisser dans ma main une petite pilule.

- ... c'est quoi ?

Elle a souri très doucement.

- Tu veux dormir ? Ça te fera dormir.

La perspective était séduisante, mais la panique a repris le dessus : entre deux lumières multicolores, j'ai avisé le carreau de la cuisine et me suis souvenue de la sensation du carrelage mordant contre ma peau. Les battements de mon cœur se sont accélérés alors que mes ongles s'enfonçaient dans les bras de Hope.

- Hope, je peux pas... pas ici. Pas avec eux, si je perds le contrôle...

Sentant que j'étais en train de partir, elle a pris mon visage entre ses mains et m'a rapprochée d'elle.

- Rain, du calme. On est là, on s'occupera de toi. Personne te touchera.

Ces mots, elle les a répétés jusqu'à ce qu'ils me parviennent, traverse la couche d'effroi qui m’étouffait. D'un ongle peint en bleu nuit, elle a désigné les filles présentes, à nos côtés ou mêlées aux gars. Ces mêmes filles qui, en nous voyant, nous adressaient des sourires multicolores. La force d'une forme de solidarité que je m’étais efforcée à souiller, pendant toute ma carrière.

J’ai fini par capituler, glisser la pilule sur ma langue avant de la faire passer avec le contenu du verre de Mina. Et malgré la panique, malgré l'effroi, j'ai fini par laisser aller ma tête contre l'épaule de Hope et m'abandonner à un sommeil chaotique et profond.

J’avais très bien conscience que tout ce que je ressentais, je l'avais mérité. Jusqu'à cette peur panique que certaines choses m'arrivent à nouveau, je n'avais qu'à pas rejoindre la Meute en premier lieu, je n'avais qu'à apprendre où était ma place et y rester.

Mais c'était trop tard pour regretter, il ne me restait plus qu'à tenir la semaine puis partir avec Lola.

Après tout, on était prêtes.

 

Mais quelque chose - une dernière chose - m'a retenue.

Ma toute dernière erreur.

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