La réponse est venue le jour d'après, sous la forme d'un type qui, après s'être fait passer pour un client, a débarqué au QG en clamant porter un message du Nœud. Certains d'entre nous l’ont tout de suite menacé, mais Face nous a intimé le calme : après avoir fouillé l'inconnu et constaté qu'il ne portait aucune arme, nous l'avons fait asseoir en face de notre chef.
- Je viens de la part de Dolcett.
Échange de regards. Avec agitation, le type a continué :
- Votre avertissement a été clair... il veut parler. Instaurer une trêve.
Silence. Comme personne ne réagissait, il a développé :
- Il m'a envoyé ici, désarmé, comme gage de bonne foi. il pense que la guerre a bien trop duré, qu'une alliance serait meilleure pour les affaires, les nôtres comme les vôtres.
Un nouvel échange de regard, entre Face et moi, puis les autres. Personne ne parlait - on attendait sans doute le mot du boss - alors le type a repris :
- Il propose de se rencontrer pour en discuter et faire connaissance, en terrain neutre et ouvert. Vous pouvez venir à autant que vous voulez, on sera sans doute au complet. Si je ne reviens pas, il saura que c'est non. Mais dans le cas contraire...
- Il faut qu'on en parle.
Face lui a coupé la parole, augmentant la tension ambiante.
- Je vais en discuter avec mes hommes.
D'un geste du menton, il a fait signe à l'un des nôtres qui, dans un coin, a tout de suite réagi et a escorté le type plus loin. Une fois qu'on s'est retrouvés sans lui, Face a fait signe aux membres présents de s'asseoir. C'était une assemblée hétéroclite : Gold, Jezebel, deux autres membres plus secondaires et moi. Un peu mal à l'aise, j'ai lancé :
- Tu penses pas qu'on devrait attendre que les autres soient rentrés ? C'est une grosse décision, ce serait peut-être bien de savoir ce qu'ils en pensent...
Mina s'est redressée maladroitement.
- Je vais chercher Hope.
Face a voulu lui dire quelque chose mais Mina était déjà loin, nous laissant seuls. En fixant certaines chaises vides, j’ai pensé à Ren qui n’avait plus donné signe de vie depuis que le plan s’était mis en marche. Je savais que c’était normal, que Face et Al l’avaient aidé à se planquer à un endroit sûr pour éviter d’éventuelles répercussions, mais sa présence me manquait. Le boss a soupiré, puis repris :
- Je veux avoir l’avis de ceux qui sont là. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Il y a eu un temps, puis Gold a été le premier à briser le silence.
- ... l’histoire me paraît plausible.
Il m'a jeté un regard.
- ... ce qu'on a fait à Dolcett est une première. Ça aurait pu être le geste de trop.
Une voix a surgi du couloir.
- Moi, j'y crois pas.
Engoncée dans une robe moulante, Hope a pris la place de Mina. Jezebel, qui la suivait en silence, s’est assise à ses côtés, l’air fermé.
- Dolcett va vouloir se venger, c'est la possibilité la plus probable. Ce qu'il nous propose, c'est un piège.
Jezebel a hoché la tête alors que la voix de Gold s’élevait :
- Ils ne nous ont pas demandé de venir désarmés, ni de venir au complet. On sait qu'on est pas moins qu'eux : s'ils venaient avec l'intention de nous massacrer, ce serait illusoire de le faire contre toute la Meute, en plus en terrain ouvert.
Il y a eu quelques approbations de tête. Une sale moue a étiré les lèvres de Hope. Les mains jointes devant son visage, Face a fini par lancer :
- ... je suis fatigué de cette guerre, moi aussi.
Il y a eu un silence devant ce qui ressemblait à une confession. Le chef a repris :
- Les clients n'osent pas venir vers nous, en temps de guerre : nos affaires sont moins bonnes, et je sais que certains d'entre vous souffrent de notre précarité. Et puis... ces dernières années, j'ai perdu des êtres qui me sont chers et je sais que vous aussi.
Il a marqué une pause, comme pour chercher ses mots, avant de poursuivre :
- Pendant longtemps, je n'ai pensé qu'à une chose : étendre notre territoire. Mais cette guerre nous a beaucoup trop coûté, et je refuse de perdre les membres de ce que je considère à présent comme une famille.
Un vague étonnement m’a traversée : c'était la chose la plus humaine que j'avais entendue de sa bouche. Mon regard a croisé celui de Hope, avant de revenir vers le boss. Ce dernier a continué, d'un ton grave :
- Si cela permet d'arrêter les frais, je veux bien accepter une trêve. En fait, j'aurais même dû la proposer en premier.
Le souvenir du sang et des larmes de l'enfant m'est revenu comme un coup dans l'estomac, et j'ai senti un élan de violence me parcourir : s'il s'était décidé plus tôt, je n'aurais pas eu à vivre avec ça sur la conscience. Machinalement, je me suis levée et ai senti plusieurs regards sur moi.
D'une voix étranglée, j'ai réussi à articuler :
- ... faites comme vous voulez, je vais prendre l'air.
Il fallait que je me tire d’ici avant de blesser quelqu’un, je me suis dépêchée de sortir avant que quiconque puisse me rappeler à l'ordre.
***
Il a commencé à pleuvoir peu après que je sois sortie, d'une pluie tellement fine qu'il était difficile de la voir à l’œil nu. Je suis restée bêtement dehors, à faire les cents pas et à me maudire d'avoir accepté de défigurer le gosse, avant de maudire Face de dire des choses pareilles.
Les membres d'une famille veillaient les uns sur les autres.
J'ai repensé à Hakeem, qui me soutenait après qu'ils m'aient passé à tabac.
Les membres d'une famille veillaient les uns sur les autres.
J'ai repensé à Mina, le soir où on l'avait ramenée au repaire.
Les membres d'une famille veillaient les uns sur les autres.
J'ai repensé au sourire de Dog, la nuit où il m'avait convaincue de ne pas rentrer chez moi.
La rage m'a saisie sans que je ne puisse la contrôler : me retournant, j'ai voulu balancer mon poing dans le mur et n’ai rencontré qu’une paume, que j’ai frappée violemment. Gold a juré avant de retirer sa main, alors que je me rendais compte de son arrivée.
- Ah putain Gold ! Je suis désolée.
J'ai voulu voir sa main, mais il l'a retirée, son sourire disparu - il fallait dire que je n'y étais pas allée de main morte. Secouant sa main, il a grimacé.
- J'ai cru que je pourrais arrêter ton poing, comme dans les films...
J'ai froncé les sourcils, le cœur toujours pulsant de rage.
- C'est débile, comme idée.
Il a haussé les épaules, et son sourire coutumier a refait son apparition. Puis il s'est adossé au mur et m'a invitée à faire pareil. Je me suis exécutée, avec une impression de déjà vu.
Comme s'il lisait dans mes pensées, Gold a lancé :
- C'est à croire qu'il faut régulièrement qu'on se retrouve ici, sous la pluie, pour que l'univers continue de fonctionner.
Un rire moche a franchi mes dents.
- Tu déconnes.
Je me suis tue, laissant le bruit de la pluie contre l'asphalte nous servir de conversation. Puis Gold a repris, doucement :
- Face va sans doute accepter.
Je n'ai rien dit. Il m'a jeté un regard, avant d'insister :
- T'en penses quoi ? On t'a pas entendue, tout à l'heure.
Excédée par son insistance, j'ai lâché sans réfléchir :
- J'en pense que si j'aurais pu éviter de défigurer ce putain de gosse, je l'aurais fait. Et que je suis pas sûre que Dolcett soit du genre à pardonner.
La brutalité de ma confession a au moins eu le mérite de lui couper le sifflet. Durant plusieurs secondes, personne n'a parlé. Puis Gold a fini par reprendre :
- Face veut encore entendre l'avis de Dog et Steel. Il compte appeler Ren, aussi. Après, il rendra son verdict.
- Et on va faire quoi du messager, en attendant ? Lui offrir une danse ?
Il a ricané, puis a haussé les épaules.
Alors qu'il s'apprêtait à rentrer, Gold m'a lancé :
- Je pense que ton avis l'intéresserait aussi.
J'étais pas prête à le revoir, pourtant j'ai fait comme d’habitude et j’ai ravalé toute ma bile.
- ... dis-lui que j'arrive.