Au soir des cerises

Par itchane


Au soir des cerises

 
*


Au Hameau, le samedi soir. 

Saul

 

 

En transparence sur fond de ciel étoilé, un visage pâle, des mèches de cheveux bien rangés, un nez droit, une bouche assez banale aux lèvres fines et deux yeux bleus profonds qui cherchaient, sondaient sans relâche ; parcourant avidement chaque centimètre du reflet de son propre visage dans l’espoir d’y trouver une réponse. Ce visage si familier qu’il en devenait étranger et que le miroir de la fontaine lui renvoyait dans sa neutralité déconcertante.
Saul frola l’eau de sa main pour effacer ce portrait de lui qui le dérangeait. Lorsque les ondes se calmèrent, il plongea le regard au delà de la figure qui reprenait forme, au delà des feuilles de cerisier, au delà du ciel et de ses étoiles, transperçant cette première pellicule de mirage pour faire face à la grande pupille noire de la fontaine. 
Il se laissa hypnotiser par le fond impénétrable de ce gigantesque oeil de cyclope, immergeant ses pensées dans le silence de cette œillade plus grande que lui ; qui ne se détournait, ni ne cillait jamais.
Un calme et une assurance qu’il lui enviait de plus en plus.

La bulle de nuit et de tranquillité que cet oeil lui offrait contrastait tellement avec l’ambiance de ce dernier jour.
Le week-end des cerises ; point culminant de la vie du Hameau. Grandes tables, chaises de jardins, sublimes décorations des jumelles, soleil, cueillette collective des fruits enfin mûrs, confections de tartes et clafoutis, entrées, plats et desserts pour une armée, conversations, jeux de fontaine et rires.

Le jeune Raphaël avait adoré son bateau, il avait passé des heures à le pousser encore et encore sur les ondes, courant d’un bord à l’autre de la fontaine pour le faire naviguer.
Frank était descendu de son perchoir et n’était armé d’aucun crayon ni carnet ni montre, comme la règle le lui imposait.
Après s’être gavé de cerises, Tsé-tsé s’était allongé sur l’herbe et endormi au soleil, un large sourire de satisfaction aux lèvres. Ses discrets ronflements avaient flotté dans l’air tout l’après-midi ; légers bourdonnements qui lui avaient valu son surnom.

La magie du week-end opérait à chaque fois.

Cette année, un miracle eut même lieu, le fils de Maam était venu.
Le fils de Maam ! Celui-qui-ne-venait-jamais était venu.
Même sa mère n’y croyait plus, elle avait essuyé des larmes à sa vue.

Et pourtant.
Pourtant, de son point de vue rien n’allait. Rien ne fonctionnait. La scène était trop fardée, maquillée pour faire croire que tout était vrai. Il avait vu, lui, certains détails s’échapper du motif. Pour la première fois depuis qu’il participait, tout n’avait pas été parfait, et même bien moins que cela. 

Le Hameau vacillait, les cordages s’emmêlaient.

Et personne n’avait semblé vouloir s’en inquiéter, ni même s’y attarder. Car il était une règle au Hameau, ici l’on faisait une confiance aveugle au temps, celui qui accommode tout, qui efface et recouvre tout, pour réécrire à la convenance de chacun. Au Hameau, il était inutile de s'inquiéter, tout finissait toujours par s’arranger.

Ne voyaient-ils donc pas ?

Saul était-il le seul à ne plus parvenir à se laisser bercer ? À qui parler, à qui se confier lorsque que l’on devient la seule pièce du rouage à ne plus se laisser tourner ?
Frank avait semblé inquiet. Avait-il perçu quelque chose ? Il aurait pu aller lui parler. Il aurait dû. C’était la règle au Hameau, on se voyait, on se parlait, on communiquait, on s’habituait et les plaies se refermaient.
Mais Frank était Frank, observateur depuis sa tour d’ivoire, il n’était pas de ceux à qui l’on se confiait.
Et d’ailleurs qu’aurait-il bien pu lui dire, le vieil homme lui aurait tapoté l’épaule, puis aurait replongé dans ses carnets. Car au final au Hameau, rien ne changeait jamais.
Saul n’était pas sûr de pouvoir faire encore semblant d’y croire.

Posé sur le rebord de la fontaine, le jeune homme buvait du réconfort qu’elle lui apportait. Elle était simplement là ; l’oeil du cyclone, le point d’accalmie. Depuis plusieurs jours – ou semaines ? – elle avait été de loin son meilleur interlocuteur.
C’était reposant. De moins en moins suffisant. Assis là, il n’appartenait à aucun des deux mondes, ni à la communauté du Hameau, ni à l’absolu de la fontaine. Le temps s’arrêtait mais rien ne se résolvait. Fallait-il donc absolument choisir entre ici et ailleurs pour trouver sa place ? 



*

 
Dans le même temps.

Frank

 

La situation mettait Frank très mal à l’aise.

Il s’était assis sur le banc, sous les briques du palier des jumelles, à une certaine heure de la soirée. Puis il s’était perdu dans ses pensées.

Et voilà maintenant que devant lui, à douze mètres cinquante sans doute, se trouvait Saul, assis au bord de la fontaine. Saul qui se pensait seul, parce que le banc, sous les briques du palier des jumelles, était dans le noir complet à cette heure et qu’une silhouette s’y trouvant immobile et silencieuse comme l’avait été celle de Frank depuis son arrivée, ne se remarquait pas.

Et lui, Frank, enfermé dans ses introspections, n’avait pas vu Saul traverser le jardin et s’y poser. Ce samedi avait été épouvantable, rien n’allait et il n’avait même pas pu prendre son carnet pour tout consigner. Des pommes sous le cerisier, des volets violets, un petit vélo vert sous le porche et quoi d’autre encore qu’il n’avait pas pu noter ? L’ancienne, retombée dans sa bonhommie et son mutisme, n’avait pas pu l’aider.

Et maintenant Saul qu’il n’avait pas vu arriver.

Que devait-il faire ?
L’idée d’espionner une personne à son insu le révulsait. 

Lorsqu'il était à sa fenêtre, tout le monde savait qu’il y était. De jour, sa silhouette était visible et de nuit, il allumait toujours la lampe de sa table à manger, tout contre la vitre, pour signifier sa présence autant que pour aider ses yeux à la prise de note.

Frank leva les yeux vers son étage ;  les huit éclats noirs de nuit que lui renvoyaient les carreaux de son poste d’observation lui donnèrent le tournis.

Il était là, à observer Saul sans que ce dernier ne le sache. Frank devait-il manifester sa présence ? Quel embarras, comment justifier de ne s’être pas montré avant ? Ou bien devait-il attendre sans bouger que Saul soit reparti ? Ni vu, ni connu. Non, impossible, ce serait d’une malhonnêteté inacceptable.

Tant pis. Il fallait se révéler, quitte à devoir se dépêtrer ensuite de cette pénible situation.

S’il se levait ainsi avec naturel, avec un peu d’élan mais sans produire non plus de bruit trop brutal, cela attirerait sans doute l’attention de Saul qui le remarquerait de lui-même, tout en prévenant un effet de surprise trop perturbant, se dit-il.

Mais Saul ne le remarqua pas.

Le garçon plongeait ses yeux dans la fontaine. 

Alors Frank avança, mais même en posant le pied sur le gravillon du chemin de ronde, Saul ne l’entendit pas. 

Courbé au dessus de l’eau, il approchait son visage de l’onde.

Que voyait-il en cette fontaine pour chercher ainsi à s’y noyer ?

S’y noyer

Il n’y avait plus que quelques centimètres entre l’eau et la peau de Saul lorsque Frank se mit à courir.

Non, non pas ça.

Le front et le nez rejoignirent leurs reflets en premier ; les deux visages, homme et miroir, fusionnèrent pour s’engloutirent l’un l’autre.

Frank tira sur ses jambes et ses bras, ignorant sa vieillesse, pour tenter d’accélerer encore sa course.

Non, non pas ça.

Il ne lui manquait qu’un mètre lorsque les épaules et le torse du jeune homme basculèrent. Que quelques centimètres lorsque les pieds de Saul quittèrent le sol et, d’un arc de cercle, chavirèrent.  Frank voulut les saisir mais trop tard, ils lui échappèrent.

Alors il plongea aussi.

Tant pis. Plutôt cela que de l’abandonner, que de ne même pas essayer et de se retrouver seul sur la rive.

Plutôt cela, que de vivre en sachant que l’on n’a pas su être là.



*

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Aramis
Posté le 30/10/2023
Olala je reprends ma lecture et PAF
Un point de vue de Saül !
Suis-je bénie !
Au moins.

Écoute j'ai vue qu'il y avait des débats sur le rythme, bon, ma lecture précédente date un peu donc difficile de se prononcer réellement, mais au deboté ça m'a surprise sans me choquer. Je trouve que le rythme inhérent à ton récit est cohérent entre la partie de Frank et celle de Saül, et dans mon souvenir, la fin de la partie 1 du récit était déjà assez forte en terme de fantastique pour que le basculement ne sorte pas de nul part. Au contraire l'équilibre et la tension m'a semblée juste, entre les deux points de vues, voili voilouuuu
itchane
Posté le 03/11/2023
Hello !

Merci beaucoup d'avoir pris le temps de repasser par ici ^^

Tant mieux si le changement de rythme ne t'a pas choquée ou perturbée, c'est vrai qu'il y a comme un basculement à partir de ce point... mais ça semble s'être bien passé pour toi : )

Merci pour ton commentaire ! : )
Herbe Rouge
Posté le 21/06/2023
Très intéressante cette réflexion de Saul, et cette dernière phrase "Fallait-il donc absolument choisir entre ici et ailleurs pour trouver sa place ?"
est parfaite.

Et là, cette dernière scène est superbe, va-t-on en apprendre un peu plus sur cette fontaine/puit et son fonctionnement ? Et comment Saul connait-il ce fonctionnement ?
itchane
Posté le 24/06/2023
Coucou,

merci de nouveau pour ta lecture et tes commentaires ^^
Il m'encouragent pour ma future correction de ce texte !

Évidemment je ne dirais rien pour répondre à tes questionnements ! (huhu) : P
EryBlack
Posté le 14/05/2023
Coucou itchane !
Ouah, je ne m'attendais pas à une telle action ! J'avais plutôt l'impression que les événements allaient s'accumuler et se dérégler progressivement jusqu'à une sorte de grosse rupture, c'est une vrai surprise pour moi que Saul et Frank basculent ainsi dans la fontaine et je suis curieuse de voir ce qu'il en ressortira. J'aime bien avoir l'impression qu'on a passé un certain stade de l'histoire et que les personnages, tout comme moi lectrice, on a gagné en lucidité sur la bizarrerie du Hameau. Mais ça concerne peut-être seulement Saul et Frank, on verra pour les autres persos !
Je fais aussi le lien avec la scène de "noyade" de Saul juste après qu'Ama soit venue le voir. Je l'avais prise pour une métaphore, ou une prédiction/réminiscence (difficile à dire ^^'), mais peut-être qu'il y a encore autre chose à comprendre vu qu'une noyade réelle semble survenir ici.
Hâte de lire la suite !
Petit relevé de forme :
"Il aurait du" -> dû
"Depuis plusieurs jours - ou semaine ? -" -> semaines ? et il faudrait des tirets semi-cadratins (–)
"attendre sans bouger que Saul soit repartit" -> reparti
"S’y noyer" -> c'est peut-être volontaire, mais il n'y a pas de ponctuation pour cette phrase.
"Frank voulu les saisir" -> voulut. Et il y a un double espace juste avant cette phrase.
itchane
Posté le 16/05/2023
Hello Ery,
merci de tes commentaires !

Et oui, haha, une belle grosse rupture dans la narration. Rupture qui fait débat d'ailleurs, en terme de rythme, mais je n'en dis pas plus, tu me diras ton ressentis pour la suite ^^

Je suis très très contente que tu fasses le lien avec la noyade de Saul. De façon générale, tes retours me font bien plaisir car je vois que mes corrections ont bel et bien clarifié et rendu plus cohérent le texte ; toutes les petites cases semblent bien s'assembler dans cette nouvelle version, ouf ! ^^

Merci encore pour tes retours si construits : )
ClementNobrad
Posté le 14/02/2023
Bonsoir Itchane.

Mais oui, le grand saut dans la fontaine ! Je me demandais si quelqu'un allait y plonger un jour ou l'autre. J'aurais plutôt parié sur Raphaël. Mais bon, comme tout ce que tu nous offres depuis le début, je suppose que ce qu'ils vont y découvrir n'est pas ce qu'on attend de découvrir. Un autre hameau? Auront-ils eu conscience de leur voyage? Vont-ils revivre une journée paisible dans leur quotidien comme si de rien n'était, comme une journée sans fin qui recommencerait ad vitam eternam? quelques petits détails de changés : une couleur d'un vélo, un pommier à la place d'un cerisier, une barrière de travers...

Au plaisir de lire la suite !

"Des pommes sous le cerisier, des volets violets, un petit vélo vert sous le porche et quoi d’autre encore qu’il n’avait pas pu noter ? " aaahhhh toutes ces anomalies. Les autres Hameau enverrait-ils leurs propres caractéristiques à celui-ci? Tout va se mélanger, pour finir se confondre?

"S’y noyer" Il manque le point

"un miracle eût même lieu" eut
itchane
Posté le 16/02/2023
Haha, oui, quelqu'un y plonge enfin ! x'D

Toujours merci pour tous tes commentaires !
Syanelys
Posté le 07/01/2023
Jolie entrée en scène en ce soir des cerises ! On retrouve avec un plaisir certain ce cher Saul qui annonce d'entrée la couleur : conscient de la présence des deux mondes, sans savoir quelle est sa place, il refuse de suivre de se laisser bercer par le quotidien imposé au Hameau.

J'ai beaucoup aimé le fait que le seul soir où Frank respecte religieusement l'interdiction de noter et de consigner tout ce qu'il voit, Saul nous livre son petit éclat de vérité. Lui qui tâche de se souvenir sans savoir quelle est sa place, il se tourne vers ce gardien supposé de la mémoire. Pourquoi ne va-t-il pas loin que ses observations ? Pourquoi ne pas chercher par lui-même vers quoi elles tendent ?

Très bon choix et... jolie transition ! Frank, observateur inné, ne souhaitant pas faire de sa présence une statistique aberrante de ses relevés, remarque à son tour Saul. J'ai une image de lui en train de courir derrière la réalité lorsque Saul lui échappe et qu'il décide de le rejoindre, inconsciemment.

Une fois de plus, je m'enflamme sûrement dans ma vision farfelue. Voilà l'impression que j'ai de ton histoire depuis que j'ai plongé dedans. Ton temps s'y est arrêté et j'accepte volontiers de découvrir la fameuse soirée des cerises.

Je vais garder dans un coin de ma tête le retour du fils prodige. Pour le moment, seules Ama et la liseuse m'intéressent car je sais que Saul refera bientôt surface. Que de présomptions hein ? :p
Syanelys
Posté le 07/01/2023
Deux petites coquilles sinon :

Cette année, un miracle eût mêle lieu, le fils de Maam était venu. -> même

S’y noyer -> Le point s'est noyé avant Saul !
itchane
Posté le 08/01/2023
Merci d'être toujours là pour la suite de l'histoire ^^

Pas trop frustrant que j'ai fait l'ellipse du jour des cerises donc ? C'était un peu une prise de risque de ma part, pour l'instant cela semble être plutôt bien passé pour tout le monde, ouf ^^'

Gros plaisir en lisant ce petit bout de commentaire "Ton temps s'y est arrêté", haaaaaaa si tu savais comme c'est plaisant pour moi de voir que cette sensation s'est un peu diffusée l'air de rien ^^"

Quant aux théories et élucubrations, et bien, comme d'habitude, tu commences à avoir l'habitude, je ne dirais rien de rien ! : P
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