Aurore de jeunesse (1) - Les pas sous la neige

Par Pouiny

Le réveil sonna et la nuit pourtant n’était pas encore partie. J’envoyai la sonnerie loin de l’autre coté de ma chambre, avant de réaliser avec mauvaise humeur que ça n’arrêtait rien du tout. L’hiver était loin d’être ma saison favorite ; le manque de soleil et les fleurs mortes y étaient sans doute pour beaucoup. En mode automatique, je commençais à me préparer, m’habillant pour la journée, un café, mon sac avec des cahiers de cours et de quoi manger le midi. En quelques minutes, j’étais déjà dehors à tirer mon vélo hors du garage.

 

Depuis l’entrée au collège, j’allais tous les jours en cours dessus. Malgré tout, je me levais toujours plus tard que mes parents, qui partaient pour l’hôpital dans leurs voitures séparées. Cela faisait trois ans que j’avais instauré ma routine matinale. Ainsi, j’avais mis plus ou moins fin à des années de courses sur la route de l’école. Mais j’avais appris à apprécier le vélo, surtout l’été. La fraîcheur du vent et la chaleur du soleil permettaient de passer un bon moment. En revanche, l’hiver, le froid pouvait me couper la gorge même avec les écharpes les plus chaudes. Et malheureusement, nous étions n’étions pas en été.

 

L’avantage était que sur ma dizaine de minutes de vélo jusqu’au collège, j’avais très souvent la chance d’assister au lever de soleil se dressant au dessus des montagnes. Ce beau spectacle m’avait valu bien des fois de risquer un accident, le nez au ciel à rêvasser. Ce lever de soleil était ce qui m’accompagnait le plus dans mon quotidien depuis maintenant plusieurs années. Il m’émouvait toujours autant, même après trois ans, de le voir toujours présent identique à lui-même malgré le temps qui passait. Je pouvais bien vivre ce que je voulais, le ciel était toujours le même.

 

Une fois arrivé au collège, j’accrochais mon vélo à un lampadaire proche avec deux anti-vols dont je détenais les clés et je passais par le vieux portail sale et morne qui me guidait dans ce que je voyais comme une prison. Ainsi, je passais ma journée, solitaire, silencieux, mais souriant.

 

Depuis l’incident avec ma mère, je n’avais plus jamais reparlé à Arnaud. Il n’avait pas forcément essayé de me reparler non plus. Nous nous étions éloignés, tout simplement, brutalement, sans un mot. Je n’ai jamais su si mes sentiments de l’époque étaient partagés ou si je l’avais totalement brusqué. Cet épisode de ma vie devint rapidement le plus douloureux et le plus honteux de mon existence, notamment à cause de ma mère qui ne s’excusa jamais de ce qu’elle m’avait fait subir. Mais aussi, car je compris bien vite que les murs du collège avaient des oreilles.

 

Était-ce mon ancien camarade qui avait décidé de me livrer en pâture aux autres collégiens dès mon entrée dans la jungle ? Ou bien mes anciennes camarades, vexées de n’avoir jamais eu aucune réponse de ma part ? Ou alors, était-ce une invention purement fortuite de quelqu’un qui trouvait étrange que je ne sois pas à l’aise avec le reste du monde ? Toujours était-il que, dès le premier jour de classe, je sentis comme une ambiance étrange autour de moi. Les élèves étaient toujours souriants et polis avec moi, mais derrière leur sourire se cachait une ombre, une ombre sale et malfaisante. Elle n’était pas comme la mienne, causé par de la solitude et de la peur. C’était une ombre causée par de la colère et de la haine, qui faisait comme une barrière entre eux et moi.

 

Tout d’abord, je ne compris pas ce changement radical des autres envers moi. Ils m’évitaient, même s’ils le niaient en bloc et les autres élèves que je ne connaissais pas refusaient catégoriquement de me parler. Puis, au bout quelques mois de silence, les langues commencèrent à se délier et je finis par entendre les chuchotements, ici et là, quand je traversais les couloirs ; des mots à la volée dont je ne comprenais pas le sens. Mais je compris qu’il y avait définitivement quelque chose qui n’allait pas avec moi. Ma première année au collège se passa ainsi, littéralement seul, à n’entendre rien d’autre que des bruits de serpent autour de moi. Ce fut à la deuxième année, que doucement, les sonnettes commencèrent à s’augmenter, de plus en plus, et que je pus désormais enfin comprendre ce qu’on me crachait dans le dos.

 

« Bastien est une folle ! Bastien est un pédé ! Il est fou ! C’est un pervers ! »

 

Je compris bien vite de quoi on m’accusait, mais je ne pouvais plus rien y faire. Cela faisait trois ans que mon seul incident homosexuel s’était passé. Je ne savais même plus à quoi ressemblait mon ancien ami. Si une telle rumeur pouvait s’agrandir, rien qu’avec des souvenirs flous de quelques secondes, comment pouvait-elle prendre fin ? Je décidai donc de les ignorer sans même protester. Mon ombre se plaça sur mes yeux et mes oreilles pour ignorer tout ce que je pouvais entendre. Je faisais semblant de ne pas remarquer les sourires dégoûtés et mes oreilles sifflantes, enfermé dans ma bulle sombre. En bonne petite brebis innocente, je me disais qu’en ne faisant que sourire silencieusement, cela ne pouvait pas empirer.

 

Je vivais ainsi depuis les premiers mois de ma troisième année. Nous étions proche des vacances de Noël et en ignorant les chuchotements, je ne vis ainsi pas de suite que cette journée là était différente. Durant mes heures de cours, je recevais moins de boules de papiers. J’entendais moins d’insultes. Je ne le remarquai même pas, ou peut être alors que je m’en soulageai, pensant que mes trois ans d’isolement allait prendre fin.

 

La journée se passa sans encombre. J’étais toujours aussi moyen en cours. Je me débrouillais désormais bien mieux dans les matières sportives et artistiques où je ne cessais de me développer depuis mon enfance, mais je plongeai de plus en plus dans tout ce qui était scientifique. Ainsi, je ne pouvais même pas espérer trouver du réconfort auprès de mon père, de plus en plus atterré et désespéré par mon manque de compétences. Lui montrer mes compositions à la guitare ne lui suffisait manifestement pas pour être fier de moi.

 

« Mais ce n’est pas possible, Bastien, les mathématiques ne sont que de la logique pure, tu le fais exprès, de ne pas comprendre !

– Oui, c’est vrai que je prend un malin plaisir à être plus bête que je ne le suis... »

Je n’étais jamais agressif ; au maximum de ma force, j’étais sarcastique, déçu. Les disputes avec mon père était toujours à sens unique. Il s’énervait, pestait, et moi je lui souriais, lui répondant calmement. Je ne le faisais pas vraiment exprès ; il était sans doute dans ma nature de ne pas hausser le ton. Mon père voyait ça comme de la provocation et s’énervait davantage encore.

« Tu n’es vraiment qu’un bon à rien ! Je me demande bien des fois si tu es mon fils ! »

Quand il disait des choses qui me faisais véritablement mal, je ne disais plus rien. Je le regardais, droit dans les yeux, souriant gentiment, jusqu’à ce qu’il abandonne et me laisse tomber. En revanche, le soir, quand plus personne me voyait, je me cachais dans les belles de nuit de mon enfance et pleurait silencieusement, bloqué comme une marionnette dans un sourire forcé malgré mes larmes. Je serrai les dents et me giflais au beau milieu de la nuit. Après tout, un véritable homme ne pleurait jamais. Mais manifestement, j’en étais incapable. Parfois, je jouais de la guitare. La maison était bien isolée et personne ne m’entendait. Après plusieurs années à jouer toutes les nuits, mes progrès et mon talent étaient indéniable. J’inventais des chants, revisitais des accords au milieu des fleurs, persuadé que ça ne sortirai jamais au-delà du jardin. Les fleurs avaient l’air d’apprécier, car curieusement, elles devinrent plus belle et plus résistantes qu’elles ne l’avaient jamais été.

 

Après une journée de cours à ruminer dans ma solitude, je me dirigeai vers mon vélo, les clés de mes anti vols dans la main. Mais cette fois ci fut différente. Ce ne fut qu’une fois arrivé à mon véhicule que je remarquais que trois élèves du collège me collaient aux basques. Je me retournai tranquillement.

« Bonsoir ?

– Toi, j’aime pas ta gueule. »

C’était la première fois qu’on m’insultait véritablement de face. Choqué, je sentis malgré moi mes lèvres se tirer.

« Ça te fait rire, tafiole ? »

Le deuxième et le troisième commençaient à m’encercler. L’un des trois s’était mis entre moi et mon vélo. J’étais piégé.

« T’es vraiment une raclure. Je sais même pas ce que tu fous encore vivant. Tu devrais ne plus refoutre les pieds ici.

– Désolé. Je n’ai pas vraiment le choix d’être ici, vous savez…

– T’es même pas foutu de te défendre ? Tu fais pitié !

– Merci pour votre considération, cela me va droit au cœur.

– Tu te fous de nous ? »

Et avant même que je puisse le voir venir, un coup de pied m’arriva en plein dans le ventre. Surpris, je me pliai en deux. J’eus à peine le temps d’ouvrir les yeux, que je me prenais déjà un coup de coude sur l’arrière de mon crâne.

« Les mecs comme toi devraient crever, suceuse ! »

Je tombai à terre sur le goudron. Une chaussure m’écrasa l’œil gauche avant même que je puisse bouger. Je fis mon possible pour me protéger au mieux : avant bras devant la tête, les genoux recroquevillé le plus près possible de mon ventre. Au milieu du sang qui commençait à se noyer dans mes cheveux, je pouvais voir le visage de mes agresseurs. Leurs yeux brillaient : ils étaient totalement exaltés. La violence les rendait heureux. Je perdis tout espoir de m’en sortir, et alors que mes sensations commençaient à s’évaporer dans l’air, je me voyais déjà mourir, en position fœtale sur le bitume ; quand un miracle se produisit en un coup de klaxon.

« Hein, quoi ? Ouais, j’arrive, maman ! Désolé les gars, faut que j’y aille.

– Quoi, déjà ? Mais on a rien fait, encore !

– Ouais, bah vous direz ça à ma mère ! A demain.

– Bon, bah je vais y aller aussi, c’est pas drôle si on est que tous les deux.

– T’es sûr ? Et on le laisse là ?

– Bah tu veux faire quoi ? Ah, attend, j’ai une idée. »

Les coups de pieds s’étaient arrêtés, mais ce que j’entendis me glaça le sang qu’il me restait. Les deux gamins qui restaient étaient en train de détruire mon vélo à coups de pieds. Le bruit des rayons broyés et de la sonnette explosée résonna à mes oreilles. Fier de leur coup, ils eurent un rire parfaitement et sincèrement hors de propos.

« Bon, on est bon là ! J’y vais mec !

– Salut, à demain ! »

Ils ne m’adressèrent même pas la parole. Il ne m’insultèrent même pas plus. Comme si j’étais mort, ils étaient rentré dans leur monde à eux, où ils jouaient ensemble entre amis comme des gosses. Ce coup de poing au ventre fut presque aussi violent que tout le reste.

 

Après plusieurs minutes resté immobile, concentré du mieux que je le pouvais à chercher une respiration calme entre deux quintes de toux, je me redressai, chancelant. Personne ne m’avait vu. Il faisait déjà nuit. J’étais à plus d’une demi-heure de chez moi et je ne connaissais personne. Mon sang tombait en petites gouttes sur le goudron. Je m’assis péniblement en appuyant mon dos sur le fer du lampadaire, essayant vainement de retrouver mes esprits, cherchant quoi faire. Me souvenant de quelques conseils de premier secours de mes parents, je déchirai ma veste pour me faire des pansements improvisés à la lumière sale et froide du réverbère. Mes mains tremblaient. Mes doigts étaient flous. J’arrivais à peine à faire la différence entre le sol et le ciel. Mes bandages de fortune ne furent sans doute pas très utiles, mais ils me forçaient à me concentrer. Je ne pouvais penser à rien d’autre. Tout me semblait surréaliste, ralenti. Le silence bourdonnait à mes oreilles. Le bitume tanguait comme si j’étais sur un bateau. J’arrivais à peine à comprendre que mon vélo ne bougeait pas, malgré les secousses que je voyais.

 

J’essayais de ne pas penser. Fixé sur mes plaies rouges et bleues, je ne faisais pas le lien entre leur grosseur et leur gravité. A cet instant, même la plus simple des taches avait de l’importance, comme si toutes les blessures se valaient les unes aux autres. Après avoir bien pris le temps de me soigner du mieux que je pouvais, je me tortillais sans arriver à me lever pour vérifier mon vélo. Les rayons étaient détruits, le guidon était tordu, mais il pouvait encore rouler. Alors, sans un mot, je le libérai de ses anti-vols. Je me levai en un râle et je commençai à marcher à tâtons, m’appuyant sur lui comme une personne âgée sur un déambulateur.

 

Ma ville n’était pas très grande. Une fois la nuit tombée, il lui arrivait assez facilement d’être totalement déserte. Personne ne me vit, cette nuit-là, marcher en titubant, m’appuyant sur un vélo cassé, plié en deux à cause de mes douleurs aux cotes. Jamais un trajet ne me parut aussi difficile. Ma vue se brouillait, j’avais l’impression que mon cœur était dans ma gorge. Mon œil gauche me semblait à tout moment capable de sortir de son orbite. J’avais tellement de douleur de partout que je n’étais même plus capable de les remarquer. J’étais incapable de comprendre ce qui s'était passé. J'avais presque l'impression de l'avoir rêvé, maintenant que tout était calme, monstrueusement silencieux. Mon cerveau, fatigué, ne pensait qu’à une chose : rentrer en sécurité. Le reste de mon corps n’agissait qu’à la peur, mais il ne se déplaçait que par acoups, comme une tortue fatiguée. La violence de ce que j’avais subi me força à m’arrêter plus d’une fois. Je dus vomir sur le coté, sans doute à cause des coups donnés au ventre. Alors que je cherchais juste à respirer, a genoux sur un fossé, recrachant de la bile, je sentis de l’eau douce et froide mouiller ma joue. Le désespoir qui s’abattit sur moi fut indescriptible. J’étais dans la plus grande des difficultés, j’avais mal, j’avais peur, et le ciel avait décidé de se moquer de moi. Il neigeait dans la pénombre.

 

Moi qui avais toujours aimé la neige enfant, ce jour-là, elle me tua. Jamais un flocon ne m’avait paru si menaçant. Bloquant les sons, étouffant ma respiration, me faisant grelotter, je m’imaginais à tout moment m’effondrer et mourir recouvert par de la poudreuse. Je tentai de presser le pas, autant que je pouvais. La lampe de mon vélo était brisée, peu de voitures passaient, les lampadaires ne marchaient quasiment pas sur certaines rues, grillant et clignotant à mon passage. Je n’avais que des nuages menaçants pour toute lune. Sur certaines descentes, je tentai de m’appuyer sur le vélo pour me laisser porter, mais le guidon démoli me faisait chavirer. Après ce qu’il me sembla être une éternité infernale, la vision de ma maison aux lumières allumées et la cheminée fumante manqua de me faire monter les larmes aux yeux. Je jetais mon vélo sur le bas coté sans aucune compassion et je clopinai du plus vite que je pouvais vers la lumière.

 

« C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Où est-ce que tu étais… Oh mon dieu ! »

Ce fut les premiers mots de ma mère, me voyant m’effondrer à genou et couvert de sang sur le pas de la porte. Elle se précipita vers moi pour retenir ma chute.

« Qu’est-ce qui s’est passé, comment tu as pu te mettre dans un état pareil ? Bastien ! »

Ses doigts frôlèrent doucement mon front bandé et ma joue sale. Ce simple contact, si naturel, suffit à réchauffer un peu mon cœur. Avec un grand sourire, comme si j’étais fier de moi, je répondis :

« Un simple accident de vélo... »

Je n’eus pas le loisir de discuter davantage, car je perdis connaissance presque immédiatement.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez