« Maman est à la maison, aujourd’hui. On va faire un repas de midi tous ensemble, d’accord ?
– Oui. »
La voiture se gara dans le garage, à coté de la voiture de ma mère. Ils travaillaient au même endroit, pour autant à cause de leurs horaires trop différents, ils y allaient à deux voitures, pour pouvoir rentrer si un des deux était de garde. J'entrai à peine dans la maison que ma mère me prit dans ses bras :
« Bastien ! Où est-ce que tu étais passé ? Quand ton père m'a dit que tu n'étais pas à la maison, je me suis tellement inquiétée !
– J'étais chez un copain... »
J'étais particulièrement piteux. Je ne savais pas vraiment ce que je pouvais leur dire.
« Il prenait du bon temps, au lieu de réviser ses prochains contrôles. Mais il a bien compris qu'il ne devait pas recommencer. Hein, Bastien ?
– Non, je ne recommencerai pas...
– Oh chéri, s'exclama ma mère en rigolant, arrête un peu avec l'école, il faut bien qu'il s'amuse un peu de temps en temps, non ? Allez, va dans ta chambre, je t'appellerai quand ce sera l'heure de manger. »
Ma mère était une jeune femme rayonnante et pleine de vie. Si mon père m'avait toujours fait peur, c’était un peu moins le cas avec ma mère. Malheureusement, c'était elle qui était la plus absente de la maison. J’acquiesçai doucement et retournai dans ma chambre. Quand je m'assis sur mon lit bien fait et que je fis face à mon bureau où tous les papiers étaient bien alignés, je me rappelai que je n'avais même pas eu le temps de prendre la guitare d'Arnaud. Pour mon petit cœur d'enfant, cela commençait à faire beaucoup. Pendant que l'ombre me donnait l'impression d'alourdir mon corps entier, je m'écrasais tête la première dans un de mes coussins pour pleurer le plus silencieusement possible. Je restai comme ça, immobile, jusqu'à ce que j'entendis la voix de ma mère m’appeler. L'ombre resta accrochée au coussin, alors que je répondis en séchant vite fait mes yeux et avec un grand sourire jusqu’aux oreilles.
Le repas était plutôt fade. Si mes parents avaient fait des longues études, ils n'avaient jamais appris à cuisiner, et ça se ressentait à leurs plats. Néanmoins je ne dis rien et je mangeai mes saucisses lentilles avec une tête ravie, profitant de la bonne présence de ma mère.
« Alors Bastien, c'était bien chez cet ami ?
– Oui ! Tu sais, c'est un des meilleurs de l'école. Il est super fort en tout, même en sport !
– Et toi, à l’école, ça fonctionne, j’espère ? »
Mon père avait profité de la brèche pour s’y immiscer. J’eus un tressaillement presque soudain.
« Oui… Et non… J’ai été le premier en sport !
– C’est vrai ? C’est très bien, mon chéri, je suis fière de toi !
– Enfin, le sport c’est bien, mais c’est donné à n’importe quel singe, remarqua mon père. Quant est-il du reste ? Tu t’es amélioré en dictée ?
– J’ai fait un peu moins de fautes… Je crois…
– Fais attention, tu vas finir avec l’écriture de ton père, murmura ma mère en rigolant. »
J’allais sourire, quand mon père me ramena à l’ordre.
« Je pourrais voir ton cahier ? »
Ma mère commença s’indigner :
« Enfin, mais on est à table, Bruno ! »
Mais elle n’avait même pas fini sa phrase qu’elle me vit obéir avec stupéfaction. Je montai quatre à quatre les escalier pour récupérer mon cahier de dictée et de mathématiques, au cas où. Je mis cependant plus de temps à redescendre. Je posai les cahiers à coté de l’assiette de mon père et je me rassis devant mon assiette de lentilles opaques. Mon père prit ses lunettes et commença a feuilleter les cahiers, sans prêter d’attention au regard réprobateur de ma mère. Après quelques minutes à regarder le cahier avec un air sévère, il dit enfin :
« C’est vrai que tu t’es amélioré. C’est bien, je suis fier de toi, Bastien. Ne lâche pas tes efforts et tu feras encore mieux. »
Mon père était quelqu’un d’exigeant et de sévère, c’était un fait. Mais même enfant, je savais déjà que tout ceci était pour mon bien et pour que je m’accroche malgré de sévères lacunes. Quand mon père était fier de moi et m’encourageai à me dépasser, encore et encore, c’était grâce à son niveau d’exigence que je me sentais heureux. Après tout, quelqu’un d’aussi dur à contenter ne complimenterait jamais pour rien. Alors j’avais l’impression de voir mon cœur s’envoler jusqu’aux nuages, quand ma mère me ramena sur terre.
« Stop, ça suffit, tous les deux ! Je n’ai pas envie qu’on parle de travail à un repas de famille ! Vous verrez ça après. Bastien, range ça ! »
Ma mère était moins sévère, mais pourtant elle pouvait faire tout aussi peur que mon père sur d’autres sujets, plus variés. Si l’école n’était pas le premier de ses soucis, tout ce qui était d’un ordre social devait être fait et bien fait. Tout ceci pouvait parfois même s’approcher à de la maniaquerie. Mon père me jeta un regard presque complice et je rangeai en vitesse les cahiers pour reprendre mes lentilles froides sans un mot.
La suite du repas fut sans encombre. Au moment de partir, mon père me demanda :
« Est-ce que ça te dit qu’on travaille ensemble sur tes exercices de mathématiques ? »
Je hochais la tête avec joie. Travailler avec mon père était ce qui était le plus agréable. Il était calme et expliquait bien. Avec lui, tout était clair et concis et l’exercice était rapidement terminé.
« Bien, alors va chercher tes affaires, on va s’installer sur la table du salon. »
On se mit rapidement au travail, bien qu’il me sembla entendre ma mère soupirer, alors qu’elle se rendait dans le jardin. Mon père lut l’énoncé de mon problème.
« Bien, alors, qu’est ce que tu ne comprends pas ?
– A peu près tout, je pense…
– Tu sais ce que c’est qu’une baignoire, non ? »
La question était posée sérieusement. Mon père n’était jamais drôle ou moqueur.
« Bah oui, évidemment !
– Donc il y a bien des choses que tu comprends. Ne te rabaisses pas comme ça et explique moi ce problème avec tes mots, d’accord ? »
J’obéissais, bien que ce ne soit particulièrement pas simple. Mes mains s’agitaient sous l’effet de la réflexion et ma voix hésitait, trébuchant au moindre mot. Mais à force de réfléchir à comment formuler, la solution me parut toute simple. Je m’arrêtai en plein milieu de ma narration pour écrire rapidement les calculs qui me semblaient adéquat. Une fois terminé, je montrais à mon père mon travail.
« Et bien, tu vois que tu comprends ! En revanche …
– Oui ?
– Tu as fait des erreurs dans tes calculs. Vérifies les. »
Surpris, j’obtempérais, mais ne trouvais aucune erreur.
« Tu vas trop vite dans ce que tu fais. Concentre toi, tu trouveras. »
Quand je bloquais sur un calcul technique, mon père me sortait très souvent un objet de l’ancien temps : un boulier. Si ça pouvait en faire rire plus d’un à l’école, jamais ni le maître ni mon père ne trouvaient l’objet ridicule. Moi-même, déjà à l’époque, je le trouvais pratique. Voir les billes s’agiter sous mes doigts rendait mes exercices bien plus concret. Mais je ne pouvais utiliser cet objet que sous les yeux de mon père, pour être sûr que je ne l’abîme pas. Il était un objet de famille auquel mon père semblait tenir, très souvent exposé dans le salon, au milieu de tous les livres sur la médecine. Après plusieurs minutes de vérification sous les aiguillages du boulier, je finis par trouver la solution. Alors que j’allais écrire ma réponse au propre, la sonnerie de la maison retentit.
« C’est bizarre, remarqua mon père, nous n’attendions personne… Tu veux bien aller voir, Bastien ? »
J’opinais rapidement pour me diriger vers le grand portail noir à toute allure. Avant même d’arriver sur place, je compris rapidement qui était l’impromptu sonneur en voyant la grande house noire sur le dos d’un gamin à lunette bien trop heureux, à coté d’un vélo posé négligemment par terre. Figé sur place, j’hésitais même à faire demi-tour comme si je n’avais rien vu, quand il cria à mon encontre :
« Bah alors, Bastien, qu’est-ce que tu fais ? Ouvre-moi ! »
Il n’eut pas besoin de plus. J’arrivais vers lui en courant pour lui sauter dans les bras.
« Pourquoi t’es aussi content ? Tu avais oublié juste ta guitare chez moi !
– Tu es incroyable… Je pensais pas du tout que tu viendrais jusqu’ici !
– Bien sûr que si ! Allez, prend là, c’est elle qui m’a demandé de venir.
– Vraiment ? Répondis-je avec un air circonspect en mettant la guitare sur mon dos.
– Évidemment ! Entre traîner par terre et être utilisée par un garçon qui l’aime, elle a vite choisi ! »
J’étais si heureux que je me sentais capable de me mettre à pleurer à tout instant. Un trop plein d’émotion joyeuse me donnait envie de crier, de sauter de partout, de l’acclamer sur l’autel de la gentillesse. Dans mon cerveau d’enfant, il n’y avait pas plus belle preuve d’amour que ce que venait de faire Arnaud pour moi. Je voulais lui rendre la pareille, lui faire comprendre ce que je ressentais. Alors j’agis sans réfléchir, imitant ce que je pouvais voir avec mes parents ou dans les films et très furtivement je me dirigeai vers son visage et je l’embrassais sur les lèvres. Le contact me sembla doux et étrange. Ce fut rapide, à peine quelques secondes, mais elles me permirent de me libérer de ce trop grand poids d’émotion. Je ne sus pas ce qu’il en pensait, car au moment ou j’allais reculer j’entendis un cri presque hystérique qui manqua de m’achever.
« Bastien, qu’est-ce que tu fais ! Recule immédiatement ! »
C’était ma mère, sans doute partie voir qui avait sonné et qui était tombé sur nous au pire moment. Piégé comme un lapin devant une voiture, je vis avec horreur ma mère courir vers moi avec virulence et cette vision nous paru tellement horrible que même mon ami recula avec des yeux effarés.
« Va-t-en, je ne veux plus jamais te voir ici ! Retourne chez toi ! »
Il n’eut pas à se faire prier. Arnaud fuit comme un chat de gouttière, montant sur son vélo en marche pour s’évaporer le plus vite possible de ma vision. Je n’eus pas le temps de m’attarder, car ma mère me prit le bras et me tira jusqu’à la maison avec une pression qui me faisait presque mal.
« Maman, qu’est-ce qui se passe, je n’ai rien fait !
– Tais toi, je ne veux pas t’entendre ! On rentre ! »
Elle était tellement en colère qu’elle ne remarqua même pas ma guitare, encore négligemment accrochée sur mon dos, qui sembla me peser d’un seul coup très lourd. Arnaud était parti, ma mère me semblait folle de rage, et je ne comprenais rien à ce qui se passait.
– Maman, lâche moi, tu me fais mal ! Maman, s’il te plaît... »
J’appris dans la même journée que l’on pouvait embrasser de bonheur et que l’on pouvait pleurer de peur. Ma mère ne m’écoutait plus du tout et me traîna avec violence jusqu’à mon père qui eut un mouvement de sourcil étonné à me voir en larme et presque jeté devant lui par ma mère. Un silence gênant dura une minute, le temps que ma mère reprenne son souffle et que mon père cherche à comprendre la situation du regard.
« D’où vient cette guitare ? Demanda enfin mon père, parfaitement surpris. »
Au lieu de répondre, je m’effondrai au sol. L’ombre, sûrement sur la guitare, pesait beaucoup trop pour mes jambes. Ma mère réalisa à cet instant que j’avais effectivement une guitare sur le dos.
« C’est celle de ce garçon, Bastien ? Donne-la moi !
– Non ! »
Tout deux eurent un mouvement de recul. J’avais hurlé, comme par réflexe. Mais ma mère reprit bien vite ses esprits.
« Donne-la moi ! Je refuse d’avoir le quelconque objet de ce garçon sous mon toit ! »
Pendant qu’elle criait, elle s’approcha de moi et tenta de me prendre la guitare de force. Comme un instinct de survie, ma main s’envola et la repoussa avec violence. Je me redressais sur mes jambes, et une fois debout, je me collais le dos au mur pour être sur que personne ne pourrait la toucher. Essoufflé et en larme, je hurlais encore :
« Vous ne l’aurez pas , c’est la mienne !
– C’est ma maison, jeune homme ! Et si je ne veux pas que tu aies un tel objet, tu n’as pas à discuter !
– J’en ai assez vu. On se calme, tous les deux ! »
Mon père avait une telle carrure et une telle prestance qu’il suffisait qu’il hausse le ton pour qu’on s’arrête tout deux, figé dans notre mouvement en le regardant, en attente de la suite.
« Sylvie, qu’est-ce qu’il se passe ? Tu peux m’expliquer ?
– Il se passe que notre petit garçon a embrassé son camarade devant le portail de notre maison !
– C’est même pas vrai ! »
En prenant compte de la perspicacité de mon père, il était évident qu’il ne m’aurait jamais cru avec un ton et une tête pareille. Mais pour rien au monde, vu la colère à laquelle je faisais face, j’aurais accepté la vérité. Nier, nier tout en bloc et mentir le plus possible était pour moi la seule porte de sortie. Pour autant, mon père ne s’était pas mis dans une colère noire. Avec un regard toujours étonné, il s’adressa encore à ma mère.
« C’est à dire… Il l’a violenté ? Il l’a forcé ?
– Non, je ne crois pas, mais…
– Où est le problème ? »
De la bouche de mon père venait de sortir la question qui me tournait dans le crâne depuis le début de l’incident. Ma mère ne répondit rien, mais ne sembla pas se calmer pour autant. Mon père s’adressa à moi avec une voix étrangement calme :
« Tu veux bien monter dans ta chambre, s’il te plaît ? Nous avons à parler, avec ta mère. »
Il n’eut pas à me le demander deux fois. Montant les escalier quatre à quatre, je ne pouvais pas m’empêcher de hoqueter. J’entrais dans ma chambre et claquais la porte. Toujours en larmes, il me fallut quelques respirations pour me calmer et ne pas me mettre à hurler de douleur. Malgré notre grande maison, alors que je m’asseyais devant la porte, je commençai à entendre la conversation. Mes parents criaient.
« Mais qu’est-ce qui te prends de me mettre en porte-à-faux comme ça devant le petit ?!
– C’est plutôt à moi de te demander ce qui te prends ! Pourquoi réagir avec une telle violence ?
– Mais enfin, tu ne comprends pas le problème ?
– J’avoue que je ne le saisis pas.
– Tu veux que notre fils devienne un pervers sexuel, un pédéraste, quand il sera plus grand ? Si il fait ça, à dix ans, qu’est ce qu’il fera plus tard ! A son âge jamais je n’ai fait une chose pareille, jamais, pas même à un garçon !
– Sylvie, il faut que tu te calmes. Ce garçon a à peine dix ans, rien ne dit que ce qu’il fait maintenant va le suivre toute sa vie.
– Mais il faut l’en dégoûter tout de suite ! Imagine, si il avait trouvé ça agréable et qu’il continue dans cette voie là ? Ce serait la honte de la famille ! C’est déjà un déshonneur !
– Arrête de dramatiser, enfin. Ce n’est rien qu’un bisou. Pour les enfants, les bisous, ça ne veut pas dire grand-chose…
– Il n’a plus trois ans, Bruno ! Ce qu’il fait aujourd’hui, il va forcément s’en souvenir !
– Ah ça, vu ce que tu viens de lui faire, il est clair qu’il va s’en rappeler toute sa vie. Sache que je n’approuves absolument pas ton comportement.
– Mais tu imagines, si notre petit garçon est homosexuel ? »
Avec cette question un bruit sourd d’un poing sur la table se fit entendre. Je ne connaissais pas le dernier mot employé, mais prononcé avec un tel dégoût, il ne pouvait s’agir que de quelque chose de grave et dangereux.
– Il n’aura pas de vie de famille, pas de femme, pas d’enfant ! Notre enfant, Bruno ! Voilà ce à quoi on le promet ! Et avec cette épidémie... Tu ne vas pas me faire croire que contrairement à moi, tu ne vois pas de jeunes hommes tous les jours à l'hôpital ! Tu devrais avoir honte de ne pas avoir peur ! »
Elle pleurait en affirmant ça et je ne saisissais encore moins ce qu’elle disait.
« Écoute, je comprend ce que tu ressens ma chérie, mais ce n’est pas comme si il nous avait annoncé qu’il avait un amoureux ou qu’il avait couché avec. Il lui a juste fait un bisou, on ne sait même pas si l’autre enfant l’a apprécié ou pas. Il ne faut pas s’emballer et directement imaginer le pire sur cet incident. Si on lui explique correctement et calmement que ce bisou n’est à réserver qu’à une personne qu’il aime vraiment, et donc pas à un garçon, il le comprendra sûrement. Donc calme toi, va te reposer un peu, et je vais aller lui parler, d’accord ?
– Mais…
– Ne t’inquiète pas, je m’en occupe. Il ne vaut mieux pas que Bastien te voit davantage dans un tel état, il pourrait ne plus nous faire confiance. Il faut rester calme, d’accord ? »
Il y eut un silence pesant.
« D’accord. A plus tard. »
Le ton de ma mère était froid et fatigué. J’entendis alors les pas de mon père monter les escalier et tenter d’ouvrir la porte, mais j’étais toujours devant et bloquais le passage. Mon père tenta légèrement de forcer, mais voyant que je ne bougerai pas, commença à me parler.
« Bastien ? Laisse moi entrer, j’aimerais te parler.
– Non. Tu vas me gronder.
– Je te promet que non.
– Tu mens.
– Est-ce que je t’ai déjà menti une seule fois ? »
En effet, mon père parlait peu, mais disait toujours juste. Même pour le père noël, au grand désespoir de ma mère, il m’avait toujours dit qu’il était faux, là ou certains de mes camarades de classe pouvaient encore y croire dur comme fer. Je réfléchis un peu, puis je finis par me pousser légèrement de la porte, assez pour le laisser passer. Il entra dans ma chambre et s’assit sur le lit en face de moi.
« Tu ne veux pas t’asseoir à coté de moi ? »
Je ne répondis pas. Il attendit quelques secondes, et voyant que je ne répondis pas, continua, imperturbable.
« Qui était ce garçon ? Ton ami de ce matin ?
– Oui.
– Tu l’aimes beaucoup ?
– Oui.
– Est ce que tu l’aimes plus qu’un ami, Bastien ?
– Je ne comprends pas. »
Mes larmes commencèrent à nouveau à couler, mais je continuai avec une voix déchirée.
« Je ne comprends pas ce que vous me demandez, je ne comprends pas ce que j’ai fait de mal, je comprends pas ce qu’il se passe…
– Tout va bien, Bastien. Je ne suis pas fâché. Ta maman a eu peur, c’est tout. »
Je pleurai davantage encore. Après tout, moi aussi, j’avais eu peur. Mais là encore, mon père resta imperturbable.
« Est ce que tu veux passer toute ta vie avec lui ?
– Bah, oui, c’est mon ami…
– Est ce qu’il est particulier ?
– Évidemment, puisque c’est mon seul ami !
– Tu ne t’entends pas avec les autres enfants de ta classe ?
– Je m’entend avec tout le monde.
– Bon. »
Il devait commencer à comprendre qu’il ne tirerai rien de moi et laissa tomber les questions de ce genre en un soupir.
« Ce que tu as fait, c’est quelque chose de très intime, qu’on ne fait que avec des personnes avec qui on est très en confiance et pour qui on a des sentiments très fort. Tu le sais, ça ?
– Comme toi et maman, non ? Oui, je le savais.
– Donc tu aimes ce garçon ?
– Je ne sais pas, moi. Je ne me suis pas posé la question. Pourquoi vous voulez savoir… »
Je pleurais encore davantage à tel point que ma voix se mourrait dans ma bouche. Comme si l’ombre serrait ses mains de plomb sur ma gorge. Mon père se leva du lit et s’assit face à moi en me prenant l’épaule.
– Je suis désolé, fiston. Mais il faut éviter d’aimer les garçons quand on en est un.
– Pourquoi ?
– Parce que ça fait peur à ta mère.
– Ça veut dire dire que je n’ai plus le droit de voir Arnaud ?
– Je pense qu’il vaudra mieux éviter. »
N’y tenant plus, je tombais en sanglot pour de bon. Gémissant de toutes mes forces, mon corps tressaillant à chaque hoquet. Mon père eut un sourire étrange, comme gêné.
« Je vais continuer d’en discuter avec elle. En attendant, grave ça dans ta tête, pour plus tard, si jamais tu aimes très fort un garçon à nouveau : fais en sorte que ta mère ne soit pas au courant. Et si vraiment, tu as besoin d’aide et que tu veux savoir des choses sur l’amour, viens me parler. Je ne me fâcherais pas, promis. »
Criant et pleurant, je ne pus même pas lui répondre. J’avais envie de disparaître, enveloppé par l’ombre à en devenir une moi-même. Je me sentais seul, je me sentais faible. Mon cœur battant dans ma poitrine me semblait me tuer de l’intérieur. Mon père, immobile, me regardait sans un mot. Il finit par me tapoter l’épaule avant de se lever et de partir en silence. Une fois seul, je ne fis que crier davantage. Je pleurai ainsi, pendant des heures, jusqu’à l’épuisement de tout mon être.
Je ne mangeai pas, ce soir là. Mon père m’appela plusieurs fois, me promettant que ma mère était partie à un service de nuit. Mais l’ombre s’était logée dans mon ventre et prenait trop de place pour que j’ai envie de sortir. La nuit tomba. Mon père mangea seul, rangea la vaisselle et parti se coucher. Le silence dans la maison était revenu. Après plusieurs minutes à attendre seul en silence, dans le noir, je finis enfin par descendre doucement. L’escalier craqua légèrement sous mes pas légers, mais ne fit pas plus de bruit qu’à l’ordinaire. J’ouvrais la baie vitrée et me retrouvais dans le jardin. Très vite, je me cachais comme à mon habitude au milieu des belles de nuits. C’était une belle nuit ; les fleurs étaient déjà ouvertes en grand, enfin à leurs aises. Le vent les caressait légèrement du bout de son air. La lune était pleine et brillante, ce soir là. Il faisait bon, comme une nuit d’été. Le temps était parfait pour voir un dragon explorer la lune et des fées dans les étoiles. Mais je n’étais plus d’humeur à jouer. Assis par terre, entouré des belles de nuit, caché par leur beauté, je les enviai. Je voulais, moi aussi, m’ouvrir et m’épanouir, me sentir aussi beau qu’elles, comme j’avais pu le faire tant de fois les nuits précédentes. Me revenaient en mémoire les exploits de mes nuits précédentes, mes victoires, mes joies et je compris que je n’avais jamais été aussi heureux que dans l’obscurité. Ma place n’était sûrement pas en plein jour, au milieu des autres gens. Je n’étais pas pareil. Je ne convenais pas. Mes larmes remontèrent encore, mais cette fois un petit sourire inextricable arriva aussi. De ma voix faible et brisée, je murmurai :
« Hé… Est ce que tu veux bien venir me chercher ? »
Mais même moi, je ne savais pas à qui je m’adressais.
Je me réveillai le lendemain matin, bien après la fin de la nuit. Je m’étais endormi en plein milieu des fleurs, dans l’herbe, une belle de nuit dans la main. En me redressant légèrement, je vis que j’avais en couverture une veste bien trop grande pour moi. Surpris, je reconnus bien vite celle de mon père. Il avait sûrement du me voir dans le jardin, alors qu’il partait au travail. Je me demandai vite si c’était la première fois qu’il me surprenait ou si il m’avait déjà remarqué avant, mais qu’il avait laissé faire. Je ne pus malheureusement pas y réfléchir longtemps, car je remarquais très vite que quelque chose était étrange avec la fleur que j’avais dans la main.
La belle de nuit était une fleur timide. Une fois sortie de l’ombre, ses pétales se refermaient sur elle-même, ne gardant sa beauté que pour la lune. Ainsi, les pétales de la fleur que je tenais étaient déjà refermées depuis sans doute plusieurs heures, mais son toucher était pourtant étrange. En ouvrant doucement la fleur, je remarquai alors qu’il y avait un mot à l’intérieur. Minuscule, mais bien présent. Et je reconnus bien vite l’écriture brouillonne de mon père. « Courage. »
Il n’avait sans doute pas eu la place d’écrire plus. Peut être il n’aurait de toute façon pas su quoi dire de plus. Mais ce simple mot me suffit pour laver mon visage couvert de terre et de larme et partir à l’école, essayant d’oublier au mieux tout ce qui avait pu se passer.