Bien que je refusais de me l’admettre, ne voulant pas prendre part aux rumeurs des autres, ce que m’avait dit mon camarade me tracassa plus que je ne le voulais. Ma méfiance installée depuis plusieurs années se réveillait à l’annonce d’un caractère violent et sans pitié. Mais je continuai à m’entraîner avec Aïden comme si de rien n’était. On ne discuta au final que très peu, mais je ne pouvais pas dire que c’était particulièrement désagréable. Je passais même souvent de bons moment en titillant un peu son silence.
Puis, après un mois, la compétition arriva. C’était peu avant le conseil de classe du premier trimestre et j’espérai naïvement qu’un bon résultat en sport me remonte un peu le moral en préparation de l’échec cuisant que j’allais récupérer avec le lycée. Dès le matin, nous arrivâmes avec mon professeur et mon binôme dans le stade. Quelques autres élèves du lycée étaient venus participer ou regarder, mais la majorité des autres personnes présentes m’étaient inconnues. Je sentis à coté de moi Aïden se rétracter légèrement. Comme dans un mouvement de recul, il parut pour un instant capable de partir en courant. Je lui demandai :
« Ça va ? Tout va bien ?
– Ça va… C’est juste qu’il y a vraiment beaucoup de monde.
– Ah, ça… On se croirait presque dans un tournoi ! »
Il cru peut-être que je me moquais de lui, et ne répondis pas. Je renchéri alors :
« Tu es prêt à tout donner ?
– Oui. J’ai bien retenu tes conseils, aussi. J’espère que ça va marcher... »
Je vis les yeux bleus de Aïden se mettre à briller de cet éclat de défi qui lui allait si bien. Puis ayant peur de paraître étrange, je me détournai et regardai avec un peu de stress le stade. Il y avait six terrains utilisables en poule, avec chacun un arbitre déjà installés aux abords. Les organisateurs firent l’appel de tous les participants et nous divisèrent sur les différents terrains où nous allions nous affronter pendant la phase éliminatoire. Nous fûmes dans les premiers à passer notre match. Je me plaçais en tant que serveur, à l’arrière du terrain, tandis que Aïden, plus mobile et très friand des amortis bien placé, restait globalement devant. Mais la réactivité d’Aïden à correctement se placer en fonction du type d’adversaire auquel il faisait face m’impressionna grandement. Notre premier match fut une réussite, puis notre deuxième, et notre troisième. Même si les adversaires n’étaient pas forcément plus forts que nous, la longueur sur laquelle se faisait les efforts m’anéantissait peu à peu. Même si entre les match il y avait vingt minutes de pause obligatoire, je me retrouvai très vite à tirer la langue dès que je n’étais plus à concourir.
« Ne bois pas trop, tu vas avoir trop de poids pour courir, après. »
C’est Aïden, qui me regardait avec un petit sourire engloutir ma bouteille d’eau. Je stoppais mon mouvement puis soupirai :
« Tu as raison… Allez, j’arrête là ! »
Et en accompagnant ma parole, je me versai toute l’eau restante sur le crâne. Il eut un mouvement de recul presque exagéré de peur de se prendre le contenu de la bouteille, qui me fit rire. Après un petit temps de silence, en regardant les autres matchs en cours, il me lança avec son ton calme habituel :
« Tu manques d’endurance.
– N’est-ce pas, soupirai-je… Ce n’est pas ton cas, je me trompe ?
– C’est-à-dire que ma spécialité, c’est la course…
– Vraiment ? C’est bien aussi. Mais j’y suis vraiment nul !
– Ce n’est pas vraiment une question d’être nul ou pas, c’est simplement une habitude. J’ai pris l’habitude de courir depuis longtemps. »
Aïden semblait toujours comme parler dans le vide, comme si il était détaché de se qui se passait. Pourtant, je sentis étrangement quelque chose de plus profond qu’il n’y paraissait dans cette dernière phrase. Comme si il était triste. Je le fixai, plutôt surpris, puis je me rappelai de mon enfance, à courir tous les soirs après l’école.
« J’ai fait ça aussi, pendant longtemps. Mais depuis, j’ai un vélo.
– Ça peut être bien aussi pour l’endurance, un vélo…
– Oui, soupirai-je, quand on fait des longs trajets, ce qui n’est pas mon cas…
– Tu as le droit de préférer l’intensité à l’endurance, ce n’est pas très grave.
– Je n’ai surtout pas beaucoup le choix. Parfois, ça me manque un peu. »
Après plusieurs minutes de silence, on nous appela pour le prochain match, qui se déroula sans encombre.
Quelques heures après la pause de midi commençait la phase finale, qui nous faisait nous affronter les derniers restant de chaque poules. Les match furent de suite beaucoup plus longs et intenses. Je finis vite par me rendre compte que mon manque d’endurance était en train de baisser drastiquement mon niveau, faisant des erreurs digne d’un débutant, ratant des balles faciles. Sans Aïden, j’aurais sans doute perdu à ce moment là. Mais imprévisible, il aurait presque été capable de tenir à lui tout seul les deux personnes en face. A la fin d’un set de demi finale, je m’effondrai à genou, essoufflé. Il s’approcha et s’agenouilla à ma hauteur.
« Ça va aller ? Tu tiens le coup ?
– Oui… Désolé, je suis définitivement vraiment nul…
– Tu plaisantes ? Tu fais des services de folie ! A chaque fois, tu envoies les adversaires dans le décors. Allez, courage, on y est presque. »
Voir Aïden me tendre la main pour m’aider à me relever me paru presque surréaliste. Mais l’attention, surtout venant de sa part, me toucha et me remotiva pour la fin le deuxième set dans lequel je donnai tout ce qu’il me restait. Je me démenais tant et si bien que le dernier point fut gagné sur un de mes lobs qui manqua de peu d’être déclaré sorti du terrain. Alors qu’on remerciait les adversaires et qu’on retournait dans les tribunes, Aïden attrapa mon t-shirt.
« Tu as vraiment beaucoup plus de force que moi dans tes coups.
– C’est moi ou tu es vraiment en train d’essayer de me réconforter après que je me sois dit que j’étais inutile ? »
Il se stoppa légèrement dans sa marche, alors que ses yeux fuirent les miens.
« Je n’ai pas forcément envie que tu penses ça alors que ce n’est pas le cas. Tu m’as donné beaucoup de conseils justes et tu as été d’une aide précieuse pour en arriver là. Et même sur le terrain, je n’aurais jamais réussi des services aussi variés et offensifs.
– Merci. »
L’avantage de quelqu’un comme Aïden qui parlait aussi peu était que j’étais parfaitement certain qu’il était sincère. Il avait beau paraître mal à l’aise et un peu étrange, j’oubliai définitivement à ce moment précis tout ce qu’avaient pu me dire de mal mes camarades sur lui, comme si un mur venait de se casser. On s’installa dans les gradins en attendant la finale, et on regarda pendant un court instant les spectateurs qui nous assistait depuis le début de la journée. Je murmurai presque pour moi même :
« Dire qu’on est arrivé là… C’est dingue.
– Ouais. »
Il regarda lui aussi le public, mais très furtivement, comme si il craignait de se faire peur. Puis, subitement, je demandais :
« Tes parents sont dans le public, toi ?
– Non. »
D’un seul coup, il se referma sur lui-même, comme un escargot à qui on venait de toucher un point sensible. Comprenant que je venais de toucher quelque chose de peu agréable, j’eus envie de me gifler d’avoir encore gaffé. N’osant plus rebondir là dessus, je répondis simplement :
« Moi non plus. »
Nous restâmes silencieux jusqu’à notre retour au terrain pour la finale. La pression et le stress était à son comble. J’observais le plus calmement possible le terrain et les adversaires, rêvant de me graver cet instant au fer rouge. Nous saluâmes nos adversaires et j’attendis le signal de l’arbitre pour lancer le service le plus agressif possible. J’aimais beaucoup commencer un match en jouant offensif pour juger du niveau de mes adversaires. Si ils se mettaient à paniquer, je continuais dans cette lancée. Si ils répliquaient, là alors commençait la stratégie.
Ce match là fut l’un des plus difficile que je pus faire. L’équipe en face était soudée et réactive ; bien plus complice que je ne pouvais l’être avec Aïden. Le match se fit en trois set, ou les points partaient un coup pour eux et un coup pour nous. L’autre équipe semblait espérer nous avoir à l’usure et espérait sans doute jouer sur mon manque d’endurance visible pour m’épuiser. Pour être honnête, je ne sus pas ou je trouvai la force de continuer à jouer. Je me sentais comme capable de m’effondrer à tout instant. La sueur me coulait jusque dans les yeux. Mais, après ce qui me sembla être une éternité, Aïden mis fin au match sur son coup préféré, un amorti bien traître qui frôla quasiment le filet. l’équipe trop loin et n’osant pas aller trop vite de peur de foncer dans le filet toucha le volant, mais ne remonta pas jusqu’à notre coté du terrain. Ce fut la victoire du tournoi, pour Aïden et moi.
Je ne pense pas que ce fut très correct, mais dès l’annonce de la fin du match, je poussai un cri de joie. Sentant que ce pouvait être mal pris, je jetai un regard furtif aux adversaires. Ils semblaient déçus mais quand même satisfait. Je passai de l’autre coté du filet pour les saluer et leur serrer la main.
« Merci, vraiment, ce fut un beau match.
– Merci à vous, et bravo, vous ne l’avez pas volé.
– On espère vous revoir en tournoi ! »
Ils regardèrent Aïden qui était resté en arrière. Il avait lâché sa raquette et semblait littéralement stupéfait. Il regardait avec de grands yeux ronds les gens autour de lui comme si c’était la première fois qu’il les voyait, ce qui était peut être le cas. Mes deux adversaires sourirent en voyant que j’étais gêné du manque de politesse de mon partenaire :
« Ce n’est pas grave. Félicite le pour nous ! Ses coups étaient très surprenants.
– Pas de soucis. A bientôt ! »
Je me dirigeai rapidement vers Aïden, qui sembla sortir légèrement de sa stupéfaction.
« Bastien… On a gagné ! »
J’eus droit alors à un des plus grands sourires que je n’avais jamais vu. Ma joie se transforma en euphorie, une euphorie explosive et incontrôlable qu’il me sembla avoir déjà ressenti auparavant. Incapable de me contenir davantage, je le pris dans mes bras, juste l’espace d’une seconde, juste pour être heureux. Je me décollais très rapidement, mais je lui parlai néanmoins en lui tenant les épaules.
« Merci, Aïden, tu as été incroyable, tout du long ! Tu viens de m’offrir le plus beau tournoi que j’ai jamais fait. »
Je lui parlais sans doute aussi avec le plus beau sourire que j’avais, fixant ses yeux bleus avec le plus de gratitude que je pouvais. Il me prit le bras pour me faire lâcher et toute ma joie se transforma presque aussitôt en peur d’être allé trop loin. Pourtant, ce fut toujours radieux qu’il me répondit :
« Ce fut avec plaisir ! »
Désormais un peu mal à l’aise, je reculai et me secoua légèrement avant de me diriger avec lui vers les organisateurs, pour qu’ils citent nos noms et nous remettre une médaille. La journée venait de s’écouler, le soleil était bien parti pour se coucher en cette journée d’automne, mais ce fut sans conteste une des plus beaux jours que j’avais pu passer. Notre professeur nous félicita et nous couvrit de louanges jusqu’à ce qu’on sorte du gymnase.
« Vraiment exceptionnel les enfants, c’est vraiment du bon travail ! Je savais que vous feriez de bons résultats, mais je n’osais pas en espérer autant !
– Merci monsieur, dis je avec un ton faussement prétentieux, mais nous n’avons fait que votre travail.
– A ce niveau là, ce n’est plus du travail, c’est du sport ! Que dis-je du sport, c’est de l’art !
– Nous sommes les nouveaux Montaigne et la Boétie du badminton !
– Bastien, ces écrivains n’étaient pas vraiment ce qu’on peut qualifier d’artiste, me fit remarquer mon professeur.
– Est-ce que la philosophie est un art ? Vous avez quatre heures ! »
Le professeur rit de bon cœur, alors que nous commencions à arriver à sa voiture.
« Vous voulez que je vous dépose, les jeunes ?
– Merci, monsieur, répondis-je, mais j’ai mon vélo ! »
D’un geste, je lui montrais la merveille rouge qui datait de mon accident. Au lieu d’être impressionné, il eut l’air de s’énerver d’un seul coup :
« Du vélo après tout les efforts que tu as fais, mais tu n’y penses pas, malheureux ! Met le dans mon coffre, je vous ramène.
– Ah, donc ce n’était pas une question, tout à l’heure ?
– Non, c’est un ordre. Pas de discussion ! »
Il me prit mon vélo des mains et le cala le mieux possible à l’arrière de sa voiture.
« Bon, désolé Aïden, mais tu risques d’être un peu serré avec le vélo de cette andouille…
– Ne vous en faites pas pour moi, répondit-il, je vais rentrer en bus… »
Si les yeux du professeur aurait pu lancer des éclairs, il était certain qu’il en serait sorti à cet instant. En rigolant, je remarquai :
« Ne cherche pas à t’échapper, pauvre brebis, les ordres d’un professeur sont implacables ! »
A force d’insister, Aïden fini par monter à contre-cœur à l’arrière de la voiture. Le trajet qui suivit fut plutôt silencieux. Avec le rétroviseur, j’observais Aïden. Il semblait somnoler les yeux mi-clos, la tête posée contre la vitre. Ce fut à ce moment seulement que je réalisais qu’il avait de véritables poches grises sous les yeux, presque de la même couleur que mon ancien œil au beurre noir. Me sentant coupable de ne pas l’avoir remarqué plus tôt, j’eus une sorte de pincement au cœur.
« Aïden ?
– Oui ?
– Pourquoi tu es venu avec un sac aussi lourd à cette compétition ? Qu’est-ce qu’il y a, dedans ?
– Oh… Rien d’important. Je n’aime juste pas me balader sans mon sac. »
Il n’avait même pas tourné la tête pour me parler. Le professeur du sentir mon malaise, car il changea directement de sujet.
« Bon, en rentrant, les garçons, vous aurez droit à la douche de la victoire !
– Et vous, vous allez devoir désinfecter les sièges de votre voiture.
– Si je devais être chochotte pour si peu, je ne serai pas prof de sport !
– Excusez moi, monsieur… Est ce que vous pouvez me déposer ici ? »
la voix calme et presque hors de propos d’Aïden venait de couper la conversation. Le temps que le professeur comprenne, il dépassa sans doute largement l’endroit où il voulait s’arrêter à la base.
« Tu habites ici ?
– Non, un peu plus loin. Mais il y a quelque chose que je dois faire avant de rentrer. »
Il tenait fermement dans sa main un objet rond que je n’arrivais pas à identifier. Une montre ? Une boussole ? Toujours était-il que sans plus poser de question, le professeur s’arrêta.
« A bientôt Aïden, profite bien de ta soirée ! »
Avant que le professeur ne redémarre sa voiture, je vis depuis la vitre Aïden s’arrêter un court instant, puis partir en courant.
« Il a encore l’énergie pour courir ? Soufflais-je, peut-être un peu jaloux.
– C’est Aïden. Quoi qu’il fasse, il doit toujours le faire en courant.
– Ça explique sans aucun doute son endurance… »
Perdu dans mes pensées, je regardais mollement à travers la vitre sans essayer de continuer la conversation. Le professeur me ramena sur terre.
« C’est un gentil garçon, non ?
– Oui… Je crois…
– Tu n’en es pas sûr ?
– On a pas beaucoup discuté. Il n’aime manifestement pas beaucoup parler. »
Il eut un drôle de soupir, comme si il était déçu. Surpris, je failli lui demander ce qui l’embêtait, mais je me rappelais qu’il n’avait pas le droit de me dire quoi que ce soit sur Aïden. Si je devais apprendre quelque chose, ce serait de moi-même. La suite du trajet fut rapide et sans encombre. Le soleil était déjà sous les montagnes quand j’atteignis la porte de ma maison. J’avais envie de me laver, mais avant tout, j’avais faim. Je me dirigeai dans la cuisine, quand je fis la rencontre de mon père qui manifestement venait de commencer à faire bouillir des pâtes. J’allais le saluer, quand il me demanda d’un ton assez froid :
« Qu’est ce que tu as fait pour être dans un état pareil ?
– J’ai participé à un tournoi de sport, aujourd’hui ! Regarde, papa, j’ai fini premier ! »
Et avec le plus d’enthousiasme possible, je lui montrai ma magnifique médaille brillante autour de mon cou. Cela faisait trois ans que c’était le genre de sujet tabou à la maison. Mais un espoir naïf me fit penser que si je montrais une preuve de réussite à mon père, même dans ce qu’il considérait être inférieur, il pouvait peut être me pardonner de n’être qu’un trou noir intellectuel. Il fixa avec un air vide la petite médaille flottant dans l’air, puis moi, sans mot dire. Après une éternité, il fini par me tourner le dos pour ses pâtes.
« Va te changer, on va manger. »
Mon sourire se figea pendant que l’ombre prenait place à la joie et que mon cœur creusait sa tombe. Quand mon père me faisait mal, j’arrêtais instantanément de parler. C’est pourquoi je fis demi-tour, calmement, prenant les escaliers vers la salle de bain. Mais, en me retournant pour le regarder une dernière fois, je le vis ajouter sans un mot une portion de plus dans sa quantité de pâtes.