Les jours après cet évènement passèrent tranquillement. Mais curieusement, je ne reparlai plus a Aïden ni ne refit d’entraînements avec lui. Je le voyais de loin, de temps en temps, à certains entraînements de badminton ou de course, de loin, dans sa bulle, et je n’osai plus aller le déranger. De quoi avais-je peur ? Je n’arrivais pas à expliquer ma soudaine timidité qui ne faisait pourtant d’ordinaire pas parti de mon caractère. Le professeur sembla déçu que l’alchimie ne prit pas entre ses deux bons éléments, et je ne pouvais pas lui en vouloir. Moi-même, je me sentais déçu de ma couardise. Les fêtes d’hiver passèrent, dans une solitude habituelle. Mes parents, débordés de travail, ne prirent même pas le temps de passer du temps avec moi. Assez déprimé, je me réconfortai dans la musique, mais mon manque de culture et de style commençait profondément à me déranger pour l’écriture de chansons. Pris alors d’une bonne résolution, je me forçai alors à passer le reste de mon temps libre, après le sport et les cours, à lire dans la bibliothèque du lycée. Au début assez sceptique, je finis rapidement par y prendre goût après quelques jours, constatant des progrès nets dans mon écriture.
La bibliothèque était un lieu que j’appréciais. Son calme et son silence me rappelait les matins d’aurores d’avant d’atteindre le lycée, la chaleur en plus. Je me sentais comme dans un cocon, protégé du monde, perdu dans mes lectures. Je n’avais besoin de faire attention à personne, et personne ne venait me chercher. Il m’était facile parfois d’oublier d’aller en cours, perdu dans les lignes d’un bon roman. Pour autant, je n’avais pas l’impression de perdre mon temps. Peut-être avais-je besoin de m’instruire différemment, tout simplement.
Puis un jour, alors que je posais un livre sur une étagère, mon regard fut interpellé par une tête connue. Je failli faire tomber ce que j’étais en train de ranger en reconnaissant son visage. C’était Aïden, avec toujours la même expression neutre et le regard perdu, qui vagabondait au milieu des livres. C’était la première fois que je le voyais dans la bibliothèque et sa présence me surpris sans doute plus qu’elle ne le devait. Je voulus l’aborder quand je vis sa démarche devenir nerveuse et son regard s’agiter dans tous les sens pour trouver une table tranquille. Jamais je ne vis un garçon aussi grand devenir aussi petit. Totalement recroquevillé sur sa chaise, il semblait cacher sa tête derrière son livre comme le plus mauvais des détectives. J’aurais voulu en rire, si il n’avait porté sa main vers son oreille droite. Au premier abord, je cru que c’était simplement pour soutenir sa tête. Mais en entendant des ricanements pas très loin derrière moi et sa tête crispée, je compris bien vite qu’il essayait vainement de se boucher les oreilles. Je me revis, au collège, traînant l’ombre comme un boulet au milieu des chuchotements, me comportant de la même façon. Je n’hésitai pas plus longtemps. Espérant mettre fin aux murmures avec mon apparition, je me présentai devant lui et déclara du plus joyeusement possible :
« Mais c’est Aïden ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Je ne te vois jamais là, d’habitude ! »
Il me fixa avec un regard de proie devant son prédateur, me confirmant qu’il était bien en mauvaise posture. Totalement surpris que quelqu’un s’adresse à lui, il lui fallu quelques secondes pour que son cerveau se remette à fonctionner. Puis, semblant se forcer à redémarrer, il se secoua la tête comme pour se concentrer et me regarda comme quelqu’un qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Après encore quelques secondes à ne sans doute pas savoir quoi dire, il fini par bredouiller :
« Je ne te connais pas. »
Surpris, mon réflexe de défense fut de rire. Je cherchais peut-être aussi à le mettre à l’aise :
« On a joué ensemble au dernier tournoi de badminton ! J’ai pu gagner, grâce à toi. Tu permets que je m’assois ? »
Après quelques secondes à me regarder sans comprendre, je décidai de prendre son silence pour un acquis. Je pris la chaise a coté de lui et ouvrit le livre que je venais de récupérer. Même si je ne voulais pas le brusquer, je ne pouvais m’empêcher de le regarder, remarquant son angoisse. Sa jambe tremblait tellement qu’il manquait de torpiller la mienne ou de casser la table avec son genou. Me sentant particulièrement intrusif, je finis par poser mon livre et regarder ce qu’il lisait, espérant tomber sur quelque chose que je connaissais et créant ainsi la conversation. Mais il regardait en vérité un magasine qui ne m’avait jamais intéressé sur l’orientation post-bac.
Je savais déjà depuis longtemps que je n’aurais sans doute pas mon bac, ou que je l’aurais à un cheveux et qu’il ne me servirait nulle part. Je n’attendais qu’une seule chose : quitter le lycée pour partir dans un conservatoire ou tout école de musique où j’aurais pu enfin me perfectionner dans ce qui me rendait heureux. Depuis le temps que je pratiquais, même si seules les belles de nuits m’entendaient, j’étais persuadé d’avoir un potentiel. Ainsi, je ne m’étais jamais posé la question. Mais vu les compétences sportives d’Aïden, apprendre qu’il se la posait m’étonna quelque peu.
« Ah, alors comme ça tu cherches ce que tu vas faire plus tard ? Tu as quelques idées, où tu te renseignes au hasard ? »
Ses yeux bleus craintifs et stressés eurent, le temps d’un éclair, un éclat de colère. Surpris, je m’attendis à ce qu’il me renvoie d’où je venais, mais il ne fit pas et baissa la tête davantage dans sa lecture. J’allais retourner dans la mienne, hésitant à repartir de moi même, quand il se redressa d’un coup. Inquiet, je demandai :
« Aïden ? Tout va bien ? »
Ses yeux étaient grands ouverts et sa respiration semblait bloquée. Il était en proie à une pure panique, une angoisse profonde. Il plaqua son magasine sur la table tellement violemment qu’il aurait pu se graver, puis prit une inspiration sifflante.
« Désolé, je ne peux pas. »
Ces mots me furent à peine audible, mais je n’eus pas le loisir de lui demander de répéter, car il s’enfuit en courant presque aussitôt. A son passage, la vieille bibliothécaire haussa le ton :
« On ne court pas dans ce bâtiment, jeune homme ! »
Mais elle avait a peine prononcé sa phrase qu’il était déjà évaporé. Après quelques secondes de silence, les gamins qui ricanaient plus tôt éclatèrent de rire en me montrant du doigt.
« Tu t’es pris un râteau par l’idiot du village ! La honte !
– Sale pédé, va ! »
Pour la première fois, quand l’ombre ressorti derrière moi, elle ne me força pas à sourire. Peut-être parce que pour une fois, j’étais véritablement en colère. Je jetais à ces idiots un regard noir qu’ils n’apprécièrent pas vraiment.
« Hé, la tapette, regarde-nous mieux !
– Ouais ! T’es pas à ta place, ici !
– Silence ! On est dans une bibliothèque ! »
La vieille bibliothécaire, par sa voix glaciale et sévère, arrivait à faire taire le moindre élève qui la dérangeait, et ce ne fut pas une exception ici. Mais au lieu de m’insulter verbalement, ils continuèrent tout simplement à pouffer, en faisant des imitations de poignets cassés et autres tellières. Ne leur accordant pas plus de temps, je me dirigeai vers la vieille dame avec mon livre.
« Bonjour, excusez moi, madame, j’aimerais emprunter ce livre, s’il vous plaît.
– Bien sûr, aucun souci. Remplissez moi cette fiche. »
Pendant que je remplissais la fiche, je sentais bien encore les énergumènes me faire des signes insultants dans mon dos, et je tâchais de les oublier au mieux. Ce fut une tentative échouée, quand la bibliothécaire demanda :
« C’est vrai, ce qu’ils disent ?
– Je vous demande pardon ?
– Ce qu’ils disent, là, depuis tout à l’heure. Est-ce que c’est vrai ? »
Elle me regardait sérieusement, avec son regard glacial, alors que j’eus l’impression de marcher sur la tête. Je déglutis pour ravaler ma colère, et répliquai d’un ton tout aussi glacial que le sien :
« Je suis désolé de vous le demander comme ça, mais en quoi ça vous concerne ? »
Surprise, elle ne me répondit pas de suite. Profitant de son silence, je rajoutai :
« Si vous avez besoin d’en apprendre de façon intrusive sur la vie des gens pour vous sentir exister, vous devriez lire plus de livres. Je crois que vous êtes au bon endroit, pour ça.
– Jeune homme, votre perversité n’est pas autorisée en ces murs, affirma-t-elle en haussant le ton, sans doute vexée.
– Et bien tant mieux, je me passerai de revenir.
– Vous me voyez dans l’obligation de vous interdire ce livre !
– Gardez le, fis-je en plaquant le livre avec la même violence qu’Aïden quelques minutes plus tôt. Il n’en vaut pas la peine. »
Alors que je m’éloignais, j’entendis la vieille me crier que Dieu m’en repentira, elle qui réclamait si facilement le silence.
Est-ce que j’étais véritablement homosexuel, finalement, après toutes ces années ? Cela faisait depuis le collège que ma mère m’interrogeait au sujet de petites copines. Mais je savais bien que la question n’était jamais anodine. Elle posait constamment la question parce qu’elle avait constamment peur de la réponse. Comme si ça pouvait lui tomber dessus, comme ça, par surprise. Mais je n’avais jamais eu de petite amie. Au collège, c’était le cadet de mes soucis. Mais même plus tard, dans mes années de lycée… Je n’avais jamais eu aucune attirance pour aucune femme. Je me disais que ça m’arriverait peut être plus tard et que j’étais, comme toujours, le dernier à être doué pour ce genre de choses. J’occultai les moments de ma mémoire où j’observais avec un peu d’envie les hommes torses nus durant les séances de sport en été, les moments ou mes yeux manquaient de basculer trop bas pendant les douches communes… Et je me disais que l’amour féminin me viendrait peut-être un jour. Mais peut-être surtout qu’au fond, caché dans l’ombre du placard, je le savais. Je refusais simplement de me l’admettre. Car je savais que cette même ombre terrorisait ma mère comme un monstre sous son lit.
Je ne pouvais pas me dire homosexuel. Mais a aucun moment je ne me sentais véritablement hétérosexuel comme la totalité de mes camarades sportifs. Alors quand on me posait une question de ce style, je me contentais d’éviter, usant de toutes mes compétences de répartie pour esquiver ou changer de sujet, comme si j’avais honte. En fermant les yeux, je ne vivais au final pas si malheureux. Mais la haine et la peur qu’on pouvait me renvoyer au visage depuis ce fameux jour de mes dix ans me paralysait d’angoisse. J’avais l’impression de vivre seul, sans allié.
Pensant qu’Aïden s’était imaginé la même chose que tous les autres, je laissai tomber et cherchai à oublier tout ce qui avait pu se passer pour reprendre une vie normale. Je cachai ma médaille au fond d’un placard. Je ne retournai plus jamais dans cette ignoble bibliothèque. Au lieu de quoi, je fréquentai la médiathèque de la ville, plus loin, mais avec au moins aucune tête connue en son sein. Je repris le sport et la musique, rêvant en cours de jours meilleurs. Mais le matin, quand l’aube accompagnait les roues de mon vélo, parfois, quelques gouttes d’eau se déposaient sur le goudron alors que je fermais les yeux quelques secondes. Sûrement dues à la vitesse.
Les mois passèrent. Le printemps s’installa. Les préparations pour le bac étaient calamiteuses, mais je ne m’en souciais pas vraiment. Je jouais de la guitare, je testais de nouveaux accords, je volais en vélo à l’aube du matin, j’allais me dépenser en journée dans les clubs de sports. C’étaient les seules choses dont je me souvenais quand je m’endormais le soir. Puis, un jour, vers la fin de notre entraînement à la course, un jeudi midi, un bruit étrange stoppa plus d’une des personnes présentes sur la piste. Même le professeur, étonné, se tourna vers la source du bruit. Mes yeux s’ouvrirent grand de surprise. C’était Aïden qui venait de sauter par dessus le portail du lycée avec perte et fracas et qui sprintait à grande vitesse jusqu’au terrain de course.
La première chose qui me perturba était de n’avoir pas remarqué l’absence d’Aïden lors du cours. Même si nous étions tous un peu dans notre bulle pendant cette heure, la course était bien l’une des dernières activités qu’il aurait voulu rater. C’était là où il était le meilleur et où on le sentait le plus épanouit. Puis la dernière chose qui m’étonna, avant de véritablement m’inquiéter, était de le voir courir aussi vite en direction des escaliers pour descendre jusque sur la piste. Alors que j’allais m’écrier qu’il allait se faire mal, un craquement se fit entendre, et plus d’un garçon eut un cri de surprise de voir brusquement Aïden perdre l’équilibre et finir la fin de l’escalier sur le ventre.
Il dévala ainsi une petite dizaine de marche comme un sac de patate, avant de s’immobiliser, inconscient, allongé au pas des escaliers. Inquiet, j’accourus de suite. Je ne fus pas le seul à bouger, vu que la quasi totalité des garçons du club, sûrement plus par curiosité morbide, me suivirent. Le professeur, plus proche, commençait à faire mine de vouloir le transporter, quand je criai en courant :
« Non, ne faites pas ça ! »
Surpris, il eut un mouvement de recul. Je m’approchais d’Aïden, et m’agenouillai devant lui, comme si je savais ce que je faisais.
« Ne déplacez pas quelqu’un quand on ne sait pas si ça aggrave ses blessures. Il faut regarder si tout va bien d’abord, si il a un traumatisme crânien, rien de cassé ou de fêlé…
– C’est vrai. Merci, Bastien. »
Sans prendre la peine de répondre, je vérifiai rapidement sa respiration d’une main sur la bouche, et son crâne de l’autre main voir si il y avait une ouverture ou un ecchymose, mais apparemment rien au toucher. Très rapidement encore, je vérifiai si il y avait une quelconque lésion ou fracture apparente, mais il semblait ne rien avoir, mis à part à sa cheville qui n’avait pas l’air d’avoir bonne mine. Je claquais des doigts devant les oreilles d’Aïden, tout en parlant de façon très claire et articulée :
« Aïden, est-ce que tu m’entends ? Est-ce que tu peux ouvrir les yeux ? »
Face aux premières secondes sans réponses, j’allais commencer à m’inquiéter et le mettre en position latérale de sécurité alors que tout le monde me regardait faire avec des yeux ronds, quand sa respiration commença à s’agiter et ses paupières se crispèrent. Je reculais, soulagé.
« Et bah alors, Aïden, on ne t’as pas appris à ne pas courir dans les escaliers ? »
Beaucoup dans les spectateurs eurent un soupir de soulagement suite à la remarque innocente du professeur, signifiant que la victime n’était manifestement pas décédée. Le regard d’Aïden, en revanche, laissait à penser qu’il était douloureusement perdu. Comprenant rapidement qu’il était le centre de l’attention, il eut vite des mouvements de gêne parasite alors qu’il tentait de forcer sur ses bras tremblants pour se redresser.
« Bon, allez les gars, retournez courir, je m’en occupe ! »
Peu d’élèves, moi le premier, réagirent face à cette première affirmation d’autorité, tous inquiets que nous étions pour notre meilleur élève. Mais le professeur insista avec plus de fermeté encore :
« Allez allez, ce n’est pas un spectacle ! Retournez bosser, bande de feignants ! »
Cette fois-ci, les élèves obtempérèrent à contre-cœur. Je finis par suivre le groupe non sans un regard en arrière. Aïden avait réussi à s’asseoir non sans difficulté et semblait totalement sonné. Incapable de me remettre à courir comme si de rien n’était, je me mis un peu plus loin et continuait d’observer en m’échauffant négligemment. Je n’entendais rien à ce qu’ils pouvaient se dire, ainsi mon observation me paraissait inutile, jusqu’à ce que je vois Aïden exploser en larmes devant le professeur.
Était-ce la douleur et le choc qui le mettait dans un état pareil ? Je trouvais ça que peu probable. Il ne me paraissait pas du genre à s’émouvoir pour si peu. Puis, je me rappelai de ce que m’avait dit le professeur. ‘‘Il a des difficultés dont je ne peux pas te parler.’’ Comprenant que j’étais en plein voyeurisme, j’essayais de tourner le dos au spectacle, bien que je ne pouvais m’empêcher d’entendre ses hoquets et ses sanglots. A coté, le professeur ne semblait pas en mener bien large. Je voulus presque m’approcher et m’incruster à la situation pour tenter d’apporter mon aide, mais je me rappelai de sa fuite forcée à la bibliothèque et voulait éviter de faire trop de zèle. La sonnerie retenti et chacun s’arrêtèrent pour se diriger vers les vestiaires. Plus d’un avaient l’air d’avoir complètement oublié l’incident pour reprendre leurs habitudes. Mais pas moi. Pour une raison qui m’échappait, j’en étais tout simplement incapable. Voyant que nous l’attendions, le professeur prit congé d’Aïden qui ne bougea pas d’un pouce et se dirigea vers nous en faisant tinter les clés. Une fois la porte ouverte sur nos affaires, tout le monde se précipita sans demander son reste et je profitais du manque d’attention des autres personnes pour demander au professeur :
« Aïden va bien ? »
Il ne me répondit pas tout de suite, me faisant un air véritablement gêné.
« Pas vraiment, mais je ne peux pas t’expliquer. Demande lui, à l’occasion…
– J’y penserai. Attendez. »
Avant que le professeur s’en aille, je pris le sandwich que je gardais dans mon sac comme collation d’après séance et lui tendis.
« Si vous retournez voir Aïden, vous pourrez lui donner ceci, de ma part ? Pour se remettre du choc.
– Je n’y manquerais pas. Bonne journée, Bastien.
– Bon courage, monsieur. »
Après m’être changé, je retournais en cours le ventre vide. L’histoire me trotta en tête plusieurs jours durant, me demandant bien ce qui avait pu se passer, mais sans pour autant oser demander des réponses. Aïden ne revint pas le jour suivant et le week-end me parut particulièrement long, seul dans ma chambre, jouant avec un vieux ballon de foot pour toute attente.