J’avais 13 ans quand je découvris mon premier amour. C’était un après-midi de printemps comme il y en avait tant sur les collines des Cévennes : le soleil brillait sur les arbres tout juste verts, le vent soufflait avec douceur sur les pétales des fleurs qui, délicatement, se déposaient sur la terre. Profitant du beau temps depuis l’intérieur de la maison, observant le paysage depuis la baie vitrée de mon salon, j’écoutais sans rien faire l’immense playlist de mes parents défiler sur leurs enceintes, assis à l’envers dans le canapé, les pieds sur le dossier.
Quand je n’avais pas de devoirs et que je ne savais pas quoi faire, il m’arrivait de tuer le temps de la sorte, à attendre que l’heure passe et que ma sœur daigne sortir de sa chambre pour jouer avec moi. Il n’y avait aucune musique de mes parents que je n’aimais pas ; ainsi, je passais toujours du bon temps. Je n’en connaissais pas les trois quarts et je ne faisais jamais l’effort de les retenir. Les chansons défilaient, s’alternant entre groupe de jazz, œuvre classique et vieille variété française. Le temps suivait son cours, s’habillant presque de monotonie, quand un son inhabituel fit enfoncer mon pied dans le dossier. La musique que j’écoutais-là n’avait rien à voir avec ce qui pouvait s’entendre d’ordinaire. Quelque chose avait changé. Quelque chose m’avait parlé.
Je restai en apnée. Je reconnaissais un timbre de flûte, mais ce n’était pas la sonorité que je lui connaissais. La mélodie vive et joyeuse s’enfilait de notes, sans jamais prendre le temps de respirer. La guitare suivait les aigus avec vivacité, invitant à la danse. Mais je ne pouvais plus bouger : j’étais frappé d’un choc immense, celui d’un coup de foudre qui était tombé sur ma tête à l’envers sous ce beau ciel de printemps. Des thèmes se dessinaient, se répétaient, et plus je les entendais, plus je sentais mon cœur battre, gonfler, exploser d’émotions nouvelles. Avant la fin de la musique, je me laissais glisser de mon canapé pour absolument lire le titre de cette merveille qui m’avait tant bouleversé : ce nom de cette Musique Capsule inscrit sur l’écran de l’enceinte de mes parents, qui a tout changé. Ballybrolly jigs, de Flook.
Quand la folle mélodie s’arrêta, je n’avais qu’envie qu’elle recommence. Mais je n’avais aucun contrôle sur les enceintes familiales. Je pris alors mon iPod sur lequel j’avais enregistré toute leur collection de disques, priant pour que dans la barre de recherche apparaisse ce titre que je m’étais répété en boucle pour être sûr de ne pas l’avoir oublié. Ravi de le trouver, je me précipitai dehors et je m’allongeai dans l’herbe au soleil. Je savourai enfin d’entendre la gigue résonner à nouveau en fermant les yeux, visualisant tous les pas, tous les sauts qui pouvaient être faits sur cette danse sur laquelle j’imaginai tout un petit peuple dans des fêtes secrètes et légendaires.
Très vite, l’envie de jouer ce morceau me vint : après tout, la flûte tenait la part principale de la musique, et même si ce n’était pas le même son, cela restait mon instrument. Je cherchai sur internet, fébrile, durant plusieurs jours, mais je ne trouvai aucune partition. Dépité, je demandai de l’aide à mes parents. Ils me répondirent amusés : « tu n’as qu’à demander au groupe s’ils en ont des partitions. »
Flook est évidemment un groupe irlandais, anglophone. Mais ils avaient un site et une adresse mail. M’armant alors de mon meilleur dictionnaire anglais-français et de mes meilleurs cours de collège, je leur écris une lettre leur affirmant que j’étais un grand fan et que je voulais pouvoir jouer leur musique, mais que je ne trouvais pas les partitions. Après des jours d’attente où je vérifiai constamment ma messagerie dès que je m’installai sur l’ordinateur, je finis par avoir une réponse. Ils avaient dû être amusés par ce petit Français de treize ans qui souhaitait interpréter de la musique traditionnelle avec sa flûte classique. Ils m’expliquèrent qu’ils avaient quelques airs de base d’écrit, dont ils me firent part, mais que la plupart du temps, leurs morceaux étaient enregistrés en improvisation et qu’ils ne pouvaient malheureusement pas m’aider plus.
Alors, j’écoutai la musique. Une fois, deux fois, dix fois, cent fois. Jusqu’à ce que je puisse reconnaitre et mémoriser toutes les notes, une par une. Ce n’était pas un travail qui m’était demandé, et il me prenait bien une demi-heure supplémentaire de pratique par jour. Mais au bout de plusieurs semaines, je savais interpréter du mieux que je pouvais Ballybrolly Jigs. Et en le jouant, je ne ressentais que davantage ce que j’avais pu en entendre cet après-midi-là dans le salon. Il me fallait me retenir de sautiller en jouant tant j’étais heureux. Pour la première fois de ma vie, ce que j’éprouvais en jouant était indescriptible. Pour la première fois, ce que je jouais n’était pas un morceau qui m’avait été imposé, mais un morceau que j’avais choisi.
Je ne me lassai jamais de Ballybrolly jigs. Flook était une source intarissable d’inspiration. Les journées ensoleillées, j’allais m’allonger dans l’herbe et j’écoutais leurs albums. Quand une musique me plaisait, je la faisais tourner, pour l’apprendre et la jouer à la levée par la suite. Les années passant, j’ai continué ce travail, me lançant aussi sur d’autres artistes que j’aimais, comme DJAL, Emsaverien, Tri Yann, Erwan Menguy… Une fois un morceau retenu, j’étais incapable de l’oublier. J’acquis ainsi, avec cet amour de la musique traditionnelle, une oreille et une mémoire qui me permit d’aller jouer dans les bals même sur des airs que je ne connaissais pas, récupérant les notes à la volée comme je l’avais toujours fait depuis ce jour-là.
J’aime la musique traditionnelle de manière inconditionnelle, elle a été mon moteur et ma joie de faire de la musique, tant et si bien que j’aime toutes les chansons, de tous les pays, sans distinction. Mais Ballybrolly jigs est différente, car elle a été la première. Celle avec laquelle j’ai découvert, celle avec laquelle j’ai travaillé d’arrache-pied, celle avec laquelle j’ai grandi. Sans elle, il n’y aurait pas eu tout ce qui a suivi, en musique, mais également en écriture, ayant passé beaucoup de temps à rédiger les histoires que j’entendais sur les morceaux de Flook et Brian Finnegan, son flûtiste principal. Cette musique, plus qu’une autre, a fait de moi ce que je suis.
Si tu ne connais pas déjà, je te conseille de découvrir le groupe Mugar, qui mélange subtilement musique celtique et berbère, et qui a été fondé par 3 flutistes (dont Youenn Le Berre, de Gwendal)
Ils n'ont sorti que 2 albums, mais excellents. Mes morceaux préférés sont : Radio Alger, Lee A, Mehdi, et Up Down And Around ;)