Balthazard : Souvenirs d'enfance

Par Sabi
Notes de l’auteur : Youtube : Mo Ghille Mear (My Gallant Hero) - The Choral Scholars of University College Dublin https://www.youtube.com/watch?v=zxjvNUNXhkU&list=RDGMEMMib4QpREwENw3_jAc0YgNw&start_radio=1&rv=vyfQo6j0Bvg

1060 à 1075 apr. le Débarquement.

Balthazard n’était pas né au Val. Il n’était même pas Nordien. Les souvenirs flous de sa petite enfance contenaient des champs et une vache brune qui se penchait vers lui et lui soufflait dans les cheveux. Il n’aurait su dire où tout cela se passait. Ce qui était sûr, c’est que vers l’âge de quatre ans, ses parents étaient morts, et il avait été recueilli par une troupe d’artistes de cirque ambulants.

L’enfant qu’il était alors avait vécu au milieu des balles, des masques, des habits multicolores. En regardant la troupe exécuter ses numéros, Balthazard avait très tôt compris que l’être humain aime les jeux de rôle. Voir tous les sourires et les rires sur les visages des spectateurs, entendre tous ces applaudissements lui donnaient l’impression que quelque chose de sacré se produisait alors : un moment où tout était suspendu dans le temps, un moment où le monde de tous les jours acceptait de se dissiper, et où tout le monde pouvait être un temps ce qu’il voulait être. Le petit garçon se mit à vouloir aller sur scène lui aussi. Mais les membres de la troupe lui avaient dit qu’il était encore trop jeune ; qu’ils avaient besoin d’un garçon à tout-faire. Cependant, Balthazard ne s’était pas laissé démonter, et il s’entraînait dès qu’il le pouvait à faire le pitre. On lui disait qu’il avait du talent pour ça.

Oui, Balthazard avait aimé cette vie faite de spectacles et d’errance. Chaque jour, il passait de longs moments à regarder le paysage défiler depuis l’arrière d’un chariot. Il n’en retenait aucun, il s’en imprégnait.

Cependant, tout cela prit fin le jour où la troupe le vendit à un homme venu assister à une représentation. Ils étaient alors rendus à Val lès l’Ombre. C’est ainsi que le voyage de Balthazard prit fin à cet endroit. Il ne le quitterait pas avant de longues années...

Comment expliquer ce que ressentit le petit garçon ? Lui qui s’était mis à voir ces artistes de cirque comme sa famille, lui qui avait commencé à se construire un futur, voila que sa « famille » le rejetait, le vendait au premier venu pour de l’argent ; voila que le futur qu’il s’était imaginé s’effondrait d’un coup. Le sentiment de trahison le brûla en profondeur. La peur de l’inconnu le saisit.

 

Il détesta aussitôt l’homme avec qui il lui faudrait désormais vivre. Il avait une apparence morne et triste. Un chapeau tout rapiécé noir de gris était posé sur des cheveux poivre sel. Ses traits de visage étaient tirés, et une grande barbe grise lui mangeait le menton et une partie du cou.

Il détesta tout autant le Val, alors en automne. La neige n’était pas encore arrivée, mais un vent glacial soufflait déjà des montagnes, amenant avec lui des nuages aussi épais et gris que le brouillard. Les arbres avaient depuis longtemps perdus leurs feuilles, et les maisons de la ville semblaient se replier sur elles-mêmes pour conserver leur chaleur.

Quant au foyer dans lequel son acheteur l’emmena, elle sembla être aux yeux du petit garçon comme tout le reste de ce maudit endroit : gris, froid, délabré. 

 

Les jours passèrent, se ressemblant tous. Balthazard avait le plus grand mal à s’habituer aux températures de plus en plus polaires de l’endroit. Sa chambre, au dernier étage, était mal isolée. Les murs de la maison étaient recouverts de mousse et de lichen. L’humidité rendait moite jusqu’aux draps de son lit, et le toit était percé de plusieurs craquelures qui laissaient passer souffle d’air et eau de pluie. La nuit, Balthazard devait porter de chauds vêtements en laine pour dormir sous sa couette. 

Pour autant, le jeune garçon n’était pas mal traité. L’homme n’était pas méchant, et ils n’étaient pas misérables, sans être tout à fait à l’aise. Balthazard le voyait surtout lors des repas dans la cuisine, et il tenait à lui faire cours. Pendant la première année de sa vie au Val, il lui avait appris la lecture et le calcul basique. L’homme lui avait bien dit son nom, mais le garçon s’en fichait. Il ne voulait pas se lier avec lui. La rancoeur l’habitait, et il passait de longs moments assis à la fenêtre de sa chambre à ressasser le moment où la troupe l’avait abandonné. Étaient-ils contents de la somme qu’ils avaient pu tirer de lui ? Avaient-ils bien rigolé le soir en comptant l’argent ? Au final, ses parents étaient partis, la troupe l’avait trahi. On l’avait abandonné. Jamais il ne pourrait retrouver un endroit qu’il pourrait appeler sa maison.

 

Peut-être se serait-il enfui si cela avait continué. Mais il n’ eut le temps d’en arriver jusque là.

Un matin, quelqu’un frappa à la porte d’entrée. L’homme alla ouvrir, et en revint tout sourire avec une femme qu’il n’avait encore jamais vu... et une petite fille de trois ans aux grands yeux noirs et curieux. Émeline.

Le regard franc et curieux qu’elle avait posé sur lui ce matin-là changea pour de bon sa vie au Val. Désormais, il ne pouvait plus se morfondre dans son coin sur son sort à attendre que le temps passât. Il avait maintenant quelqu’un de plus jeune dont il devait s’occuper. Et cela, l’homme et celle qui devint leur bonne le jour même de l’arrivée d’Émeline se firent un devoir de le lui faire comprendre. La faire manger, la laver, la bercer pour qu’elle s’endorme, dormir avec elle la nuit lorsqu’elle ne trouvait pas le sommeil, l’emmener en promenade à l’extérieur emmitouflée dans des habits chauds, lui expliquer ce qu’elle découvrait, la gronder lorsqu’elle faisait une bêtise, la réconforter ou la distraire lorsqu’elle pleurait, rire lorsqu’elle était drôle ou boudait... Le quotidien de la maison s’était rempli d’un coup, comblant les vides, occupant les silences, usant l’énergie à revendre, créant des liens. Ce fut tout d’abord avec la servante, Maria, puis avec l’homme, Loras.

Avant que Balthazard ne s’en rendît compte, il avait retenu le prénom de celui qui l’avait amené ici. Sans même s’en apercevoir, le jeune garçon cessa tout à fait de penser à la troupe de cirque. Cela lui semblait désormais sans importance, un simple souvenir du passé qu’il avait décidé d’oublier. Le présent était plus important. Émeline était plus importante. Elle méritait d’avoir une famille. Cependant, Balthazard ne prit conscience de tout cela que le jour où il vit Loras parler le charabia d’Émeline avec elle. Le rire qui lui échappa alors fut comme une source d’eau vive après une longue traversée du désert. Il était chez lui. Loras, Maria et Émeline étaient devenus sa famille.

 

Et elle s’agrandit encore. Cela commença par Basile, un petit garçon qui apparut à la porte de la maison, suspendu à la main de Maria de retour du marché. Il était à peu près du même âge que Balthazard au moment où lui-même était arrivé ici, soit environ quatre ans. D’un tempérament timide, Basile mit un certain temps à s’ouvrir à Balthazard, un peu moins à Émeline qui avait pour le coup le même âge que lui. Cependant, avec le temps, ils ne tardèrent pas à devenir très proches tous les trois. C’est avec Basile que Balthazard commença à fréquenter les enfants du quartier. Il y avait le fils du boucher, les deux filles du charpentier qui jouaient beaucoup avec Émeline, et quelques autres. Balthazard se surprit à développer un goût prononcé pour le jeu du chat perché. Il était capable de grimper avec agilité le long des murs jusqu’aux toits des maisons en un temps record. Voulant l’imiter, Basile avait un jour failli se casser le bras. Ils avaient tous les trois eu très peur lorsque Loras leur passa le seul vrai savon de toute leur enfance le soir même.

Puis vint enfin peu de temps après Ermengarde. Loras la présenta un soir, comme sortie de nul part. La petite de cinq ans avait le regard terrifié des bêtes traquées. Il fallut la petite main d’Émeline et la chaleur conjuguée de Basile et Balthazard pour lui faire baisser sa garde. Quelques jours plus tard, elle souriait comme le soleil se pointe en courant d’air entre deux giboulées du mois de mars. Un mois plus tard à fréquenter Loras et Maria, et Ermengarde s’ouvrait complètement.

En dehors du fait qu’ils avaient tous été adoptés, Balthazard aurait presque pu croire qu’il vivait dans une famille normale. Loras, et Maria en particulier, s’attachaient à leur apprendre à lire, à écrire et à compter ; ils leur donnaient des responsabilités dans la maison : faire les courses, faire le ménage, la cuisine, la lessive ; parfois Loras les emmenait pêcher dans les torrents glacés des montagnes alentours ; Maria les faisait jouer à des jeux de carte le soir devant la cheminée ; il n’était pas non plus rare pour eux de s’amuser avec les enfants du quartier à la marelle, au chat perché… Tout était presque normal. Balthazard avait bien remarqué, cela dit, que Loras s’absentait parfois sur de plus ou moins longues périodes. Cela pouvait aller de la journée à la semaine entière. Il était exceptionnel que cela allât au-delà. Ce devait être cependant en lien avec son travail, car jamais ils ne manquèrent de nourriture au point de souffrir de la faim. 

 

Il en alla ainsi pendant plusieurs années consécutives. Puis, un jour qui avait commencé comme les autres, le destin avait de nouveau frappé à la porte.

Ce matin-là était de ceux que l’on ne voit qu’au coeur de l’hiver. Il était plongé dans le brouillard comme bien souvent durant cette saison. Emmitouflé dans une écharpe et des vêtements épais, Balthazard réveilla Émeline, toujours grognonne au moment de se lever, et Ermengarde, plus sage et docile. Basile, quant à lui, était déjà debout, partageant le même lit que lui. Du bas des escaliers montait les odeurs du pain cuit à la cheminée et du lait chaud.

Émeline, qui venait d’avoir six ans était à l’âge où elle commençait à pouvoir se débrouiller seule pour la plupart des actions de la vie quotidienne. Cependant, son côté feu-follet nécessitait de garder un œil sur elle afin d’éviter qu’elle ne cassât trop de choses par inadvertance, ce que la petite fille n’aimait pas vraiment. Dotée d’un fort tempérament, elle ne supportait pas qu’il l’aidât, voire même de la prévenir.

« Je sais Balthy, je suis plus un bébé !

-D’accord, mais regarde bien où tu vas avec ce bol !

- Je sais !

- Bon, bon. »

Et le menton relevée dans une attitude digne et fière, Émeline posa son bol de lait sur la table de la cuisine.

« Voila ! Tu vois ?

- Super ! »

De l’autre côté de la table, Basile et Ermengarde discutaient avec entrain de ce à quoi ils allaient jouer aujourd’hui après les corvées matinales. Balthazard les écoutait d’une oreille distraite. Pour sa part, une bataille de boules de neige le tentait bien. Avec la neige qui était tombée durant la nuit, ils auraient de quoi faire. 

Toujours est-il que Loras les chargea de déblayer l’entrée de la maison donnant sur la rue. C’était une tâche que Balthazard appréciait car tous les habitants du Val seraient en train de faire la même chose aujourd’hui. Ils auraient donc l’occasion de bavarder et de jouer en travaillant avec leurs amis du quartier.

Et effectivement, ainsi en fut-il. La neige fraiche crissait agréablement sous les coups de pelle. Le froid vigoureux fouettait le sang, donnant de la vigueur à chaque mouvement afin de produire la chaleur suffisante. Tout en s’activant, Balthazard discutait avec le fils du boucher un peu plus jeune que lui. Il semblait que des loups avaient été de nouveau aperçus dans le bois d’à côté. Les adultes parlaient de s’organiser dans le but de protéger les troupeaux. Pour sa part, Balthazard se demandait bien à quoi pouvait ressembler un vrai loup. Il n’en avait vu qu’à travers les histoires qu’il avait entendues ci et là. À quelques pas de lui, Émeline jouait avec ses amies à tracer des sillons et des formes dans la neige à l’aide de sa pelle. Tout autour d’eux, les habitants s’activaient à déblayer. On s’interpelait, on se saluait, on discutait. Certains faisaient la tournée de la rue avec une réserve de vin chaud qu’on donnait même aux enfants en petite quantité. Maria faisait partie de ces gens. L’apercevant, Émeline et Ermengarde coururent vers elle comme des petits oiseaux bruns. Ermengarde n’était jamais tout à fait à l’aise quand Maria était absente. Balthazard voyait souvent au fond de ses yeux une frayeur résiduelle, une peur tenace de se retrouver seule. Le jeune garçon aurait voulu pouvoir y faire quelque chose, mais cela reflétait trop ce que lui-même avait pu vivre avant Émeline. S’y confronter de nouveau… Impossible. Alors, il attendait en espérant que le temps suffirait à la soigner.

Loras, quant à lui, n’était pas là. Après leur avoir donné leur tâche du jour, il était parti en ville, on ne sait vraiment où. Et bien que les rapports de Balthazard avec Loras s’étaient considérablement améliorés, il y avait toujours une part de lui-même qui ne parvenait pas à faire confiance à son tuteur. Où allait-il lorsqu’il était absent ? Il ne leur avait jamais dit le travail qu’il faisait. Dans ses cauchemars revenait souvent la même vision. Il rêvait que Loras les vendait, lui, son frère et ses sœurs à un inconnu sans aucune explication ni raison. Des pièces changeaient de main, et ils se retrouvaient alors dehors, dans le froid, seuls. Resserrant sa prise sur le manche de la pelle, Balthazard chassa ces mauvaises pensées et se revint à ce qu’il était en train de faire.

Ce fut alors qu’un petit groupe de soldats armés d’épées pénétra dans leur rue. Ils portaient les armes du duc, un lion d’or dressé sur des deux pattes arrières, gueule ouverte dans un rugissement muet, le tout sur un fond vert sombre. Il n’était pas rare d’en voir patrouiller, mais ce jour-là, trois personnes les accompagnaient, enveloppées dans des chaudes fourrures et des manteaux qui avaient l’air fort chers. Toute la foule s’inclina avec respect, et Balthazard comprit qu’il s’agissait du duc et de ses deux enfants en personnes.

Ce n’était pas la première fois que Balthazard avait face à lui le seigneur de leur duché. Il l’avait vu plusieurs fois sur un cheval alors qu’il traînait avec frère et sœurs dans la rue principale du Val. Il savait, pour l’avoir entendu de la bouche des habitants, que leur duc était populaire, car il n’hésitait pas à donner de temps à autre un coup de main à la population. Aujourd’hui aussi, c’était ce qu’il semblait être venu faire ici. Cependant, c’était bien la première fois que Balthazard apprenait que leur seigneur avait des enfants. Tous les deux blonds comme leur père, l’aîné, plus âgé que Balthazard, devait avoir environ douze ans. La cadette, quant à elle, semblait du même âge que lui.

Après avoir discuté quelques instants avec les voisins, le duc prit une pelle, suivi par son fils. Sa fille, elle, embrassa la rue du regard jusqu’à ce qu’elle tombât sur le petit groupe formé par Balthazard, son frère, ses sœurs, et leurs amis. Avec un peu d’hésitation, elle finit par s’approcher. Se souvenant qu’il s’agissait d’une noble, Balthazard s’inclina, se sentant tout d’un coup d’une grande et terrible maladresse, aussitôt imité par Basile, Ermengarde, puis tous leurs camarades. Émeline fut la seule à regarder tout cela d’un air étonné. La petite fille avait visiblement du mal à comprendre cette histoire de noblesse.

Ne rencontrant qu’un silence gêné, Balthazard leva les yeux vers la princesse ducale. Son visage exprimait à travers une grimace pincée une fierté couplée à de l’angoisse. Comprenant intuitivement ce qu’elle désirait, Balthazard se redressa et se hasarda à engager la discussion.

« Vous souhaitez nous aider ?

Le vous de politesse sonnait comme une note mal accordée dans sa bouche. Mais il craignait de se voir punir si jamais il l’oubliait.

- Oui bien sûr !

Le ton à moitié nerveux, à moitié soulagé, était presque comique. Comme il aurait été plus simple de la traiter comme n’importe qui ! Tout en lui tendant une pelle, Balthazard se présenta le premier.

- Je m’appelle Balthazard. Mais tout le monde m’appelle Balthy.

Encouragée par son ton engageant, la princesse, tout en saisissant la pelle, répondit :

- Et moi Érica. »

 

La gène présente au début se dissipa bien vite. Émeline, qui courrait et se cognait partout, finit par faire tomber un paquet de neige fraiche du toit de la maison des voisins, ensevelissant Érica qui eut à peine le temps de crier avant de disparaître. Quelques secondes plus tard, on vit sa tête émerger du tas de neige, ce qui fit éclater de rire toute la bande. Rouge de froid et de confusion, Érica se démena comme un beau diable avant d’émerger toute entière de la poudreuse. Ses longs cheveux encore couverts de neige, elle se mit à courir après Émeline, lui promettant de l’enterrer vivante quand elle l’aurait attrapée. Tout dégénéra quand l’un des enfants des voisins eut l’idée d’attaquer par surprise Basile avec une boule de neige. Aussitôt, tout le monde lâcha sa pelle pour éviter d’être la prochaine cible, et c’est ainsi que la longue et terrible guerre de la princesse des neiges commença, un camp prenant parti pour Érica, l’autre pour Émeline. Des actes héroïques furent accomplis durant cette journée, comme le moment où Balthazard défendit avec succès sa position pendant de longues et précieuses minutes contre une princesse et une horde de sbires, permettant à Émeline de se faufiler par le trou d’une palissade et de se cacher dans une grange, non loin. Ce fut d’ailleurs à cet endroit que se déroula la confrontation finale entre les deux ennemies. L’événement se solda par un match nul, les deux adversaires étant trop fatiguées pour continuer à se lancer des boules de neige.

Au milieu de tout ça, les adultes regardaient, surpris et amusés.

 

Au début, Balthazard crut que cette rencontre serait la seule. Mais contre toute attente, il y en eut d’autres.

La deuxième fois qu’il croisa Érica, ce fut lors de la fête du printemps. Les habitants du Val avaient dressé des tables et des brasiers pour faire cuire la nourriture partout dans la ville. C’était un des moments préférés de tout les habitants, car c’était l’occasion de manger et faire la fête dans chaque rue et ruelle. Chaque maisonnée préparait un mois à l’avance les plats qu’ils allaient cuisiner pour la fête. Pour les enfants, c’était surtout l’occasion de courir, de rire et de s’amuser partout sans que personne ne vînt les embêter. Pendant la fête du printemps, le duc avait coutume de construire un gigantesque feu de bois un peu à l’écart de la ville où, le soir venu, les habitants dansaient au son des orchestres ambulants venus pour l’occasion. C’est à cet endroit précis que Balthazard revit Érica. 

La fête avait alors duré toute la journée, et le crépuscule commençait. Le duc avait alors présidé l’embrasement du bucher, sonnant le début des danses. De grandes tables en bois assorties de bancs étaient posés de ci de là avec ce qu’il restait de nourriture au bout d’une journée entière passée à manger et à boire. Tout le monde se sentait d’humeur gaie et légère. Balthazard et sa famille s’étaient assis avec leurs voisins autour d’une table. Les enfants qu’ils étaient, bien qu’ayant profité de la fête pour grignoter toute la journée, l’avaient surtout passée à faire les fous et à jouer, à chercher des endroits cachés et secrets que personne dans la ville n’avait encore jamais vus. Bref, ils étaient affamés et fatigués, et étaient bien contents de trouver un moment pour se poser et engouffrer dans leur bouche tout ce qui passait à leur portée. Loras, Maria et les parents de leurs amis discutaient entre eux, écoutant parfois ce que l’un de leurs enfants avait à dire sur le moment. Balthazard, de son côté, éprouvait une sensation de bien-être alimentée par tous les bons moments de la journée. La musique de l’orchestre, entraînante, lui donnait envie de danser, et lorsqu’il jetait un œil du côté du bucher, il pouvait voir une farandole de petits et de grands s’égayer au son des violons, des flutes et des tambours. Cependant, il hésitait un peu à se lancer. Tous ses gens autour de lui... C’était un peu comme s’il sortait dehors sans ses vêtements !

Alors qu’il était en train de peser le pour et le contre, Balthazard vit une jeune fille blonde de son âge qui s’approchait de lui. Le jeune garçon était sûr de ne jamais revoir Érica de si près, et pourtant, la voila qui venait vers lui, un sourire sur les lèvres. Elle ne l’avait pas oublié ? Il avait du mal à y croire. Ce qui ne fut pas le cas d’Émeline qui, l’apercevant, se jeta de son banc et courut vers elle en riant. Dès lors, ce fut pour Balthazard et sa petite troupe l’occasion de danser comme jamais ils n’avaient encore dansé. Personne dans son entourage n’était un grand danseur. Mais Érica, à qui on apprenait les pas d’un grand nombre de musiques traditionnelles, fut une très bonne instructrice. Sous son impulsion, Balthazard osa participer aux farandoles, aux gigues, et même aux valses où la jeune princesse dansa tour à tour avec tout le monde. Et quand vint pour lui le moment de valser avec elle, il souhaita de toute ses forces ne pas lui marcher sur les pieds. De cette soirée mémorable, le jeune garçon en retira l’odeur de bois en train de se consumer, les étoiles qui brillaient dans le ciel, les archets tirant des notes du ventre des violons, et la lueur pâle des flammes qui se reflétait dans de longs cheveux blond cendré.

À compter de ce moment, Balthazard dut commencer à admettre que, peut-être, Érica les considérait, lui et ses camarades, comme des amis. Au début, il eut le plus grand mal à considérer sérieusement cette idée qui lui semblait totalement saugrenue. Et pourtant, chaque nouvelle rencontre débutait invariablement par l’arrivée fortuite d’Érica : lors de la fête des moissons, alors qu’ils se cachaient derrière de larges caisses en bois à manger des petits pains qu’ils venaient de chaparder ; un jour qu’ils traversaient la ville pour aller voir un cordonnier ; le soir de la fête des lumières. Tant et si bien qu’un soir, Balthazard se rendit compte qu’il en était venu à s’habituer à la voir apparaître de temps à autre pour jouer ou discuter avec eux.

Et ainsi, la vie suivit son cours au Val durant les deux années suivantes.

 

Puis, lorsque Balthazard atteint ses dix ans, Loras, assis à la table de la cuisine, l’informa que le château du duc l’avait recruté à la demande de la princesse Érica en personne. Cette nouvelle fut une grande surprise pour lui, ainsi que pour toute la famille. Cela sortait littéralement de nul part. 

« Pourquoi moi ?

- Je ne sais pas. Comme vous vous connaissez… Enfin, il faudra que tu le demandes à la princesse.

Le ton de voix de Loras ne trahissait aucune réserve particulière, mais Balthazard, accrochant son regard, y vit un air songeur. Émeline, qui était celle qui avait passé le plus de temps avec Balthazard, fut aussi celle qui eut le plus de mal à accepter cette nouvelle situation.

- Est-ce que ça veut dire que Balthy va partir ?

Et le ton ainsi que ses yeux pleins de larmes parlaient pour elle. Balthazard la prit aussitôt par l’épaule.

- Rassure toi. Je suis sûr que je pourrai revenir le soir.

Maria, assise à côté de Loras, prit alors la parole.

- En fait, il se peut que tu sois parfois amené à travailler jusque tard dans la nuit au château. Alors…

Émeline se jeta aussitôt dans ses bras, s’accrochant à lui de toutes ses forces.

- Je veux pas que tu partes ! Je veux pas, je veux pas, je veux pas !

Connaissant bien sa petite sœur, Balthazard se contenta d’abord de laisser passer l’orage. À vrai dire, lui-même n’était pas sûr de vouloir y aller. C’était tellement soudain. Il avait la sensation qu’un bourrasque glacée s’était mise à souffler à travers une faille de son coeur qu’il n’avait jamais vue jusque là. Et en même temps… En même temps quelque chose en lui d’indéfinissable le poussait à accepter, à se jeter dans cet inconnu. Au fond, il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il sentait que quelque chose d’important était en train de se jouer dans sa vie ; que c’était un moment qu’il avait attendu. Mais le jeune garçon, encore trop insouciant et innocent pour comprendre qu’il ressentait alors l’appel de son destin, aurait bien été incapable de même mettre en mots ce qu’il ressentait à ce moment là. Et puis… Et puis... Les sanglots d’Émeline s’espacèrent, mettant un terme à son introspection. Alors, Balthazard lui caressa ses cheveux bruns et chercha à la rassurer :

- Écoute Émeline. Les gens et les choses vont et viennent comme les feuilles d’automne s’envolent au moindre souffle de vent. Aujourd’hui, le vent s’est levé pour moi, et je dois y répondre... Mais Basile et Ermengarde seront toujours avec toi à la maison. Et ce n’est pas comme si j’allais aller bien loin. Tu ne me perds pas ! Je serais toujours ton frère, et je reviendrai presque chaque soir pour vous raconter ce qu’il s’est passé au château !

Un petit silence s’installa. Le début de sa tirade était sorti de sa bouche sans que le jeune garçon ait pu l’arrêter. Au moment où il la prononçait, une sorte de réminiscence s’était superposée entre son esprit et la scène qu’il avait sous les yeux. C’était comme si quelqu’un d’autre prononçait ses paroles au même moment dans un coin de sa mémoire. Quelqu’un lui avait déjà dit ses mots. Ou bien avait-il assisté à une scène similaire auparavant ? L’impression de déjà-vu, si forte sur le moment, s’effaça aussi subrepticement qu’un chat apparaît depuis un angle mort, ne laissant qu’une arrière-pensée d’étrangeté. 

- Tu promets ?

- Bien sûr. »

Pour sceller l’accord, Émeline, le visage enfoui contre le torse de Balthazard, hocha légèrement la tête en resserrant doucement son étreinte. Dans la cuisine, tout le monde souriait en silence.

 

Ce fut de cette façon que Balthazard intégra le personnel du château comme domestique et homme à tout faire de la princesse Érica Marjiriens. Et le flot de la vie quotidienne continua ainsi pendant les cinq années qui suivirent. 

Puis débuta la guerre, et pour Balthazard, la fin d’un monde.

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Edouard PArle
Posté le 01/09/2021
Hey !
J'aime beaucoup ce nouveau personnage, tu prends le temps de l'exposer et c'est bien.
Ce chapitre est très bien écrit, je n'ai pas remarqué de fautes.
J'aime beaucoup les histoires avec plusieurs personnages "point de vue", je ne sais pas si tu comptes en ajouter encore par la suite, mais j'aime beaucoup.
Pas de remarques particulières, sinon que j'entre de mieux en mieux dans ton univers.
Bien à toi
Sabi
Posté le 01/09/2021
Hey !
Merci d'aimer ce chapitre, il est très important à mes yeux. Il m'a pris toutes les vacances d'été pour l'écrire, et il représente pour moi une nouvelle façon d'écrire cette histoire. J'y ai mis beaucoup de choses.
Je suis très attaché à chacun des personnages principaux de cette histoire, mais Balthazard Marchétoiles, ainsi que toute la famille Marchétoiles en fait, sont les personnages auxquels j'ai donné le plus d'attention. C'est aussi pourquoi ce chapitre me tenait particulièrement à coeur.
Si tu as bien suivi jusqu'à présent, après avoir lu ce chapitre, tu devrais être en mesure de deviner certains éléments implicites du scénario global de l'histoire...
La suite de n'est, pour le moment, pas encore écrite. Il va falloir faire preuve de patience pour lire le prochain chapitre. Mais je vais faire mon possible pour que l'attente ne soit pas trop longue.
Ah, et pour répondre à ta question non formulée sur les personnages narrateurs, à l'origine, les personnages narrateurs devaient être les personnages principaux : Érica, Halderey, Cléomène et Balthy. En me rappelant ce que j'ai pu écrire en brouillon, il est plus que probable que Loras apparaisse comme perso narrateur de temps en temps. Du coup, il est possible que d'autres perso narrateurs surviennent au détour du chemin. Mais ce sera essentiellement ces quatre là qui s'exprimeront le plus souvent.

Cela me ferait plaisir d'échanger avec toi autrement que par commentaires. Si tu as un discord ou autre, ce serait avec plaisir.
Wesh !
Edouard PArle
Posté le 01/09/2021
Oui, j'ai clairement senti que les Marchétoile étaient les plus intéressants du roman. J'espère que tu trouveras le temps d'écrire la suite un de ces jours, je reste à l'affut.
Oui je commence à faire un peu de lien mais vu que je lis plusieurs histoires en même temps il est possible que j'ai raté des éléments implicites qu'un lecteur normal comprendrait. Tes personnages sont très riches, j'attends avec impatience la suite.
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