Bateau vivant (bateau vorace, Velagolaruda)

Par Nothe

« Bateau vivant (bateau vorace, Velagolaruda)

Les bateaux vivants, ou bateaux voraces, sont un ordre de poissons osseux caractérisés par leur corps robuste rappelant la forme d’un navire. Leur moitié inférieure, communément appelée coque, est complètement immergée. Ses branchies et ses nageoires (pectorales, pelviennes et caudales) y sont rattachées. Au-dessus de la surface, les bateaux vivants dressent une unique défense faisant penser à un mât de beaupré. Leurs yeux, leur gueule et leurs nageoires dorsales (les « voiles » du bateau) sont également à l’air libre. Leur durée de vie est comprise entre quinze et vingt-cinq ans.

Originaires de l’île de Catolaca (natif : Izola), où la population locale les employait déjà comme bêtes de somme, leur usage a rapidement dépassé les limites de l’île pour devenir le principal moyen de locomotion des premiers Cercles. Leur histoire et leur exploitation étant intrinsèquement liées au développement de l’île de Pyriade (page 312), il n’est pas étonnant que les Cercles les plus éloignés d’elle n’aient eu qu’un accès limité à ces créatures.

Ne vous fustigez donc pas si leur élevage vous semble particulièrement étrange – il l’est pour beaucoup ! C’est d’ailleurs pour cela que nous choisissons de nous attarder aujourd’hui sur ces créatures si particulières. Cet article quelque peu spécial aura pour vocation de répondre à vos cinq questions les plus pressantes sur les bateaux vivants, choisies avec le plus grand soin par votre auteur (après sondage effectué sur 78 personnes). Alors n’hésitez plus et lisez : quelles que soient vos lacunes, elles seront très vite comblées !

Question numéro 1 : pourquoi utiliser des bateaux vivants ?

Cette question vient naturellement aux lèvres de ceux qui, ignorants de l’histoire de Pyriade ou nouveaux dans l’Euphrosyne, trouvent peu commun l’élevage intensif de ces bêtes. Les raisons de leur adoption par le grand public sont en vérité multiples.

Cela ne fait que deux siècles que les bateaux vivants voguent sur nos eaux. À cette époque, les premiers Cercles utilisaient des bateaux de bois comme on en trouve toujours dans le quatrième Cercle et au-delà. Mais les îles de l’Euphrosyne étant rarement bien larges et leurs sols souvent inhospitaliers, il était difficile de maintenir une production arboricole suffisante pour subvenir aux besoins des diverses flottes locales : la « crise sylvestre », comme elle est maintenant appelée, fut un véritable enjeu pour nos ancêtres.

La découverte de l’île de Catolaca, en 1510, fut donc une bénédiction pour Pyriade qui se hâta de récupérer autant de bêtes que possible pour sa flotte. L’Amirauté fut d’autant plus pressée que l’époque coïncidait avec la tristement célèbre chasse aux chavanes (p.62), jusque là utilisés pour calmer les tempêtes. Les bateaux vivants, imperturbables en cas d’orage, comblèrent parfaitement ce vide.

Mais ce n’était pas tout ! Les explorateurs pyriadiques de l’époque décelèrent très vite le potentiel de ce nouveau moyen de transport : il leur était maintenant possible de traverser, sans entraînement particulier, les brumes de dépersonnalisation qui formaient jusqu’alors de véritables frontières entre plusieurs zones de l’Euphrosyne. En effet, si les bateaux vivants nécessitent la présence d’un équipage pour leur entretien, ils n’ont pas besoin de lui pour voguer dans une direction donnée. La peur de dériver sans but sur l’Euphrosyne n’était plus !

Inutile de vous dire que cette découverte eut un impact politique hors du commun. En une vingtaine d’années à peine, les cartes de l’époque furent complètement réécrites. Des chemins d’accès autrefois jalousement gardés par tel seigneur pirate ou cheffe de clan devinrent obsolètes. Des voyages considérés impossibles devinrent quelconques. Les transactions entre Cercles se multiplièrent, l’Amirauté connut l’une de ses plus fructueuses phases d’expansion, et les bateaux vivants, solides, réactifs, faciles à élever et à entretenir, devinrent l’un des piliers centraux de la société pyriadique. Un véritable tournant dans l’histoire de l’Euphrosyne !

Question numéro 2 : sont-ils naturellement en forme de bateaux ?

Une autre question très pertinente ! Il est vrai que si les bateaux récupérés sur l’île de Catolaca avaient une forme de navire, ils étaient loin de posséder tous les avantages d’un bateau « fait main ». Là aussi, la société pyriadique eut un grand rôle à jouer : peuplée d’éminents médecins et biologistes, elle n’eut aucun mal à modifier l’apparence de ses nouvelles conquêtes. La chirurgie navale venait de voir le jour.

Les bateaux vivants que vous pouvez apercevoir au port aujourd’hui sont donc le résultat de multiples mutations issues d’un élevage intensif, mais aussi d’opérations chirurgicales réalisées tout au long de la vie du navire. Certaines espèces demandent même à être opérées dans l’œuf ! Tout dépend, cependant, du modèle et de l’utilité du bateau. Un navire de plaisance ne demandera pas le même effort qu’une barque de pêcheur.

Généralement, les dix premiers mois de la vie d’un bateau vivant, avant que celui-ci n’atteigne l’âge adulte, sont cruciaux. Les os, les tissus graisseux et les muscles sont constamment modelés et soutenus afin de créer les sous-ponts, cales et autres passages nécessaires à l’équipage. L’intérieur n’est optimisé qu’une fois la croissance terminée : on s’assure que les chairs ne seront pas au contact de l’air en les confinant derrière des planches ou des panneaux de métal.

Il est néanmoins crucial de régulièrement s’assurer de la santé de son bateau. Beaucoup de navires de somme sont sujets à une forme de nécrose des tissus internes (appelée cambyse) qu’il convient de traiter rapidement sous peine de complications fatales. Il est aussi fréquent que les chairs, trouvant quelque faille dans leur carcan, commencent à se régénérer, ce qui peut entraîner l’occlusion partielle ou complète des passages intérieurs.

Quant à l’extérieur, s’il ne souffre pas de la pourriture, il est en revanche proie à de nombreux parasites (sangsues, poux, nières, langastes)… Qui peuvent facilement transformer votre bateau en pouponnière mouvante s’il n’est pas vermifugé à temps. Un navire vivant est donc une grande responsabilité, et il s’agirait de ne pas prendre son achat à la légère !

Question numéro 3 : que mangent-ils ?

Les bateaux vivants sont traditionnellement piscivores, bien qu’ils ne soient pas de grands chasseurs : opportunistes, il leur suffit généralement d’ouvrir la gueule en traversant les flots pour récupérer, pêle-mêle, poissons, plancton et autres produits de la mer. Cependant, vous aurez sûrement aperçu, au port le plus proche, des pêcheurs nourrir leur bateau à grand renfort de bouteilles de vin. Doit-on nourrir un bateau soi-même, ou peut-il se débrouiller seul ?

Il se trouve que l’attrait des bateaux pour le verre et le vin est une tendance artificiellement exagérée par les éleveurs pyriadiques pour s’assurer l’obéissance de leurs bêtes. Si, à l’état sauvage, cet intérêt n’était que gourmandise, les bateaux actuels nécessitent un apport constant en verre pour permettre à leur estomac de broyer les proies coriaces de l’Euphrosyne. L’aigreur du vin participe également au maintien de leur flore intestinale. Un bateau vivant moderne est donc relativement dépendant de son équipage.

Il va sans dire que cette attirance pour le verre a également contribué à l’installation durable des bateaux vivants dans la société pyriadique. Les dômes des tours du manoir de Pye, autrefois à l’air libre, étaient connus pour attiser les convoitises de tous les bateaux de passage. Ce n’est pas une coïncidence si la construction de l’iconique pyramide de verre de Pyriade fut entreprise en 1517, sept ans seulement après l’acquisition des premiers bateaux vivants ! Une astucieuse entreprise qui, tout en solidifiant l’image culturelle de Pyriade, permit surtout à la ville de devenir une étape quasi obligatoire sur la route de tous les marins des environs. Après tout, quel meilleur moyen d’appâter le chaland que de séduire sa monture ?

Question numéro  4 : peut-on encore trouver des bateaux sauvages ?

Malheureusement, les flottes natives de Catolaca n’existent plus. L’Amirauté, après son annexion de l’île, se chargea de débusquer et de rapatrier autant de bêtes que possible jusqu’à ses chantiers navals. L’écosystème de l’île en pâtit fortement, et en 1532, un assaut mené par le patriarche Aquile de Glèsia Brune acheva sa désertification. Aujourd’hui, il ne reste des canaux et des lacs d’Izola que des ruines et des algues.

Toutefois, vous pouvez tout de même apercevoir, au large de quelques îles peu fréquentées, des flottes de balancelles ou de bugalets voguant au gré du vent, sans but ni passagers. En effet, si les chances de survie de nos bateaux domestiques actuels sont minces sans intervention extérieure, elles ne sont pas nulles pour autant. Il est possible pour de petits bateaux, moins équipés, plus indépendants, de continuer à survivre après la perte de leur équipage. Ces animaux très sociaux se regroupent naturellement près des côtes en petites bandes et n’hésitent pas à migrer d’une île à l’autre à la recherche de nourriture ou de courants d’eaux tièdes.

Un mot d’avertissement ! L’utilisation du terme « espèce invasive » est, comme toujours, peu pertinent sur l’Euphrosyne. On reconnaît cependant que les flottes sauvages de bateaux vivants, du fait de leur tempérament nomade, peuvent rapidement véhiculer maladies, germes, spores et autres espèces d’une île à l’autre. Il est donc conseillé, par précaution, de ne pas s’approcher d’un bateau laissé sans surveillance et de signaler sa présence à votre communauté la plus proche.

Question numéro 5 : quelle espèce choisir pour naviguer ?

La dernière question de notre sondage, mais certainement pas la moindre ! Si cet article vous a donné le goût de l’élevage naval ou qu’il vous a convaincu de l’utilité de telles créatures, vous chercherez peut-être à vous en procurer une. Mais par où commencer ?

La réponse à votre interrogation peut paraître simple mais n’en reste pas moins vraie : considérez vos propres besoins ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Vos amis diraient-ils de vous que vous êtes un grand voyageur ? Un pêcheur rusé ? Un chasseur de trésors, un amateur de frissons ? Le choix dépend de vous.  

Vous trouverez, dans le Premier Cercle, plusieurs éleveurs classiques dont vous ne manquerez pas d’entendre parler. Le Chantier Naval Hyptorion-Swaay, familièrement abrégé en Chantier Naval, élève à la chaîne les bateaux les plus utilisés par les particuliers (vous ne serez pas surpris d’apprendre que mesdames Hyptorion et Swaay sont deux des plus grosses fortunes de ce coin de l’Euphrosyne).

L’arsenal de Pyriade, pour ses vaisseaux de guerre, se trouve historiquement sur la grande île d’Euxoa (natif : Tersel), choisie à l’origine pour ses forêts de chênes et d’iones millénaires. Assoiffés d’aventures ou pilleurs en herbe, c’est là-bas que vous trouverez de quoi armer votre navire.

Quant aux bateaux de luxe, paquebots et autres yachts, ceux-ci sont importés des franges du Premier Cercle par des éleveurs prisés des fortunés, et il n’est pas rare d’entendre un marin satisfait parler de sa dernière acquisition avec fierté. Essayez donc de dissimuler votre air dubitatif si l’une de vos connaissances vous désigne un bateau à l’aspect quelconque avant de vous annoncer, sur un ton grandiloquent : « c’est un Fauve », ou encore : « ma cousine Éléandra m’a permis de choisir parmi sa dernière portée de Vaixells ». Ce sont des noms à retenir si vous voulez vous mêler à la haute société des premiers Cercles !

Cependant, si votre cœur vous pousse à faire l’acquisition de votre premier bateau vivant, votre auteur vous recommande de vous rapprocher d’éleveurs locaux afin d’établir un véritable contact avec votre future monture. Si certaines espèces sont plus disposées à la placidité que d’autres (on dit par exemple des barques de pêche comme les mourres qu’elles sont particulièrement tranquilles, tandis que les corvettes ou les cotres, plus rapides, ont un tempérament nerveux), chaque bateau possède en vérité son petit caractère. Prenez le temps de vous assurer qu’il conviendra au vôtre !

Ainsi se conclut notre bref exposé introductif sur les bateaux vivants ! Si vous vous trouvez toujours, après votre lecture, sous l’emprise insidieuse de questions insolubles, n’hésitez pas à les envoyer par perroquet aux éditions Plus-Siamois. Votre auteur ne tardera pas à y répondre, et, qui sait ? Les ajoutera peut-être à la rubrique « courrier des lecteurs » du second numéro (en parution l’année prochaine.)

Pour plus de précisions sur l’anatomie et le comportement des bateaux vivants, n’hésitez pas à vous tourner vers les travaux d’Émile Mille Miles publiés dans le journal Série des Progrès de la Biologie Maritime. Pour vous plonger dans l’histoire de l’essor pyriadique à travers les bateaux vivants, votre auteur recommande l’excellent L’Empire des Vents : Miroir Moderne de la Thalassocratie Pyriadique de l’An Pye à nos Jours (Cordysseus, 1685), ou le manuscrit du capelan Casseul, rédigé pendant son ultime traversée du cinquième Cercle, Perygrynatyons (1534). »

 

Extrait de : "Bateau vivant", issu de L’Almanach de Mandraccio: le Guide Complet des Merveilles et des Terreurs de l’Euphrosyne, Île par Île, Cercle par Cercle, pour le Nouveau Venu et l’Autochtone : 1ère édition.

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Liné
Posté le 15/06/2023
J'adore. Je t'ai dit que j'étais amoureuse ?

Dans ces extraits, je trouve qu'il peut y avoir un côté "geek" vieux-jeu, j'imagine des infos données par un vieux monsieur solitaire complètement (trop) passionné par son sujet. Et en vrai... ben C'EST passionnant !

Fascinant mais aussi un poil glauque, ces bateaux vivants élevés comme des esclaves. Mais comment t'as eu une idée pareille ?! D'ailleurs, j'ai oublié de le mentionner dans le commentaire précédent, mais j'adore ta manière de nous présenter ce concept de bateaux vivants. D'abord je me suis dis tiens, c'est chouette, cette idée de personnaliser le bateau, que Spectre et les membres de l'équipage en parlent comme si c'était une personne (ça me faisait penser aux attitudes de marins dans notre monde à nous). Et puis boum, il faut nourrir la bête, et re-boum, c'est au sens littéral.

La suite, la suite !
Nanouchka
Posté le 26/03/2023
Coucou Nothe ! Je trouve que ces apartés participent au suspense du roman. Plus tu donnes des réponses, plus tu poses de questions : je suis désormais fascinée par ce que peuvent bien être les chavanes, les brumes de dépersonnalisation. Et ces détails délicieux que tu donnes sur le monde, je suis fan. Typiquement la chirurgie navale. Ou les bandes sauvages de bateaux près des côtes.

→ "Cet article quelque peu spécial aura pour vocation" En lisant ça, j'ai cru que cette annexe était un article paru dans un journal. Ce qui est peut-être juste mon côté très littéral. Un almanach est divisé en articles ? Je pensais à "entrées" comme dans le dictionnaire et l'encyclopédie. Est-ce que d'ailleurs c'est plus un almanach ou une encyclopédie ?

→ "il est en revanche proie à de nombreux parasites (sangsues, poux, nières, langastes)… Qui peuvent facilement transformer votre bateau" J'aurais mis une minuscule à "qui".

→ "Après tout, quel meilleur moyen d’appâter le chaland que de séduire sa monture ?" Eh oui. Bien entendu. (J'ai ri.)

→ "Le choix dépend de vous." Pas sûre que t'aies besoin de cette phrase. Je trouve que le paragraphe se finit bien sur la série de questions, et on comprend que le choix est donc personnalisé. Ou alors peut-être qu'elle marcherait mieux après un saut à la ligne ?
Elka
Posté le 12/03/2023
"Émile Mille Miles"
Il m'a achevé, celui-là xD

Merci Sir Mandraccio pour cet article Ô combien éclairant sur les Fauves et autre Velagolaruda (voyez comme je place habilement ces termes tous neufs). Il avait le parfum de l'iode et la fraîcheur d'une bonne brise sur les côtes.
Une question m'est venue à la suite de ces informations : existe-t-il des fronts de défense de ces navires ? Aucun élevage ne se fait sans dérives réprouvés par les moeurs de la part de tiers.

Au plaisir de lire vos prochaines aventures,

Claquette.
Nothe
Posté le 12/03/2023
Ahahah, coucou coucou ! Merci beaucoup d'avoir envoyé ton perroquet aux éditions compétentes :p

Ta question est pertinente et en fait j'y ai beaucoup réfléchi, c'est dire ! Moi aussi, au début, ça me semblait évident qu'il y aurait des défenseurs des droits des bateaux, mais en fait je n'en suis plus certain ; en tous cas pas dans les formes groupées/assosciatives qu'on a actuellement.

Je ne sais sincèrement pas si la vie que les gens de là-bas mène les pousserait à voir les bateaux comme autre chose que des bêtes de ferme auxquelles on peut peut-être s'attacher, mais qui au final sont principalement là pour être utiles. S'ils en sont à creuser à l'intérieur des animaux pour s'y faire une place, je pense que leurs priorités sont ailleurs :p Mais il doit sûrement y avoir quelques groupuscules par-ci par-là qui prônent la protection des bateaux (et aussi d'autres qui souhaitent leur destruction !)

Comme j'hésitais beaucoup et que je ne voulais pas rallonger le chapitre non plus, j'ai esquivé la question pour l'instant. Je pense que ça pourra ressurgir, qui sait ? Mais c'est vrai que ces chapitres servent aussi à placer des indices "subtils" sur la mentalité de la société dans laquelle Isaac évolue, et j'espère que la manière dont ils traitent les bateaux était évocatrice ^^ (sinon c'est que j'ai raté mon effet !)

Enfin !! Merci encore pour ta missive ! Bisous :*

Nothe
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