La beauté est dans l’œil de celle qui regarde.
Yeux de chat, yeux de biche, un trait d’antimoine sur la ligne des cils pour intensifier le regard, les pupilles dilatées sous l’effet de la belladone, deux soleils éclipsés, brillants, réhaussés par le rouge fiévreux des joues au goût de cinabre, notes fruitées d'abricot et de parfums fauves sur fond d’effluves infernales.
Les feuilles des pivoines, vert arsenic, ouvrent leurs corolles aguicheuses sur le papier peint du boudoir. Autour du miroir à fond d’argent brille l’or des fous, l’éclat sombre de la pyrite. Ivy se penche pour souffler sur le cadre ouvragé, une expiration humide et chaude, la condensation brouillant ses traits dans le reflet. Elle passe le doigt sur le métal, ses lèvres peintes s’étirant en un sourire alors qu’elle fantasme le picotement de la réaction chimique qui laisse déjà la trace de ses crocs sur les bords du miroir. Quel espoir pour la fragile chair humaine, quand l’acide ronge le verre ?
Elle incline la tête, un œil sur la femme dans la miroir, et elle visse le fermoir de sa boucle d’oreille, deux perles enchâssées dans du plaqué or, délicate nacre aux douces nuances d’un lever de soleil, les bleus et roses d’un jour tout jeune, venus des profondeurs de l’océan où la lumière danse dans l’aquamarine. Une petite sphère de beauté née au cœur d’un caillou ; combien d’années, combien de siècles avant que vienne au monde une espèce capable d’apprécier ce miracle à sa juste valeur ? Une centaine de francs, pour une perle naturelle, alors que les simulacres japonais commencent à envahir le marché, fruit du travail d’ouvriers jouant au divin en insérant des grains de sable dans les rouages du vivant. L’artifice l’emporte sur le naturel.
Un mouchoir immaculé en main, Ivy retouche le dessin de son philtrum. Elle regarde les tâches du rouge à lèvres sur le blanc et pense aux femmes d’antan qui choisissaient de contracter la tuberculose. Un teint blanc comme neige, des lèvres rouges comme la rose, et des cheveux noirs comme l'ébène. Le visage d’une morte, auréolée par sa chevelure dans un cercueil aux effluves poisseuses de pin, ou d’une princesse de contes de fée. Dans les histoires, elle rouvrirait les yeux. Dans les histoires, Grace ne reposerait pas six pieds sous terre. Elle aimerait sentir les fleurs déposées sur sa tombe, Ivy s’en fait la réflexion quand elle va rendre visite à son amie, à la tombée de la nuit. Elle lui offre du laurier-rose et du muguet, les fragiles corolles de l’une rehaussant les pétales couleur dragée.
Ivy se recule, se redresse, ne laissant plus que le bas de son visage se refléter dans le miroir. Elle lui adresse un sourire calculé, travaillé, un sourire de porcelaine. Elle a de légères fossettes au creux de ses joues, elle regrette qu’on ne puisse plus les voir, mais si son sourire s’élargit, alors apparaissent les parceaux d’acier qui maintiennent en place l’artifice. Ces petites dents parfaites brillent comme les perles à son oreille. Elle avait toujours aimé l’illusion ; deux ans auparavant, son sourire éclatant, scintillant comme les ampoules du lustre au plafond, images rémanentes tourbillonnant sur ses rétines alors qu’elle tournait sur elle-même, tête renversée, bras écartées, sa peau luisante et sa robe pailletée éclipsant les lumières de la fête, étoile au cœur d’une galaxie, les hommes gravitant autour d’elle, sa langue pétillant du goût électrique du radium...
D’une main manucurée, Ivy incline le miroir. Elle soutient le regard de son œil unique, un vert d’émeraude qui lui avait valu envie et jalousie, avant qu’elle ne perde l’autre. Elle attache le ruban de son masque derrière sa tête, replace une boucle noire le long de sa tempe. Un visage en demi-lune, une touche de mystère, la perfection du travail d’un sculpteur pour remplacer la ruine de son arcade sourcilière, emportée par les effluves de peinture radioactive[1].
Il y a du plomb dans son rouge à lèvres, dans son crayon kôhl. Elle le sait. Elles le savent. Mais comment se contenter du naturel, quand l’artifice promet la brillance des étoiles et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ?
Elle sourit à la femme dans le miroir.
[1] Référence aux Radium Girls des années 20 (Grace Fryer étant celle qui a lancé un procès à l’usine)