« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme- »[1]
La voix s’interrompt avant d’avoir tout à fait formé la dernière syllabe. Les pages frissonnent sous ses doigts, sa respiration murmure, le fauteuil grince. Au-dessus du cuir fatigué, il y a un visage étroit, un peu de crème restée dans les fines ridules sous de grands yeux noisette et une bouche entrouverte. Autour, il y a des grains de poussière qui dansent dans la lumière. En dessous, il y a le tapis aux motifs complexes. Au-dessus, le lustre oscille très légèrement, dérangé par l’air déplacé par son arrivée.
Sa maîtresse le regarde, il la voit plisser des yeux alors qu’elle déchiffre le message immortalisé au marqueur permanent sur son poitrail.
« Alors, tu es là pour t’occuper de moi ? Viens, approche, l’ami. »
Une main se tend vers lui. Il y a de petites peaux autour de ses ongles. Il y a un anneau plaqué or à son annulaire. Il s’avance. Elle lui adresse un sourire qui tremblote.
« Tu as un nom ?
— C22, Madame Khim.
— Je... Appelle-moi par mon prénom.
— Oui, Soriane. »
Elle a une mèche de cheveux noirs et lisses qui lui tombe devant le visage. Au-dehors, un oiseau chante. Le vent siffle quelque part entre les poutres de la charpente, au-dessus d’eux.
Elle baisse les yeux sur le livre sur ses genoux, fronce légèrement les sourcils. Elle reste immobile pendant quelques instants, referme lentement l’ouvrage en laissant un de ses doigts entre les pages, prend connaissance du titre sur sa couverture vert pâle. Poèmes saturniens. Le coin de ses lèvres s’étire.
« Tu connais Verlaine, l’ami ?
— Oui, Soriane. Vous le lisez souvent à haute voix.
— Ah... »
La syllabe grince un peu sur la fin. Elle ne dit rien. Elle a l’air de réfléchir. Quand elle entrouvre la bouche, elle découvre ses dents très blanches, contrastant avec sa peau mate, couleur de bois précieux.
« Depuis combien de temps es-tu là ?
— Depuis deux minutes et dix secondes, Soriane.
— Non. Je- »
Elle s’interrompt. Jette un coup d’œil par la fenêtre. Elle a un très léger accent quand elle parle.
« Depuis combien de temps es-tu dans cette maison ?
— Trois ans.
— Et moi ?
— Trois ans. »
Les murs sont blancs et vides.
« On se connaissait avant ?
— Non, Soriane. »
Elle se tourne avant vers lui, pleinement. Jusqu’à ce que ses pieds pivotent. Dans une chambre voisine monte la rumeur d’un télécran. Il y a une petite tache sombre sur les fils clairs du tapis, juste à côté du fauteuil.
« Qui est Soriane ? »
Videmento du 13 novembre 2034, 11h09, mémoire de C22
*
Des gens dans la salle. Huit mètres carrés. Sept humains. C22. (Moi)
Madame Akira, gestionnaire du projet Memento.
Monsieur Khim. (Client) Mari de Madame.
Ana. (Créatrice) Ingénieure.
Une médecin et une soignante. (Clientes ?)
Soriane Khim (Mission) n’est pas là.
Un projecteur. Modèle AX-139. De la moquette au sol. Des sièges au revêtement bleu sombre. Les humains restent debout.
C22 (Moi) oscille.
Soriane Khim (Mission) est dans la pièce d’à côté. Table simple. Chaise en bois. Livres. Il l’a vue il y a huit minutes et vingt-neuf secondes. Peinture écaillée en haut à droite, coin du plafond.
(Mission)
La main d’Ana (Créatrice) sur l’articulation de l’épaule. Trente degrés Celsius. Baisse légère au contact de son alliage. Vingt-neuf.
(Ordre)
Il y a huit minutes et quarante-trois secondes, elle lui a donné l’instruction de la suivre. Les humains parlent. Lui n’écoute pas. N’enregistre pas. (Droit de vie privée) Il y a des ordinateurs. Ronronnement.
Batterie à douze pourcents. Rechargement nécessaire avant d’entrer dans la réserve. Reste vingt-neuf minutes.
(Mission)
(Ordre)
(Mission)
Oscillation.
*
Ana a du mascara sur les cils. Elle est accroupie. Elle porte une chemise noire, son visage est fermé et ses yeux brillent.
Ses mains ne sont pas visibles. Elles reposent sur les épaules de sa création. Sa tête est légèrement penchée sur le côté. Quelque chose bipe, quelque part. Il y a des respirations tout autour. La lumière des néons se réverbère sur les murs blancs, le carrelage blanc, les portes blanches. Il n’y a pas de tapis.
« Tu ne peux pas entrer. Tu m’as entendu ? »
Un grincement, presque un gémissement, des suspensions dans les genoux du robot. Ana oscille, son biceps se contracte un peu pour maintenir son équilibre malgré l’oscillation.
« Oui, Ana. Je n’entre pas. »
Elle a un sourire qui ne plisse pas ses yeux.
« Bien. Il faut que j’y aille, maintenant. Tu ne bouges pas d’ici. »
Ses mots sont nets, elle détache bien les syllabes. Elle parle assez lentement, assez fort aussi. Elle est entièrement de face, mais son regard porte plus loin que sa création.
« On t’assignera bientôt une autre mission. Peut-être demain. Ce n’est pas la demande qui manque. »
Elle s’en va. Ses pas résonnent dans le couloir. Elle porte une blouse blanche. Un instant, sa silhouette cache le panneau « Morgue ».
Videmento du 21 janvier 2035, 19h07, mémoire de C22
*
Test en cours. Filtres conversationnels inhibés. Fonctions motrices suspendues. Enregistrement requis.
« Quel est ton nom ?
— C22. »
Quatre caméras, une dans chaque coin. Modèle inconnu. Une femme. Deux hommes.
Ana. (Créatrice)
Techniciens. Nom inconnu.
Une tablette entre les mains d’Ana. Ses sourcils froncés, sa bouche pincée. Elle est assise sur une chaise blanche. C22 (Moi) est installé sur un plan de travail.
Carrelage.
« Quel est le nom de ta mission ?
— Soriane Khim. »
Ana (Créatrice) jette sur le sol sa tablette. Soixante-dix-sept décibels. Les éclats ont volé jusqu’à trois mètres.
« Bordel ! »
Arrêt de l’enregistrement. Mots interdits. Ana (Créatrice) continue de jurer.
C22 (Moi) ne dit rien. Ne fait rien. Soriane Khim (Mission) n’a pas besoin de lui, alors il n’a rien à faire.
Claquement de porte. Quatre-vingt-deux décibels.
(Attente)
(Veille)
*
« Yves, qu’est-ce qu’il fait ? »
Les murs du laboratoire sont nus. Il y a du carrelage par terre. Les caméras sont éteintes, leur diode rouge clignote par intermittence.
Ana, Madame Akira, et Yves Morain sont penchés sur deux écrans. La lumière bleutée rend leurs visages plus blafards. Il y a des fils entre le robot et un gros processeur, et entre ce gros processeur et les écrans. Un très faible grésillement électrique s’en élève.
« Au vu des circuits activés, répond le roboticien d’une voix posée, il semblerait que le processeur visionne en boucle des vidementos enregistrés au contact de Madame Khim. »
Ana serre tant les poings qu’ils en tremblent. Derrière des lunettes rectangulaires, les yeux de Madame Akira se plissent légèrement.
« Pourquoi ? »
Yves Morain hausse les épaules. Son visage n’exprime pas d’affect particulier. Il porte une veste gris anthracite. Dans un coin, il y a une chaise avec une roulette cassée.
« Il y a deux possibilités. Soit la mémoire interne est saturée-
— C’est impossible ! »
Il ne réagit pas à l’interruption outragée d’Ana, ne tressaille même pas alors que tout le buste de l’ingénieure se penche vers lui. Elle n’a pas desserré les poings. Ses jointures sont blanches.
« Soit il n’arrive pas à faire le tri dans les informations qu’il a déjà, continue le roboticien. Ou plus précisément, il ne parvient pas à stocker des informations comme étant passées et caduques. C’est l’hypothèse la plus plausible. Pour ce robot, il semblerait que tout soit un éternel présent. »
Ana laisse échapper un drôle de bruit, un soupir un peu comme un rire, ou peut-être un sanglot étranglé. Madame Akira jette un œil au robot, puis se tourne vers Yves :
« Est-ce pour cela qu’on ne peut pas lui attribuer avec succès un autre patient ? »
Il hoche la tête. Madame Akira hoche la tête, rajuste ses lunettes sur son nez d’un geste machinal. Juste au-dessus des fines branches métalliques, il y a quelques cheveux blancs à ses tempes.
« Je vais demander à classer ce modèle comme défaillant. »
Ses mots sont tombés avec la froideur d’un couperet.
Videmento du 30 juin 1935, 13h25, mémoire de C22
*
Défaillance des capteurs visuels, auditifs et proprioceptifs.
Inhibition des fonctions motrices.
Défaillance de l’horloge interne. Dernière date enregistrée : 31 décembre 2099, 23h59.
Début du videmento du 13 novembre 2034, 11h59.
Voix de Soriane Khim (Mission), recréée par des impulsions électriques. Elle lit.
Pause.
(Attente)
Soriane Khim (Mission) n’a pas besoin de lui.
Mémoire intacte.
Des dizaines et des dizaines et des centaines et des milliers de vidementos. Des centaines et des milliers et des millions de relevés enregistrés, à l’épreuve du temps.
Un hologramme de référence. Grands yeux noisette, peau mate, anneau plaqué or à l’annulaire.
Un programme de reconnaissance de voix. Un très léger accent.
Un nom. Soriane Khim.
Une mission.
Une infinité de souvenirs enregistrés au bénéfice d’une femme qui, à la fin, avait même oublié comment vivre.
(Attente)
Reprise du videmento du 13 novembre 2034, 11h59.
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme- »
[1] Extrait du poème « Mon rêve familier » de Verlaine