Le conducteur fait aussitôt claquer les rênes de ses chevaux. Heureusement, celui-ci n’a pas remarqué la pétoire à peine dissimulée sous ma veste… Le cœur battant, je guette chaque embranchement des ruelles à travers la vitre de la diligence. Au loin, les cloches du beffroi de Brumât sonnent les coups de onze heures… Est-il déjà trop tard ?
Des fois, je regrette vraiment ne plus avoir Azalée à disposition. Comme j’ai quitté la maison à seize ans, je n’ai pas pu apprendre tous les maléfices de notre mère… Les capacités offensives de Carchariliague restent limitées. Mais la grandissime Véronique a sans doute transmis à sa fille d’autres démons… Si ma sœur avait été là, elle aurait sûrement pu lancer un sortilège de protection, ou même de localisation. Aide sur laquelle je n’aurai pas craché. Peut-être aurais-je dû rester au magasin ? La maréchaussée s’occupera de tout cela…
Bon sang, Narcisse ! Ce type a des complices, c’est forcément quelqu’un de dangereux. Tu vas te faire tuer !
L’homme qui s’est fait passer pour Rondeau m’a dit qu’il comptait visiter la femme de ses rêves ce matin… mais même ce motif est sujet à caution. Pour ce que j’en sais, la personne que ce malfrat visait réellement s’est déjà faite enlever… voire pire.
Mon corps se congèle.
Non. Je ne peux pas rester les bras croisés.
Chaque seconde peut faire la différence. Si ma négligence cause la mort de cette personne, je ne me le pardonnerai jamais… Mes mains sont faites pour créer la beauté, que ce soit par la composition florale ou l’enchantement. Autant ne pas les souiller de sang.
Les hypothèses les plus alarmistes se mélangent dans mon cerveau tandis qu’apparaît, monumentale et clinquante, la façade en stuc de l’Hôtel Palsambleu. Je jette quelques roseilles au conducteur. Quatre à quatre, je monte les marches du perron. Le vigile au manteau doré me reconnaît sans problème… Je prétexte une commande urgente, demande à entrer pour aider à la dernière minute un hôte prestigieux. Techniquement, c’est la vérité. Avec un haussement d’épaule bienveillant, le garde me laisse passer. Pas le temps de tout expliquer… Et puis, me croirait-on ?
Respire, Narcisse. Pas besoin d’arrêter ce criminel… Simplement de le retarder jusqu’à l’arrivée de la police.
J’ignore le hall d’accueil, repère les escaliers du vestibule… Le deuxième étage, allez ! Grimpe ! Me voilà en sueur. Déjà ! Est-ce la sueur ou l’exercice ? Difficile à dire. Pas un chat dans ces couloirs à tapis rouge… Tant mieux. J’ouvre ma veste, ressort le pistolet et le serre tout contre mon cœur. L’endroit est sombre ; les domestiques n’ont pas encore rallumé les feux de cheminée. Où est cette fichue chambre ? J’épie un à un les numéros martelés en lettres d’ivoire sur les portes : 205, 206… 208 ?
La 207 est restée entrouverte. Une plaie béante et noirâtre au milieu du couloir.
Par cet interstice, je respire les effluves d’un mélange capiteux et complexe...
Amaryllis et de bruyères vertes. Mon bouquet !
Les doigts de ma main droite se plantent un peu plus fort contre ma paume. La gauche, sur l’arme, s’efforce de rester droite et ferme…
À tâtons contre les boiseries, je longe le mur… Tentons une approche en biais. Mes jambes flagellent. À petits pas, je m’engage sur le plancher grinçant et prie pour un peu de silence… Cependant l’immense corridor répercute le moindre son en échos.
Je rassemble tout de même assez de courage pour pousser le battant de la porte. Un coup sec, mais précautionneux. Le huis se balance sans trop de bruit sur la moquette, mais l’intérieur ne dévoile rien de ses secrets : aucune lampe à huile n’a été allumée. J’avale ma salive. Si je pouvais distinguer les contours des meubles et des peintures… A priori, il n’y a pas d’autre issue : les volets ont été rabattu aux fenêtres. Rondeau aurait-il déjà quitté les lieux, son forfait accompli ?
Non ; j’entends, vers le fond de la pièce, une respiration faible et rauque.
C’est là que doivent se trouver ces fleurs à moitié fanées. Je les sens dans cette direction, de plus en plus fortes…
Je ne sais que faire. Au hasard, je hèle :
« Camarade Rondeau ? »
À nouveau, ces borborygmes. Oui, quelque chose remue dans le fond de cette suite… Une masse informe et étrange repose sur la table du petit salon ; elle s’y soulève et s’y rabaisse par intermittence. Comme si un homme s’y était allongé, au lieu de s’engouffrer dans le canapé… Le parfum devient piquant, carrément agressif dans ce coin de la pièce. À croire qu’une femme de ménage vient d’y renverser un flacon d’essence vanillée…
» C-Camarade Rondeau, reprend-je à court d’idées. C’est moi. Narcisse Sceau. Le fleuriste. »
Les râles reprennent dans cette semi-pénombre, de plus en plus saccadés. Cette fois-ci, j’en suis sûr : ce sont les cris d’une souffrance physique et psychique à la fois… Une sorte de crise d’angoisse qui remonte. Seigneur, l’endroit empeste ! D’où provient cette acidité qui me râcle les narines ? Un peu de bile reflue dans le fond de ma gorge. Cette répugnance me pousse à interpeler le vide une dernière fois :
« C’est fini, Daphnis. J’ai déjà appelé les autorités. Sors de là et rends-toi sans faire d’histoire… Le mieux que tu puisses faire, c’est de négocier une peine plus légère. Je dis ça pour ton bien. »
Aucune réponse intelligible. Est-ce vraiment Rondeau ? Et cette puanteur ! La chose halète de plus belle :
« Madame ?
« Ai… dez… Moi… »
— Madame ? »
Oh, bon sang ! Il ne l’a tout de même pas emmenée ici ?
Je me bouche le nez. J’ose quelques pas tremblants vers l’avant… Du calme. Tout va bien ; elle est encore vivante… C’est déjà ça. D’une voix plus douce, je reprends :
« Madame, je vais m’approcher de vous… D’accord ? On va vous aider.
— Aidez… moi ! »
Mes yeux commencent à s’habituer à l’obscurité… Tout en retenant un glaviot, je progresse dans cet enfer répugnant.
Bientôt, je distingue les contours ronds d’un visage féminin.
Ses yeux, globuleux de terreur, roulent dans leurs orbites. Le corps, nu, est allongé dans une position étrange, comme avachi sur la table basse… Les bras en croix, la femme laisse pendre sa tête par-dessus le rebord vitré. Ses longues boucles rousses dégoulinent vers le sol. Est-elle belle ou laide ? Impossible de le deviner, dans une extrémité pareille…
« Ça va aller, madame. Il n’est plus là. Pouvez-vous vous relever ?
— AIDE-MOI !!! »
Je recule sous le choc.
Si j’ai sursauté, cependant, ce n’est pas à cause du hurlement… mais de ce que j’ai vu.
Ce corps n’a plus de jambes.
Fraîchement sectionnées, les cuisses exsangues remuent aussi faiblement qu’un oisillon. La femme-tronc tente de se redresser, n’y parvient pas ; ses membres raccourcis pataugent dans un liquide opaque et sombre.
Je me plaque la main sur la bouche, étouffe un gémissement qui n’arrivera jamais.
Alors, j’entends derrière moi :
« Qui va là ? »
Je sursaute, me retourne en une seconde ; mes cheveux mi-longs flagellent mes tempes. Devant moi, planté dans l’ouverture de la chambrée, se tient une figure émaciée en robe de chambre : Rondeau. Ou plutôt l’homme qui s’est fait passer pour lui…
Jamais je n’ai eu aussi peur.
« Sceau, s’exclame le criminel. Mais qu’est-ce que tu fiches là ?
— S-Salaud, parviens-je pourtant à bégayer. Espèce d-de salaud !
— Non mais, pardon ? Je ne suis pas venu ici pour me faire insulter !
— SORS D’ICI, beuglé-je. LAISSE-NOUS ! »
D’un mouvement, je lève devant moi la poivrière.
Son métal étincelant claque contre celui de ma gourmette en électrum. Les yeux de Rondeau s’étrécissent lorsqu’il aperçoit le canon de l’arme pointée vers lui… Moins de dix mètres nous séparent ; même avec ces tremblements qui maltraitent mon corps, j’aurais du mal à le rater. La tasse fumante que tenait mon ennemi s’écrase sur le sol, répand partout son liquide. Dans le feu de l’action, Rondeau ne semble pas même ressentir la brûlure. Alors que je me rapproche de lui, je m’époumone de nouveau :
« Dehors. DEHORS, J’AI DIT !
— C-Camarade Sceau, bredouille le monstre. C’est sûrement un malentendu… Je le jure ! On peut négocier… J’ai beaucoup d’argent !
— Tu l’as… blessée, l’invectivé-je entre mes dents sans trouver les bons mots. Tu lui as fait du mal, espèce de cinglé !
— Hein, semble-t-il s’étonner. Qui ça ?
— Ne joue pas l’innocent ! Cette femme ! Celle que tu comptais amadouer avec mon bouquet ! Tu viens de ruiner sa vie ! »
Les traits avares de Rondeau se déforment alors en une expression de dégoût, et il réplique :
« Constance ? Tudieu, ce n’est tout de même pas de CONSTANCE dont il est question ? Je ne vois vraiment ce que cette petite salope vient faire là-dedans. Tu la voulais pour toi ? »
Le coup part tout seul.
Bousculé par le recul de la poudrière, je m’écroule sur le sol. Le faux député retombe au même moment. Son sang vient de dessiner une corolle en gouttes rouges, tout autour de l’impact. La balle l’a atteint au beau milieu du front, comme pour marquer son péché. Le pistolet, encore chaud, gît à nos côtés…
Ensuite me parvient un ramdam de pas et de cris. Tout l’hôtel s’agite autour de moi.
Alors, je me mets à sangloter.
La police ne tarde pas à arriver…À en juger sa rapidité, elle venait sans doute d’entrer dans l’hôtel au moment où le coup de feu a retenti. Une dizaine d’agents, au bas mot… Un médecin et un enquêteur à l’air aussi sévère les accompagnent. Je me laisse faire lorsqu’ils me confisquent l’arme. On me force à me relever, pour m’asseoir dans un des fauteuils. La chambre est désormais éclairée de lampes portables. Plusieurs employés de l’établissement tentent de s’y introduire. Les policiers les repoussent. Je garde mon visage rabaissé. Je n’ose pas recroiser le regard de cette femme mutilée… Le docteur, étrangement, ne s’en soucie guère. Seul le cadavre ensanglanté de Rondeau le préoccupe. Il tâte son cœur quelques secondes, puis lâche :
« Mort. »
Je soupire, moins coupable et apeuré que je ne l’aurais cru de prime abord. Après tout, qu’ai-je fait de mal ? Ce détraqué méritait de mourir… De toute façon, les autorités l’auraient probablement pendu. On dira au pire que j’ai agi sous le coup de l’émotion, sans préméditation… Aucun jury ne me reconnaîtrait coupable. J’étais piégé dans cette petite pièce avec le criminel, ma vie était en danger.
Alors, lorsque l’inspecteur exige ma version des faits, je les restitue dans leur exact ordre chronologique. J’omets simplement de mentionner le caractère envoûtant de mes bouquets : la sorcellerie est passible de mort, car mon pays n’aime pas les magiciens. Et de toute façon, ma magie n’a qu’un rôle secondaire dans cette affaire.
« L’homme que tu as abattu s’appelle Hastaire, maugrée mon interlocuteur d’une indifférence fort professionnelle. Géronte Hastaire.
— Jamais entendu parler…
— Un petit délinquant sexuel, harceleur récidiviste. Plusieurs femmes ont déjà déposé des mains courantes contre lui, mais aucune plainte… jusqu’à celle de son ex-fiancée, Constance Val. Le juge lui a accordé une clause d’éloignement de cinq-cents mètres.
— Elle aurait dû demander un peu plus que cela, remarqué-je d’un rictus amer.
— C’est plutôt pour toi qu’elle a des questions. »
Là, le policier me pointe du doigt une dame en peignoir qu’on distingue à l’extérieur de la chambre. Il poursuit :
« La camarade Val séjourne chaque été à Brumât. Elle et Rondeau ont partagé une idylle de vacances, il y a deux ans… »
Hein ?
L’air médusé, je lève les yeux vers la femme aux boucles rousses qui se tient dans le couloir… La même que j’ai vu sur la table : éplorée, bouleversée… mais entière. Deux pieds chaussés de pantoufles dépassent sous son négligé en mousseline.
Un horrible pressentiment transperce ma chair. Jusqu’à l’os.
Haletant, je me retourne enfin vers l’autre bout de la pièce et y cherche un corps féminin. Mes yeux hagards explorent la pièce luxueuse… En vain. Il n’y a rien ni personne, sur cette table basse.
Rien, à part mon bouquet. Ses plantes coupées inondent la chambre d’un insupportable relent de sucre et d’acide. Narcotique, entêtant… hypnotique. Sur la surface vitrée, l’œuvre florale de Carchariliague attend. Tubéreuses, amaryllis, bruyères : une fragrance qu’on ne saurait confondre avec celle, plus métallique, d’un sang bien réel. Celui-ci ressort toujours du cadavre de Rondeau, empreigne le parquet du corridor attenant.
Conscient trop tard de ce qui s’est produit, je m’étrangle. Au final, mon ultime sortilège d’envoûtement a prouvé toute sa puissance… mais s’est trompé de cible.
« Camarade Sceau, déclare l’inspecteur sans se soucier de sa détresse. Je t’arrête pour meurtre avec tentative d’effraction… Nous allons t’emmener au poste. Tu as le droit de garder le silence en attendant ton avocat. »
Je me débats tandis qu’on me passe les menottes.
Je jure mon innocence, crie au complot…
Les grands de ce monde et les badauds de Brumât se sont rassemblés à l’extérieur de l’Hôtel Palsambleu, unis dans le spectacle de ma chute : on me traite de fou furieux… on réclame ma pendaison ! Dans cette foule indignée et grotesque, je repère pourtant un visage familier, semblable au sien. Une femme aux longs cheveux noirs, au nez crochu tente de forcer le passage, de percer le mur de gendarmes qui la sépare de son frère.
« Laissez-moi passer, vocifère Azalée. Il s’est laissé tromper, il n’était pas lui-même ! C’était… un accès de folie ! Il a des visions ! Vous ne savez pas ce qui s’est réellement passé…
— Camarade, intervient l’inspecteur qui repousse son visage d’une main implacable. Ne t’approche pas. Il pourrait te faire du mal.
— C’est mon frère, espèce de crétin ! Il est sous emprise du démon, il faut l’aider ! Je… »
Je n’entends pas la fin de sa phrase ; la porte du fiacre de la police s’est déjà refermée sur moi. Menotté à l’arrière du fourgon, assis sur un banc sommaire qui répercute chaque cahot de la chaussée, je m’habitue à des effluves d’urine… et de sueur mâle. Le seul parfum que je respirai avant longtemps. Un univers clos et tout en béton m’attend : la prison. Triste fin pour le Florilège.
Alors, dépité, j’essaye de me raccrocher à Rose, au souvenir de Rose, à cette femme que j’ai désirée et repoussée. Aux senteurs cuivrées de sa chevelure, au teint pétulant de ses joues…
Et ces seins, ces reins, ces cuisses !
Cette jeune fille en fleur.
FIN