« Narcy,
J’ai pris l’initiative d’emprunter le signet de Hyatt pour t’entretenir d’un sujet urgent. Tu nous pardonneras sans doute ce procédé ; puisque tu sembles désormais ignorer mes messages, je devais m’assurer que tu lises celui-ci. »
Azalée, petite teigne ! Cette garce ne me laissera donc jamais en paix ? Je devrais froisser la feuille, la jeter dans la corbeille ; mais mes yeux furibonds ne peuvent s’empêcher de lire la suite… J’ai l’impression d’entendre ma petite sœur déblatérer ces mots devant moi. Ma mâchoire rumine déjà les répliques cinglantes que j’aimerais lui balancer à la figure.
« Avant toute chose, j’aimerais te rappeler que je n’ai jamais cessé de te défendre, et ce dès la première heure – que ce fût devant notre mère et suzeraine, face au reste de la famille ou même aux voisins du village. J’estime avoir joué mon rôle d’aînée. Lorsque tu as demandé à partager avec moi la direction de notre convent, contre la tradition de nos ancêtres et l’avis des sorcières du clan, je ne m’y suis pas opposée. Lorsque tu as reproché à Mère de me favoriser sous prétexte que j’étais une fille, je ne t’ai pas contredit. Lorsque tu as fui la maison, j’ai respecté ton choix. Lorsque tu as emporté du même coup ces grimoires, gardé pour ton usage exclusif le démon Carchariliague… j’ai longtemps gardé ton secret. Et lorsque Mère a fini par découvrir le pot-aux-roses, j’ai subi les ravages de sa colère à ta place. »
Mais c’est qu’elle a éventré un dictionnaire de synonymes, pour pondre ce laïus ! Il manque tout de même un verbe important, dans cette anaphore : « soutenir ». Elle ne pouvait tout de même pas écrire « je t’ai défendu », c’est certain. Azalée a toujours eu le chic de déplorer, avec ses larmes de crocodile, les évènements dont elle pourrait tirer profit… sans jamais rien faire de concret pour y changer quoi que ce soit. Comme par hasard. Mes déboires l’ont toujours confortée dans sa place : celle du chouchou. Il ne lui suffit pas d’être l’héritière choisie, l’apprentie-sorcière désignée de Véronique Sceau, la grandissime suzeraine du convent de Virgade ; elle pousse l’ambition jusqu’à s’imaginer, sans oser le dire tout haut, fille unique.
« Mon seul crime, si toutefois c’est en un, est d’avoir proposé, en toute honnêteté, de te réconcilier avec le reste de la famille. Est-ce là une raison de me traiter comme une lépreuse ? Je n’en sais rien, puisque les rares nouvelles que je reçois à ton sujet restent vagues. Néanmoins, depuis plusieurs années maintenant, j’ai accepté la manière dont tu entendais mener ta vie sans sombrer dans cette haine bêtifiante du mâle dont les magiciennes qui nous ont élevées sont, je l’admets, tout à fait capables.
Du moins, jusqu’à aujourd’hui. »
Pour un peu, j’en défendrais notre mère ! Au moins, avec Véronique, la grandissime Véronique, j’ai toujours su à quoi m’en tenir… En tant qu’aîné, je n’ai jamais été qu’un pis-aller dans le glorieux projet qu’elle entreprenait : un sorcier de rechange, au cas où sa fille ne développait aucun pouvoir surnaturel malgré ses enseignements. Sitôt qu’Azalée a manifesté une aptitude à la magie, moi, son fils, j’ai été rangé au placard. Et tant pis si j’ai toujours montré plus de talent pour la magie, déployé davantage d’efforts de ce côté-là !
« Je n’ai pas de mots assez durs pour qualifier ce que je viens d’entendre sur ton compte ; probablement parce que je ne les ai jamais employés contre toi auparavant. Si ces rumeurs d’enchantements malfaisants ne sont que calomnies, je te prie de les démentir au plus vite ; crois-moi, ce serait pour moi un immense soulagement. Et pourtant, je me dois pour l’instant de les croire. Les accusations qui t’accablent désormais dans notre milieu, jusque dans les confins de l’Astral, forment la chaîne logique et inéluctable d’une déchéance, d’une descente aux Enfers que tu as entamée il y a fort longtemps. Ma naïveté m’a perdue.
Des bouquets hallucinogènes ! Est-ce à cela que tu rabaisses ta dignité de Florilège ? Ce serait donc cette folie, l’aboutissement de tes recherches occultes… Nos ancêtres doivent se retourner dans leurs tombes ! Lorsqu’elles ont noué un pacte avec Carchariliague, découvert son véritable nom pour l’adjurer, c’était pour accroître leurs pouvoirs sur la fertilité et la végétation… Une magie bienfaisante, qui aurait permis de faire pousser le blé et secourir le peuple de la famine. Et toi, tu détournes ses pouvoirs pour un sinistre commerce de l’envoûtement. Est-ce cela, ta revanche sur Mère ? Souiller sa magie, alors même que tu en as hérité ? Tu es pathétique ; ta magie te ressemble. Tout ce que tu as réussi à créer, c’est un monstre… Et il nous dévorera tous. »
Azalée n’a jamais brillé par son originalité ; elle s’est toujours contentée de reproduire les sortilèges de Mère, incapable d’envisager le moindre rituel nouveau ou de conjurer un démon qu’elle ne connaissait pas déjà sous toutes les coutures… Mes récentes avancées en enchantement floral la hérissent ; elle refuse de m’accorder cette victoire. Envieuse, jalouse… Elle oublie un peu vite que je ne suis pas le premier mâle à maîtriser la magie dans le clan des Sceau. Quatre siècles avant moi, il y a eu Harpocrate le Goliard… Celui-là même qui adjura Carchariliague, et en légua la garde à ses descendants.
Cette vision très biaisée de l’Histoire familiale ne m’étonne guère. Nous avons grandi sans présence masculine ; notre mère Véronique y a personnellement veillé, tant les hommes l’avaient déçu… Quitte à faire de ses deux enfants des bâtards. Et tant pis si ce statut nous pesait !
« Tu t’es lancé sur une pente glissante, Narcy. Ces artefacts végétaux te corrompent, au sens propre comme au figuré. La perversion surnaturelle du consentement est sans doute la plus noire des magies ; notre mère nous l’a certes enseignée, mais elle a toujours mis un point d’honneur à n’y recourir qu’en cas d’extrême nécessité. Ces sortilèges doivent servir à protéger les innocents ; pas à jeter des jeunes filles dans les bras des pervers… encore moins contre des espèces sonnantes et trébuchantes ! J’ignore quels rituels impies tu as déterrés pour concevoir ces horreurs, mais il est clair que tu n’exerces plus aucun contrôle sur ton démon. Désormais, c’est Carchariliague qui t’influence. Considère-moi naïve, mais je préfère croire que tu n’étais pas entièrement toi-même lorsque tu as commercialisé ces maudites fleurs.
Il reste cependant un espoir ; mon pouvoir a grandi ces dernières années, aussi profondément que le tien. Je pense être en mesure de t’exorciser. Aussi, dès que je le pourrai, je partirai pour Brumât. Cette lettre devrait t’atteindre avant moi, pour te prévenir de ma venue. Si tu acceptes que je t’examine, et si nous détruisons ensemble les traces de tes malfaisantes créations, je promets de cacher tes actes délétères au reste de notre clan. Bien qu’il soit peut-être déjà trop tard pour cela ; les réclames de ta boutique voyagent dans tout le pays !
Je ne veux que ton bien.
À jamais ta sœur – Azalée
PS : / »
Je n’ai pas eu la patience de finir la lettre ; mes mains, crispées et furibondes, l’ont déjà balancée vers le feu de la cheminée. À mesure que le papier s’y tord et s’y consume, mon sang s’échauffe d’autant.
Voilà de quoi gâcher pour de bon ma nuitée ; je tente de me recoucher, mais la seule idée de recroiser Azalée dans ma bonne ville de Brumât me met les nerfs en pelote… Sous les draps comme un lion en cage, je me débats. Ma cadette poussera-t-elle l’outrecuidance jusqu’à s’attaquer à moi, m’exorciser par la force pour conjurer ce lien intime qui m’unit à Carchariliague ? Non, quand même pas… Notre relation ne s’est tout de même pas dégradée à ce point. Azalée compte sans doute m’intimider, ou m’avoir à l’usure. Et c’est tant mieux : si nous devions nous affronter en duel, je n’oserais même pas lever la main sur elle… malgré mes pouvoirs magiques, qui sont très certainement supérieurs aux siens. Je n’y peux rien : c’est ma petite sœur. Je suis censé la défendre, pas l’attaquer… Comment a-t-on pu en arriver là ? Après toutes ces années, une part de moi craint encore les reproches d’Azalée, ses insultes. C’est la seule faiblesse qui me reste.
Je mets un temps fou à m’endormir : ce décalage horaire m’épuise et se retourne contre moi. La matinée est déjà bien avancée lorsque je me réveille : deux aiguilles dessinent une lippe courroucée et muette sur l’horloge de ma chambre. Le brouhaha du magasin remonte déjà vers mes oreilles à travers le plancher… Après une toilette de chat, je m’habille et descends en quatrième vitesse dans la grande salle. Heureusement, Rose devait faire l’ouverture ce jour-là ; débordée, elle a réquisitionné un livreur inoccupé pour encaisser les achats de la longue file de clients. Je lui marmonne un salut rapide ainsi que quelques excuses pour mon retard, avant de me remettre au travail. Alors qu’elle vaporise un engrais luisant sur les hortensias, je m’étonne de son accoutrement :
« Qu’est-ce que c’est que ces lunettes noires ? Tu te crois à la plage ?
— Je dois entretenir le mystère, réplique-t-elle d’une voix sèche que je ne lui reconnais pas. Une beauté intrigante. C’était ta consigne, Maître Sceau, tu t’en rappelles ?
— Tu n’y vois pas à deux mètres, m’agacé-je. Arrête tes idioties et enlève-moi ces bésicles. »
La lèvre pincée, Rose consent à retirer ses verres teintés. J’accuse un mouvement de recul en découvrant ses paupières bouffies : ses yeux bleutés, d’ordinaires si beaux, ont rougi.
« Ah, admets-je. Effectivement… Tu devrais peut-être les garder. »
Rose m’obéit d’un reniflement sonore. Se serait-elle enrhumée ? Cela m’a tout l’air une conjonctivite carabinée… Bon sang, elle aurait dû se faire porter pâle ! J’ai beau être exigeant envers mes employés, je me suis toujours montré compréhensif de ce côté-là.
« Tu iras voir un médecin à midi, la sermonné-je d’un ton soucieux. Je te donne ta demi-journée, mon petit bouton de Rose.
— Pardon ?
— Tu vas t’écrouler, dans ton état… Et puis, il ne faudrait pas que tu contamines nos clients.
— Hein ? Mais avec quoi ? Je ne suis pas malade. »
Je lui renvoie un regard d’incompréhension ahurie. Le sien reste insondable, eu égard à ces lunettes qui lui mangent la moitié du visage. Rose se mord la lèvre d’une grimace puis, après un temps, décrète :
« Tu sais quoi, camarade-maître ? Laisse tomber. Tu m’as guérie, tu m’entends ? Guérie. Merci pour le traitement d’hier soir. Rapide et efficace.
— Pas de quoi », ânnoné-je par réflexe.
Mais qu’est-ce qui lui prend ? Rose n’a jamais fait preuve d’une telle familiarité face à moi. En tant qu’employeur, je devrais la réprimander… si toutefois je comprenais ses allusions. Mal à l’aise, je change de sujet :
« Des nouvelles de Rondeau ?
— Qui ça ?
— Daphnis Rondeau. Le député.
— Le journal de ce matin est dans la boîte aux lettres, répond Rose d’un ton plus effacé.
— Je ne parlais pas des actualités politiques, soupiré-je en levant les yeux au ciel. Je te parle du bouquet que nous lui avons vendu hier !
— Ah bon ? Daphnis Rondeau était là ?
— Mais bien entendu ! Tu vis vraiment dans ta bulle, ma parole.
— Alors je devais être dans l’arrière-boutique, se défend Rose. Je l’aurais sûrement remarqué, sinon, avec cette chaise roulante… »
Mes ongles, qui trituraient la tige d’un bambou, se plantent dans la surface du bois. Décontenancé, je fronce les sourcils et m’inquiète :
« Quelle chaise roulante ?
— Bah, celle qu’il a toujours eue… Maître Sceau. Il est handicapé de naissance, c’est connu. Je ne savais pas qu’il était en visite à Brumât, d’ailleurs… C’est un provincial pur jus, il ne quitte quasiment jamais la Ferprise.
— Tu confonds avec un autre député, m’énervé-je pour de bon.
— Et Rondeau est celui de ma circonscription, insiste Rose qui ose hausser le ton pour une fois. Nous sommes tous les deux nés à Greleigne, je te le rappelle ! Et j’ai voté pour lui aux dernières élections… si je puis me permettre. Camarade. »
Un frisson descend le long de mon échine. Un instant, je me demande si mon employée se fiche de moi, derrière ses verres sombres… Non. Une autre hypothèse, plus terrible encore, s’impose désormais à moi.
» R-Rose, hésité-je dans un souffle. Tu te souviens de ce type à qui j’ai donné un arrangement de… de tubéreuses, hier ?
— Ah, oui… je crois. Le grand échalas au visage taillé à la serpe ?
— Passe-moi le reçu.
— Je…
— MAINTENANT ! »
Rose ne proteste pas lorsque je la traîne par le bras jusqu’au comptoir : les feuilles d’un yucca se plient et se froissent sur notre passage. Quelques bourgeois entassés face à la caisse reculent d’un air interloqué avec leurs paquets et leurs pots pour nous faire de la place… Rose libère le commis de son poste, fouille dans la paperasse alors que je trépigne d’inquiétude.
« Il voulait un charme, ruminé-je entre deux rongements d’ongles. Un artefact capable d’amadouer les esprits les plus retors ! Et je le lui ai donné sans même discuter… avec un uniforme de livreur au nom de la Bourdonnière, par-dessus le marché ! Je n’ai aucune idée de qui c’est ou de ce qu’il veut vraiment… Bordel ! »
C’en est trop ; je sors de ma poche une clef et commence à ouvrir la serrure du gros coffre-fort, sous le manteau du grand miroir central. Essoufflée, Rose finit, malgré les protestations impatientes des visiteurs, par retrouver la facture. D’un air catastrophé, elle m’avoue :
« Maître Sceau… Il n’y a pas de nom ! Je n’ai pas osé lui /
— On s’en fiche, la coup-je de nouveau sous l’effet de la panique. Le chèque est en bois, de toute manière. Donne-moi l’adresse de sa garçonnière, andouille !
— Ce n’est pas… Enfin, c’est un hôtel, en fait. Le Palsambleu, chambre 207. »
Plutôt cossu, comme établissement. Mes livreurs s’y rendent à l’occasion ; moi-même je n’y ai dîné qu’une fois, en jouant de mes relations… Comme j’avais fourni les fleurs pour le mariage du maire, on m’avait rajouté sur la liste des invités. On n’y entre pas comme dans un moulin ; ses hôtes diplomatiques bénéficient souvent d’une protection rapprochée. C’est d’ailleurs là que séjourne, en ce moment, la fameuse princesse de Raize…
Une coïncidence un peu grosse.
« Merde, pesté-je d’une voix blanche. Merde, merde… MERDE ! »
Je sors le pistolet du coffre.
L’échoppe se remplit de cris perçants ; mes respectables clients viennent d’apercevoir, sur la surface en marbre, les reflets argentés de ma poivrière… Fébrile, je m’efforce de les ignorer tandis que je charge l’arme d’une balle et d’un peu de poudre.
« Oh b-boudiou, me crie Rose qui s’est recroquevillée derrière un pylône. Ne m’t-tue pas, camarade ! J’ai… J’ai un chien ! J’ai un p’tit ami ! Dés’lée, je suis dés’lée !
— Il n’est pas pour toi, m’exaspéré-je face à ses pleurs imbéciles. Va donc chercher la police, au lieu de geindre ! Et ferme la boutique en partant ! Allez, tout le monde dehors ! DEHORS ! »
Sans un regard en arrière, je m’échappe de mon propre commerce. On me hèle comme un vulgaire voleur… Qu’ils aillent se faire voir, ces crétins ! Un souci autrement plus important menace ma réputation. Sur le Boulevard des Brâmes, je hèle un fiacre. Par chance, celui-ci s’arrête aussitôt…
« L’Hôtel Palsambleu, lui hurlé-je alors que je m’engouffre dans le véhicule sans plus d’explications. Vite ! »