Bonnie - 4

Ils sont tous en train de parler de chiffres et d’un lancement de produit contre les rides ils calculent les marges les taux ils font des ronds et des traits Domi prend des notes parfois on lui demande des choses mais elle ne pose pas de question et moi je suis dans un coin de table cachée près des vitres qui donnent sur la rue. Y’a un moment où l’arbre dans la rue prend feu à cause de la chaleur je regarde les flammes sous le ciel bleu et le bitume qui fond par endroit alors que la clim me souffle dans la nuque les feuilles disparaissent vite si bien que quand les pompiers arrivent sur place l’arbre est presque nu.


A l’intérieur tout le monde fait très propre dans les tunique anticanicules bleu marine ou un rouge rayé de blanc très chic comme on dit.


Je me demande ce qu’il se passerait si je me chiais dessus là maintenant une longue coulée spongieuse le long de ma raie puis de mes cuisses je me demande qui sentirait l’odeur de merde en premier qui froncerait les narines qui se tait qui soupçonne qui j’imagine la texture collante et irritante je sens déjà mon trou de balle se dilater quand la réunion s’achève et que Domi m’apporte une tasse de café de synthèse.  Elle a les cheveux gras des petits boutons de fatigue et ça se sent qu’en ce moment elle se demande pourquoi vivre.


Je dis : faut que j’aille aux chiottes.


Je sens pourtant qu’elle a envie de parler de la réunion d’avoir quelqu’un avec qui bavarder et ça me dérangerait pas mais je sens qu’il est l’heure du Rêve ça cogne dans mes os et dans ma tête et que ça peut pas attendre ça urge ça presse ça pousse alors elle me laisse partir et se recroqueville un peu plus si bien que de loin on pourrait penser voir une grand-mère.


Fermer le battant.


S’accroupir contre un mur de manière à ne pas tomber pendant la prise.

 

Tu es de retour, Bonnie ! C’est la fête aujourd’hui, regarde tous les lampions et les tables, tout ce qu’il y a à manger, des tartines et du vrai café ! Il fait bon aussi, il y a un vent frais dans le bois, mais juste ce qu’il faut pour apprécier un grand feu, un feu pour se réchauffer, un feu désiré.
J’avais si hâte de vous retrouver, de revenir… Je peux rester pour toujours ? Ici, c’est pas comme là d’où je viens. Y’a pas d’inondations, y’a pas d’incendies, y’a pas de travail, y’a pas d’angoisse, y’a pas….
Bien sûr, Bonnie ! Ici tu es chez toi et nous sommes tristes quand tu pars, tu nous manques… Tu nous manques Bonnie, car quand t’es pas là, ta place est vide et le monde n’existe pas.
 

 

Pendant que je passe le doigt sur ma langue pour racler le bleu quelqu’un pousse le battant des toilettes à côté de moi quelqu’un aux cheveux bruns aux yeux bruns avec des cernes quelqu’un qui me rappelle quelque chose. J’ai comme une petite descente d’organe jusqu’à ce que la personne se retourne. Ce n’est pas Slang. C’est une femme que je connais pas et qui me jette un regard de fantôme puis se penche au-dessus du lavabo pour cracher à son tour un long filet bleu et frotter ses gencives avec un bout de tissu elle a même pas terminé qu’une nouvelle porte s’ouvre la femme brune part une autre la remplace et gratte ses dents ses gencives et le blanc du lavabo est plein de taches d’indigo avec un peu de sang quand elles ont frotté trop fort si bien que quand une nouvelle porte s’ouvre cette fois je ressors dans le couloir.


Évidemment tout se ressemble à partir de là. On aurait dit que les bureaux ont été pensés pour se ressembler pour être sûr que rien ait trop de personnalité parce que sinon ça pourrait créer un truc dans le regard je sais pas une manière d’exercer son goût ses idées ou peut-être que tout simplement que tout le monde s’en fout de la déco. C’est pas comme si le mobilier de mon ancien appart c’était un lit un lavabo une assiette et des bouteilles vides en vrac. Les portes mènent à des escaliers les escaliers à des couloirs les couloirs à des bureaux les bureaux à des salles de réunion les salles de réunions au local du ménage et le local à des portes. Comme je suis pas pressée de retrouver Domi je prends le temps de la balade. A force je finis par débarquer dans un grand open space avec des plantes en plastique et une belle vue sur l’arbre cramé en contrebas.


Je repense aux jambes de Patricia. Le sang qui avait fini par croûter le béton brûlant.


Et si Julius me trouvait là ?


Un ordinateur attire mon attention. C’est celui du comptable mais y’a toujours personne derrière et son fond d’écran moche New York défile lentement. Je sais pas alors pourquoi mais y’a comme une odeur dans l’air un truc qui fait que je retourne vers le poste je me demande ce que Domi voulait y faire est-ce que c’est pour ça qu’elle voulait que je vienne avec elle aujourd’hui ?


— J’peux aider ?


La première fois que je l’ai vu ou la dernière au fond c’est pareil je ferme les yeux un instant je le revois dans le bar ce soir-là tout seul, tout en noir, tout maigre recroquevillé on aurait dit une fleur qui dort avec ses yeux ternes sa voix monocorde sa conversation routinière ses vêtements noirs toujours les mêmes il avait les yeux de ceux qui vivent la vie comme une longue insomnie et qui cherchent dans l’ombre de quoi soulager une espèce de trop-plein toujours en passe de les déborder de les étouffer jusqu’à les faire crever. Il avait déjà essayé un jour le soleil et le soleil avait séché des tiges comme des cicatrices dans ses os il était plus jeune alors et il pensait pouvoir garder un pied dans l’ombre et un pied dans le soleil c’est Gui qui me l’a raconté.


Slang.


Je sais pas comment expliquer il me faudrait un mot pour ça, mais je trouve pas le bon il faudrait un mot qui fait que quand on le prononce on a les veines qui chauffent la langue qui pique les larmes aux yeux la bouche qui sourit l’air frais sur la peau il faudrait un mot magique presque effrayant tout ce que je trouve comme mot c’est son nom que je répète Slang…


— Vous avez besoin d’quelque chose ?


—  Slang, c’est moi. Bonnie.


Ses paupières s’écarquillent brièvement puis ses passent sur moi comme s’ils cherchaient la plante derrière enfin Slang s’assoit et déverrouille son ordinateur.


—  Slang ?


Il ouvre ses logiciels, sa boîte mail, ajuste le masque chirurgical sur son visage et toujours sans un mot ouvre un document comptable.


Comme si la plante en plastique ne lui disait rien.

 

 

 —  T’as vu Slang alors, fait Domi en fermant la porte de l’appart. J’ai appris par hasard qu’il était dans la boîte, avant que tu arrives ici. Julius me l’avait caché. Je suis tombée sur lui en déposant des documents au service comptabilité, mais j’ai cru que je m’étais trompée car il me parlait pas non plus. Quand Gui m’a appelée pour me demander de relire un de ses projets de roman, je lui ai posé la question et il m’a dit que Slang avait emménagé chez lui. Puis il est parti sur son projet et j’ai pas pu lui demander ce qu’il faisait là ni si t’étais au courant puis je me suis dit que c’était pas mes affaires. Après tout, ça serait normal que vous vouliez pas que je m’en mêle. Ça m’arrive souvent, ça, de louper la chose à faire par peur de déranger… Enfin, je t’ai vue débarquer. Tu n’as jamais parlé de retrouver Slang et lui ne me parlait pas vraiment non plus et Julius m’inquiète de plus en plus… Il a jamais été simple avec moi. On est jamais simple avec une assistante après tout je suis là pour ça, encaisser, essuyer. Je dois me taire. Je dois comprendre. Je dois le comprendre. Mais lui, jamais il a le temps de comprendre. Je suis fatiguée aussi. Déjà usée. J’ai l’impression qu’on a lessivé toutes mes couleurs et que ma chair se dissout, qu’on verra bientôt mes os dessous. Je me suis dit que si tu voyais Slang… Je suis désolée… Ne pleure pas, attends, viens là, j’ai rien dit, pleure si tu veux. Tu peux pleurer dans mes bras. Ça y est, je pleure aussi. Désolée, attends, merde, j’en ai plein les joues, j’ai un mouchoir, ça coule ça coule et ça veut pas s’arrêter. Désolée, je parle que de moi, désolée, désolée… Pleure, vas-y, si ça te fait du bien.
Tu sais, j’aimerais bien partir. J’ai souvent l’impression que tout ce temps que je passe là-bas, je le passe pas à vivre. Qu’il y a des choses à faire dehors, qu’il y avait un moment où ces pins de manifs stupides avaient un sens ou que je le croyais. Mais si je pars, où dormir ? Mais si je pars, je perds mes droits sociaux. Mais si je pars, qu’est-ce que je fais de moi ? On me demande de sacrifier ma vie à une cause confuse, au pays, à l’économie, au bon sens ou les trois à la fois. On me le demande à moi mais pourquoi il y en a à qui on le demande pas ? Toutes les vies n’ont pas le même prix sur le marché, la mienne suffirait à peine à couvrir la valeur d’un appartement parisien. J’ai encore de la chance. Bien d’autres valent beaucoup moins. Souvent je rêve de l’odeur des bois, du vent qui fait ployer les tiges à la campagne et fait grincer les arbres. Si je pars, tu viendrais avec moi ? Il paraît que là-bas, y’a du silence et des étoiles. Gui a une cabane quelque part qu’il utilise pas. Si on y va, il saura même pas qu’on est là-bas, on pourra s’y cacher, il n’y est pas retourné depuis dix ans au moins.
Oui, viens avec moi… Et ça me va, tu as raison. On peut pas partir ainsi. Moi je sais tout de lui, tout. Tu as raison, oui, pleure encore, Bonnie, mais je te le promets…
… nous ne partirons pas avant d’avoir fait payer Julius pour ce qu’il a sali dans nos vies.

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Hylm
Posté le 04/04/2025
AAAaaAAaAaAAAaaaaAaAaAh mon petit coeur, il a si mal !!!
Je rattrape mon retard d'un coup et enchainer les chapitres de Bonnie est taxant émotionnellement. J'étais deja attaché aux persos depuis l'anarchie donc je pense que je le vis encore plus fort qu'un lecteur classique mais les souffrances de Bonnie sont superbes, et tellement violentes à la fois. Je trouve qu'il y a un équilibre super dur à trouver entre le desespoir qui écrase les personnages, et la peur qui vient nécessairement d'un morceau d'espoir qui subsiste toujours. Domi a été une grande bouffée d'air frais avec sa gentillesse, sans pour autant être un sauveur ou changer le ton du récit je trouve.
Il y a un millier de petites tournures de phrases que je trouve supers, dans la façon de retranscrire les pensées de Bonnie, dans les atrocités du système qui leur paraissent banales, dans les parrallèles entre les thèmes et les personnages (et je sais que j'en rate beaucoup)
J'aime beaucoup aussi comment on vit l'addiciton de Bonnie, il n'y a pas de morale "il faut faire un effort!" ou quoi on voit juste que c'est une horreur qu'elle subit et qui dicte sa vie. A la fin du chapitre j'avais l'impression de voir un rayon de soleil pour me guider vers la surface après m'être noyé pendant 10 chapitres.
Bon je suis bien accroché à l'histoire là.
Alice_Lath
Posté le 11/04/2025
C'est horrible à dire mais je suis contente que l'effet fonctionne, même si ça me désole que ça te fasse mal au coeur ? : ')
Et je suis aussi ravie que l'équilibre fonctionne, effectivement, je voulais que les personnages ne soient pas écrasés complétement, qu'il subsiste des choses belles car il en reste toujours quelque part.
Pour Domi, ça me semble important que les personnages secondaires ne soit pas que des personnages secondaires justement, dans la vie, tout le monde a ses galères et tout s'entremêle, tout le monde est son propre narrateur : Domi aussi se narre sa propre histoire même si ici on ne la perçoit qu'à travers la perception de Bonnie.
Pour l'addiction, ça me semblait également important de montrer quelques mécanismes, même si quelques sujets sont vite évoqués, faute de pouvoir beaucoup approfondir
En tout cas je suis trop contente que ça marche ! Merci beaucoup encore, Hylm !
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