La lueur blafarde de l’écran découpe sur le mur opposé l’ombre fantasmagorique de Gui en géant de papier, un papier sombre, tirant sur le bleu et granuleux ; dans l’air du petit appartement, la lumière flotte en points luminescents. Seul résonne le bruit du clavier. Slang observe les vertèbres de Gui se dessiner sur sa nuque elles se perdent ensuite dans le col de sa chemise à fleur, vers cette peau à la texture animale, plissée par la pose comme celle d’un singe, avec la naissance de ses cheveux à la base de son crâne. Face à Gui défilent les pages blanches, les notes de sa prochaine œuvre, de temps à autre il se penche et ajoute une phrase sur un cahier épais recollé avec du scotch. La chabichade des patisserons, un texte mêlant gaudriole, roman, politique, philosophie, préceptes chrétiens d’une secte obscure du IIème siècle après Jésus notre Christ, musique rap US du XXème siècle, du poulet, du vin, un curieux ferry fantôme qui embarquerait les rêveurs vers des îles inconnues, mais aussi Le Caravage et Lady Gaga. Gui croit en celui-ci, il y croit comme les mômes crèvent d’argent de poche, comme ils crèvent de matins de Noël. Il a prévenu Slang, avec cette œuvre achevée et les sous derrière, ils pourront quitter ce studio pourri où la salle de bain brunit de moisissures, où la peinture s’écaille par plaques entières, s’effrite en poussière crayeuse sur leurs têtes. Ce sera une avancée majeure pour la littérature fanfaronne Gui quand il a un peu trop fumé, mais Slang ne dit rien : cinq autres textes de Gui sont passés par ces mêmes étapes avant de rejoindre le tiroir où ils jaunissent à mesure que les années passent. Domi disait que c’était parce qu’ils ne correspondaient à rien que ça ne marchait pas, que les gens aimaient les choses simples dans des cases propres. Gui disait que c’était le propre du génie d’être trop avant-gardiste. Bonnie disait que personne aimait lire des textes masturbatoires et que pour ça, Gui était exhib.
Slang ne savait pas. Parfois il pensait qu’il aimait bien les textes fous de Gui.
Bonnie.
Le nom revient lécher ses oreilles si bien qu’il écrase sur sa tête le coussin puant de cigarette froide du canapé pour essayer de l’étouffer. Qui sait si Julius l’a trouvée depuis…
— Et là, fait Gui, tu verras ça sera subtil. J’ai décidé d’introduire Marc-Aurèle stoïcien dans un spectacle de claquettes afin d’appliquer une dimension absurde à ce passage pour glisser ensuite vers une critique du concept même d’absurdité tel qu’on le retrouve chez Camus alors que, Bergson !
Le nez dans le velours irritant de la taie, Slang se laisse envahir par la pénombre et la tiédeur de son souffle contre le tissu tandis que remontent peu à peu les sensations de sa journée de travail à peine terminée aux laboratoires B.H. L’écran, toujours allumé, qui lui brûle la rétine, les enchaînements de mails, de tableaux, d’images creuses, la couleur de la moquette, les froissements de vie autour et les murmures, le masque sur son visage qui lui tient chaud, les boutons dessous, l’écran qui lui brûle le visage, le temps qui passe, le fond d’écran New York et les lumières du soir, il en est venu à haïr tous les clichés de New York, tous, sans exception ; en croiser un pousse au fond de sa gorge un relent de nausée doublé de panique et il y a une affiche de Times Square sur le panneau publicitaire en bas de la rue.
Sur la table basse un petit cachet blanc pas plus long qu’un ongle luit doucement dans la pénombre.
Les yeux pâles du psyc s’ouvrent devant les siens, derrière les verres des lunettes et derrière l’écrasante bibliothèque de reliures de cuir gravées d’or et Slang fait glisser le cachet entre ses doigts. Il pousse le coussin, examine la poudre densifiée, la renifle, comme à chaque prise. On lui a dit que ça arrêterait tout pour de bon dans son esprit, que cela casserait ce qu’il faut au bon endroit. Il le pose délicatement sur sa langue ; se diffuse un léger goût de sucre sur un fond d’amertume. Alors qu’il ajoute un verre d’eau par-dessus, Gui fait pivoter sa chaise vers lui. Sa chemise encadre son torse velu brillant de sueur.
— Je fais un break.
Puis :
— Raconte-moi une histoire. Un truc drôle. Pas d’amour, je veux me changer les idées. Je crois que j’arrive à faire le deuil de Domi, je me suis mis au yoga, ça ouvre des pistes de réflexion… pfiouuu, t’as pas idée !
Et il mime avec ses mains sa tête qui éclaterait. Slang avale une gorgée ; il sent l’eau fraîche dessiner en négatif le chemin dans ses entrailles.
— Même une histoire bête.
Slang n’a pas d’histoire bête ni d’histoire drôle, mais comme il sait que Gui ne le lâchera pas, surtout qu’il s’est ouvert une bière et paraît parfaitement à l’aise sur sa chaise, comme Slang sait que si lui est patient, Gui est borné et que l’appart fait une vingtaine de mètres carrés, impossible de s’échapper, il soupire qu’il a peut-être quelque chose mais rien de bien amusant. Gui est attentif, il croise les mains, recule sur le dossier, abaisse ses lunettes au bout de son nez. S’il n’y avait pas eu le feu, probablement que Gui aurait dit tant pis pour la comédie, qu’il aime aussi la tragédie. Gui est plus prudent depuis. Slang entend ses silences là où avant il y aurait eu des mots et ces silences alimentent peu à peu l’oubli si bien qu’il n’est plus très sûr de ce qu’il s’est produit les jours précédent le soir de l’incendie.
Alors, Slang raconte la seule histoire récente de sa vie. Tout part des laboratoirs BH, de son poste au service de comptabilité, un poste d’insertion LaborFrance, il raconte comment en croisant des lignes de commandes publiques il a remarqué des petites anomalies dans les livraisons de Rêve vers le service public, notamment les hôpitaux, de légères variations de stocks entre la commande et la livraison : il lui a fallu du temps pour comprendre, pour deviner ce que sous-entendait les silences de la cheffe de service quand il lui en a parlé à demi-mot. Gui est si attentif qu’il respire plus fort. Son souffle couvre la ventilation de l’ordinateur qui peine à refroidir dans le studio étouffant où s’entassent les deux hommes. Slang a compris ce qu’il se tramait quand il a fait le lien avec des factures de transports pour des plus petits colis, dont certains partaient chez Julius.
Il explique à Gui même si Gui a compris que mettons que l’État achète 100 unités de Rêve chaque mois et que ponctuellement, par inadvertance, seulement 99 sont livrées. Ou le client laisse filer ou le prestataire de livraison, un sous-traitant dépendant des laboratoires BH, se retrouve à indemniser la différence pour défaut de livraison. Pendant ce temps, Julius et ses camarades conservent l’unité de Rêve prélevée pour la revendre à leur bénéfice pur, tout cela avec la bienveillance des laboratoires BH qui aime tout ce qui peut nourrir gratuitement ses commerciaux et puis qu’est-ce que l’Etat va faire ? Après tout, le président est un ancien salarié de la boîte. Gui demande :
— Et la conclusion ?
Il n’y a pas de conclusion, Slang ne compte rien faire de cette information, Gui voulait une histoire et il l’a eue, maintenant Slang aimerait dormir. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a rêvé de Bonnie la nuit dernière, Bonnie qui somnolait dans une forêt d’été, au creux d’un lit de mousse, elle semblait si sereine, ses lèvres laissaient passer un souffle ténu qui chassait les aigrettes de pissenlit : il n’avait pas osé la réveiller.
Il avait ouvert les yeux sur une taie d’oreiller humide, les joues irritées.
— C’est ça que tu veux être alors ?
Les yeux myopes de Gui l’observent derrière ses lunettes. Du bout des orteils, il pousse sur le bureau pour faire rouler sa chaise jusqu’au canapé.
— C’est ça que tu veux être, Slang ? Comptable pour les labos BH jusqu’à ce que tu crèves ? C’est ça ce que tu veux ? Que Julius s’en tire après avoir saccagé le pot de confiture avec ses doigts dégueulasses ?
Slang ferme les paupières, comme si cela pouvait assourdir la voix de Gui.
— Je te reconnais pas. Tu penses plus comme d’habitude. Ils continuent à te tuer, tu sais ?
Gui se rapproche encore et prends la main de Slang dans la sienne, la chaleur de son sang remonte jusque dans l’avant-bras de Slang alors qu’il presse ses doigts.
— Je te propose un plan. On a besoin de fric, comme le grand œuvre ne va pas paraître tout de suite. T’as besoin de vengeance. Moi j’ai besoin de construire ma légende. On a un méchant dans cette histoire et les gens adorent quand les gentils battent les méchants. Tu vas voir. Il faut juste une voiture et un flingue, j’ai toujours voulu essayer un Beretta. Une voiture et un Beretta, c’est trois fois rien. Ensuite, tu me feras mon tatouage de Dalida. Mais viens, on bouge, Slang. On bouge avant de crever là, parce que t’es pas fait pour ça, c’est juste triste à chialer, on dirait que t’oublies chaque jour un peu plus, mais on sait pas quoi parce que tu dis rien. On dirait que t’es plus le même, qu’ils t’ont remplacé avec je sais pas, une IA, une merde comme ça. On peut bouger. On peut. C’est possible. Si t’oublies que tu peux, alors c’est que tu les laisses gagner, le labo, Julius. On s’en fout de si ça peut marcher ou pas, eh ! Dans le pire des cas, on aura le panache de l’inutilité et au moins on pourra se dire : je l’ai fait. On peut encore choisir où mener cette histoire.