De Juda, fils de Jacob
5 rue du couchant, Sichem
À Jacob, fils d'Isaac
et sa femme Léa, fille de Laban
13 rue des platanes, Hébron
Cher papa, chère maman,
J'ai la joie de vous annoncer le mariage proche de mon fils, l'aîné de vos petits-enfants. Er va épouser une fille de la région, prénommée Tamar. Elle a l'air d'une femme honnête, belle et bonne sous tous les abords. Les noces auront lieu le premier jour du mois prochain ; serez-vous présents ?
À bientôt je l'espère,
Juda
* * *
De Léa, fille de Laban
13 rue des platanes, Hébron
À Juda, fils de Jacob
5 rue du couchant, Sichem
Mon cher Juda,
Jacob et moi ne serons malheureusement pas présents pour le mariage de ton fils. En effet, je suis vieille, et ton père, bien qu'il n'ait que quatre-vingt-treize ans, n'est plus aussi vaillant depuis la mort de Joseph. Il nous est difficile de nous déplacer, le trajet jusqu'à Sichem serait long et éprouvant pour nous. De surcroît, sans vouloir t'offenser, tu sais comme nous que ton fils Er est un méchant homme. Est-ce parce que tu l'as mal éduqué, parce que Lilia s'y est mal prise avec lui, ou parce que ce garçon était pourri dès le départ ? Je ne le sais. Je te souhaite cependant que cette Tamar ait sur ton fils une bonne influence.
Toutes mes félicitations, cependant, pour avoir réussi à le caser.
Bien à toi,
Léa
* * *
De Tamar, fille de Lucah
5 rue du couchant, Sichem
À Léa, fille de Laban
13 rue des platanes, Hébron
Chère et estimée Léa,
Permets-moi de me présenter à toi : je suis Tamar, l'épouse d'Er, l'aîné de ton fils Juda. Je n'ai pas eu l'honneur de te rencontrer, car nous habitons trop loin de toi et que, m'a-t-on dit, tu méprises mon mari. Sur ce dernier point, je n'oserais pas faillir à mon devoir conjugal en écrivant clairement mes pensées, mais tu m'as l'air d'avoir un jugement droit et clair ; qualité que j'admire. Pour cette raison, ainsi que pour les éloges qu'a faits de toi ton fils Juda, il m'est évident que tu mérites la plus haute estime.
Je suis très affligée de te savoir isolée à Hébron, éloignée de tes fils et supportant seule le poids de ta vieillesse. Juda a maintes fois exprimé le regret de ne pas pouvoir se rendre à tes côtés, car son troupeau requiert des soins constants. Cependant, Er, lui, n'est retenu par aucune attache, puisqu'il n'a aucune compétence pour s'occuper d'un troupeau.
Souhaites-tu donc que j'essaie de convaincre mon mari d'emménager à tes côtés ? Je pourrais ainsi t'assister et profiter de tes conseils avisés ; ce sera aussi l'occasion pour Er de changer d'horizons. Peut-être trouvera-t-il à Hébron un travail qui lui convient mieux que la garde des moutons ? En effet, il faut bien qu'il gagne de quoi nous nourrir, lui, moi et l'enfant que j'espère lui donner un jour.
Si cependant tu ne souhaitais pas devoir supporter la proximité de ton petit-fils impertinent, n'hésite pas non plus à me le faire savoir, je comprendrai parfaitement ta position.
Respectueusement,
Tamar
* * *
« Tamar ! Qu'est-ce que j'apprends ? Tu complotes avec ma grand-mère, maintenant ? N'était-ce pas assez de monter contre moi mon père et ma mère, pour que tu t'attaques maintenant à tous mes aïeux ? Et tout d'abord, non, nous n'irons pas à Hébron ! Qu'est-ce que c'est que cette femme qui prend des initiatives ? Tu vas aussi prendre l'initiative d'aller me faire un enfant avec quelqu'un d'autre ? Chienne, fille de chienne et petite-fille de chienne ! Chiens sont tes ancêtres jusqu'à la dixième génération, et chiens sera ta descendance jusqu'à la centième génération !
- Er ! Calme-toi immédiatement. »
Lilia, la mère d'Er, venait d'entrer dans la cuisine. En voyant son fils hurler sur sa femme, elle avait attrapé un rouleau à pâtisserie et s'était campée devant son fils. Mais Er ne se montra pas impressionné.
« Retourne à ta place, femme de mon père, et ne fais pas la morale aux hommes. Quant à toi... »
Il se retourna vers Tamar, qui avait profité de l'intervention de sa belle-mère pour reculer en direction de la porte.
« N'essaie pas de me flouer, mollusque putride ! »
Il attrapa une casserole et la lança en direction de sa femme, qui l'évita agilement.
« Mon seigneur, je t'en prie, calme-toi !
- Silence, succube ! Puisses-tu avaler ta langue et la manger... »
Il attrapait une seconde casserole. Mais alors qu'il la levait pour la lancer elle aussi sur Tamar, il perdit l'équilibre, tomba, et la casserole retomba sur son crâne. Tamar et Lilia se figèrent. Er ne se relevait pas, et une flaque de sang commençait à se former autour de sa tête. Tamar fut la première à reprendre ses esprits.
« Un médecin ! Que l'on fasse venir un médecin ! »
Mais hélas, il était trop tard.
* * *
Juda et Lilia
ont la tristesse de vous annoncer
le décès de leur fils, Er,
à l'âge de 18 ans.
Il laisse derrière lui Tamar, veuve sans enfants,
qui épousera, selon la coutume, le frère du défunt : Onan.
* * *
Onan et Tamar se regardaient. Ils étaient nus l'un en face de l'autre, de part et d'autre du lit conjugal, mais l'ambiance n'était pas à la partie de jambes en l'air.
« Bon. Il faut le faire.
- Oui. Je sais.
- Onan ? Tu dois me donner un enfant.
- Oui. Je sais.
- Tu es au courant de la façon dont il faut s'y prendre pour en faire un, n'est-ce pas ?
- Oui oui, ne t'inquiète pas.
- Eh bien, allons-y.
- Oui. D'accord. »
Ils s'allongèrent dans le lit, commencèrent mécaniquement ce qu'ils avaient à faire. Mais au dernier moment, Onan se retira et perdit sa semance à terre.
« Onan, s'il te plaît, je sais que c'est désagréable pour tous les deux, mais on est obligés...
- Laisse-moi tranquille, Tamar. Je n'ai pas envie. J'ai le droit de ne pas avoir envie, non ? »
Tamar hocha tristement la tête. Elle s'efforça de se répéter qu'Onan était un bien meilleur mari qu'Er. Il était gentil, il ne la frappait pas, il ne criait pas sur elle. Seulement, il ne voulait pas d'enfants. En tout cas, il ne voulait pas d'enfants avec elle, la femme de son frère. Pour Tamar, à qui on avait répété depuis l'enfance que sa valeur se mesurait au nombre d'enfants qu'elle donnerait à son mari, c'était difficile...
* * *
Juda et Lilia
ont la tristesse de vous annoncer
le décès de leur fils, Onan,
à l'âge de 17 ans.
Il laisse derrière lui Tamar, veuve sans enfants,
qui épousera, selon la coutume, le frère du défunt : Shéla.
Les noces auront lieu dès que Shéla sera en âge d'être marié.
* * *
Juda
et son dernier fils Shéla
ont la tristesse de vous annoncer
la mort de Lilia, fille de Shua,
épouse aimante et mère attentionnée
qui n'a pas survécu à la perte de ses deux premiers enfants.
L'enterrement aura lieu à Sichem.
* * *
Juda marchait machinalement sur le chemin de Thimna. Il venait de laisser ses brebis à son ami Hira l'Adullamite, afin de les faire tondre, et il ne savait trop que faire. Depuis la mort de Lilia, il se sentait vide. Perdre ses deux premiers fils avait été un coup dur, mais sa chère épouse ! Même si elle ne lui avait donné aucun fils, il l'aurait quand même aimée.
Il pensait ainsi lorsqu'il vit, à l'entrée d'Enaïm, une femme qui avait le visage couvert. Une prostituée. Oh, et puis pourquoi pas après tout ? Peut-être pourrait-il au moins se changer les idées.
« Viens à moi, la héla-t-il courtoisement.
- Que me donneras-tu pour cela ?
- Je t'enverrai un chevreau de mon troupeau.
- Donne-moi un gage jusqu'à ce que tu me l'envoies. Ton sceau, ton cordon et le bâton que tu tiens. »
Juda accepta. Cela lui semblait honnête. Il n'avait pas pour projet d'arnaquer la fille, il lui donnerait son paiement le lendemain, et quant à elle, elle n'avait aucun intérêt à garder ses objets. Il lui remit le gage demandé, puis s'unit à elle, à une parfaite inconnue, une prostituée qui donnait du plaisir à quiconque en payait le prix. Sa mère, Léa, ne serait pas fière de lui ; mais après tout, il était veuf, il ne risquait pas d'attrister sa femme. À ce propos, il faudrait qu'il trouve une épouse à Shéla. Le garçon était à présent en âge de se marier, et il était hors de question qu'il récupère la veuve de ses frères, celle qui avait déjà envoyé Er et Onan dans la tombe. Mais le talent de la prostituée lui fit rapidement oublier ses préoccupations, et bientôt, Juda ne pensa plus qu'à ses bas instincts.
* * *
Avis de recherche
Où est la prostituée qui se tenait ici, hier midi ?
Je lui dois un chevreau en paiement de ses services.
* * *
Avis des gens d'Enaïm :
Il n'y a jamais eu de prostituée ici !
* * *
De Lucah, fils de Michée
2 lieu-dit d'Enaïm, Thimna
À Juda, fils de Jacob
5 rue du couchant, Sichem
Cher et estimé Jacob,
À ma grande honte, ma fille Tamar, ta belle-fille, s'est prostituée. La voilà même enceinte à la suite de sa prostitution ! Elle n'a même pas essayé de me dissimuler sa grossesse et sa souillure, et ce, alors qu'elle était promise à ton fils Shéla. Que souhaites-tu que nous fassions d'elle ?
Bien à toi,
Lucah
* * *
De Juda, fils de Jacob
5 rue du couchant, Sichem
À Lucah, fils de Michée
2 lieu-dit d'Enaïm, Thimna
Cher et estimé Lucah,
Cela sera difficile pour toi comme pour moi, mais il faut faire ce qui doit être fait. La prostitution est une infâmie et une souillure. Ainsi, fais sortir ta fille pour qu'elle soit brûlée. Nous nous retrouverons demain à midi sur la place principale de Sichem.
À bientôt,
Jacob
* * *
La foule était rassemblée sur la grand-place. On s'était fait passer le mot qu'une jeune fille de la maison de Jacob s'était prostituée, et que l'on allait la châtier à la hauteur de son crime. Les habitants de Sichem étaient curieux. Ils se demandaient si Juda aurait le cran d'aller jusqu'au bout. Le fils de Jacob n'était pas toujours tendre, mais comparé à ses frères Siméon et Lévi, ce n'était pas lui que l'on aurait imaginé brûler vive une pauvre fille qui s'était contentée de coucher hors mariage.
Lucah fit son entrée, suivi de sa fille. Tamar, étrangement, ne résistait pas le moins du monde ; elle avait même l'air étrangement calme. On la conduisit sur le bûcher et Juda lui demanda si elle voulait prononcer une dernière parole.
Tamar mit alors la main sous son manteau.
« C'est de l'homme à qui appartiennent ces objets que je suis enceinte. Reconnais donc à qui appartiennent ce sceau, ce cordon et ce bâton. »
Elle exhiba au grand jour les trois objets que lui avaient donnés son beau-père, en gage du chevreau, et tout le monde put reconnaître le sceau, le cordon et le bâton de Juda, fils de Jacob. Celui-ci blêmit d'abord, puis s'empourpra et tira prestement Tamar en arrière.
« D'accord, d'accord. Certes, elle est moins coupable que moi, car je ne l'ai pas donnée à mon fils Shéla. Je propose que... eh bien... que tout le monde rentre chez soi, et vaque à ses occupations, n'est-ce pas ? Quant à moi, je prendrai soin de ma belle-fille. Shéla, veux-tu bien débarrasser le bois qui encombre la place ? Nous en aurons besoin cet hiver, nul besoin de le gaspiller n'est-ce pas ? Lucah, je suis désolé de t'avoir dérangé pour rien. Je t'enverrai un chevreau... pour... pour le salaire de ta fille... que je prendrai sous ma protection, puisqu'elle porte mon enfant. Oh Dieu de mes pères, dans quel purin me suis-je fourré ? »
* * *
Shéla, fils de Jacob
a la grande joie de vous annoncer
son mariage avec
Zélie, fille de Sershor
* * *
Juda, fils de Jacob
a la grande joie de vous annoncer
la naissance de ses jumeaux
issus de sa belle-fille Tamar :
Pérets et Zérach