De Charlotte, fille d’Echeziah
Campement de Nephtali, Béthel
À Hanna, fille d’Oberon
14 rue de la fontaine, ville de Sichem
Chère maman,
J’espère que tu vas bien et que tu ne rencontres pas de problèmes avec nos champs. De mon côté, je suis la plus heureuse des femmes. Nephtali me couvre d’attentions et de tendresse. Ma belle-tante Léa, la mère de Dina, m’a prise en affection, et c’est un plaisir que d’apprendre à tricoter la laine à ses côtés. C’est une tout autre façon de faire que le lin, mais je crois que je ne m’en sors pas trop mal. Ma connaissance du lin m’a tout de même permis de repriser certaines chemises comme tu me l’as appris, ce que les femmes du clan de Jacob ne savent pas faire.
Le plus dur m’a été de gagner l’estime de mon beau-père Jacob, mais c’est à présent chose faite. Nous campons à Béthel, où mon seigneur avait, il y a de nombreuses années, prêté serment devant le dieu de ses pères ; il a exigé de nous que nous renoncions à nos idoles et fassions le même serment. Je m’y suis prêtée de bonne grâce. Après tout, qui sont les dieux de Sichem, qui n’ont pas empêché nos hommes de mal se conduire, et qui ne nous ont pas protégées lorsque nous nous sont trouvées démunies ? Cet acte de foi de ma part lui a, je crois, fait plaisir, et il me parle à présent avec plus de douceur.
Je ne suis pas encore enceinte. À dire vrai, Nephtali et moi n’avons pas encore consommé notre mariage. Il n’a que quinze ans, et moi treize, nous ne sommes pas encore prêts. Quelle tristesse que tu ne sois pas à mes côtés pour me conseiller ! Heureusement, ma belle-mère Rachel m’instruit sur ce sujet et complète tout ce que tu m’as appris.
Prends soin de toi, ma chère mère, et reçois l’affection de
Ta fille, Charlotte
* * *
« Tu n’as pas enterré les théraphims que tu as pris à papa », fit remarquer Léa à Rachel.
Les deux sœurs étaient assises côte à côte et regardaient le soleil se coucher. Leurs enfants étaient assez grands pour se coucher tous seuls, et heureusement car elles se faisaient vieilles. Elles prenaient donc un peu plus de temps pour elles-mêmes, à discuter entre sœurs et se remémorer les vieux souvenirs.
« Comment sais-tu que…
- Allons, petite sœur, je te connais. Quand papa a rattrapé Jacob pour lui demander des comptes, tu tirais une de ces têtes !
- C’était si évident que cela ?
- Seulement si on regardait dans la bonne direction. Papa et Jacob n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre. »
Rachel sourit en se remémorant la dispute. Cela faisait si longtemps ! Quelle imprudente elle avait été, d’emporter avec elle les dieux de son père.
« Je ne sais même pas pourquoi je les ai pris, soupira-t-elle.
- Qu’en as-tu fait ?
- Je les ai vendus à un forgeron. Puis, j’ai partagé l’argent pour mes fils.
- C’est donc de là que viennent les cinquante sicles de Nephtali qui ont fait la dot de Charlotte !
- Cinquante sicles bien employés, je trouve. Nephtali est un brave garçon, il vient en aide aux justes plutôt que de leur prendre leur argent. Contrairement à certains… »
Les deux sœurs rirent en repensant à Laban. Finalement, tout était bien qui finissait bien.
* * *
Siméon et Miriam
ont la grande joie de vous annoncer
la naissance de leur fils
Jemuel
* * *
De Rebecca, fille de Béthuel
En route pour Hébron
À Jacob, fils d’Isaac
Béthel
et Esaü, fils d’Isaac
Séir, pays d’Edom
Mes chers fils,
J’ai la tristesse de vous apprendre que votre père est mourant. La vieillesse n’a pas été tendre avec lui, voilà presque trente ans qu’il est alité et ne voit plus. Mais ces derniers jours, son état s’est encore aggravé, il ne mange presque plus et respire difficilement. Il a demandé à être enterré à Hébron, aux côtés d’Abraham et Sarah. Pourriez-vous nous rejoindre là-bas pour assister à ses derniers moments ?
Je vous embrasse,
Votre mère, Rebecca
* * *
« Cela tombe assez mal », commenta Jacob en jetant un œil à son épouse Rachel.
En effet, dix-sept ans après la naissance de Joseph et malgré ses cheveux gris, la femme de Jacob était de nouveau enceinte.
« Je suis désolé ma chérie, mais c’est mon père. Je dois vraiment y aller. Reste avec Bilha et ses fils…
- Non, Jacob. Je suis ta femme, et Rebecca est comme une mère pour moi. Je viens avec toi. »
* * *
La caravane avait quitté Béthel depuis une semaine. Jacob, toujours monté sur son chameau, ouvrait la marche. Derrière, une carriole transportait Rachel et les servantes. La pauvre femme était enceinte jusqu’au cou, et ne pouvait pas se déplacer autrement. Son fils Joseph, âgé de dix-sept ans, chevauchait à ses côtés.
Léa avait refusé de s’avouer vieille et avait tenu à suivre à dos de chameau. La suivaient les jumeaux, Issacar et Zabulon, et leur jeune sœur Dina. On espérait lui trouver un bon parti à Hébron.
Parmi les aînés de Léa, seul Ruben était du convoi. En effet, Siméon, Lévi et Juda, tous les trois mariés et pères, étaient restés à Sichem pour s'occuper de leurs enfants. Ruben, toujours célibataire, menait son chameau près de la carriole de Rachel.
Dan, Gad et Asher, les fils des servantes, fermaient le convoi. Nephtali et Charlotte auraient voulu les accompagner, mais Charlotte était enceinte elle aussi et elle avait préféré faire passer son bébé avant le grand-père de son mari.
Rachel, ballottée par les cahots de la route, ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait eu raison. Qu’est-ce qui lui avait pris de s’embarquer dans ce voyage alors qu’elle était enceinte de huit mois ?
Soudain, une douleur plus vive que les autres la traversa, et elle poussa un cri. Le tissu de sa robe s’imbiba d’eau.
« Arrêtez le convoi ! s’écria Bilha ; Rachel vient de perdre les eaux. »
Jacob descendit de son chameau et se précipita vers sa femme. Bilha soutenait tant bien que mal sa maîtresse tandis que Zilpa conduisait la carriole à l’ombre d’un arbre. Rachel criait de douleur. Léa s’approcha elle aussi, anxieuse. Ce n’était pas ainsi qu’un accouchement était supposé se dérouler.
« Stop ! Écartez-vous, tous, s’écria Zilpa. Laissez-la respirer, enfin !
- N’aie pas peur maîtresse, lui souffla Bilha, car tu as encore un fils.
- Fils de ma douleur », articula péniblement Rachel.
Puis elle s’affaissa. Elle était morte.
Jacob prit son petit dernier dans ses bras.
« Non. On ne te connaîtra pas sous le nom de Fils-de-ma-douleur, chuchota-t-il au bébé. Tu t’appelleras Benjamin. »
* * *
Ci-gît
Rachel
fille de Laban
et épouse de Jacob
Qu’elle repose en paix
* * *
« Mon seigneur, j’ai une nouvelle qui sera désagréable à tes oreilles.
- Qu’y a-t-il, Léa ? Pourquoi me déranges-tu alors que je construis le tombeau de mon épouse bien-aimée ?
- J’ai le regret de t’annoncer que ton fils aîné Ruben profite de la situation pour agir d’une mauvaise façon. Pendant que tu fais le deuil de ta femme et que je pleure la mémoire de ma sœur, Ruben souille ton lit et couche avec ta concubine, Bilha, qui était la servante de Rachel. Je les ai surpris derrière un buisson et je suis immédiatement allée te prévenir. »
Jacob se leva, furieux. Il trouva les deux amants, tira Bilha par les cheveux pour l’écarter de son fils et envoya à Ruben une gifle monumentale.
« Comment oses-tu, fils indigne, commettre l’adultère au sein de ta propre maison ? Et toi, femme perverse, qui t’a permis de te souiller auprès du fils de ton seigneur pendant le deuil de ta maîtresse ? »
Bilha se drapa dans sa dignité, à défaut de vêtements, et se dressa face au fils d’Isaac.
« Oui, mon seigneur, je confesse. Toutes les fois où j’ai partagé ta couche ont été un calvaire pour moi, depuis la première fois que Rachel t’a demandé d’avoir des relations avec moi. Tu m’as connue de force, tu m’as pris mes enfants pour les donner à ta femme, et pourtant, je te suis toujours restée fidèle. J’ai servi ton épouse, j’ai élevé tes enfants, je me suis donnée à toi chaque fois que tu le demandais, car je craignais pour mes fils. À présent que les voilà grands, que Nephtali est marié et que Dan a son propre troupeau, j’ai péché et j’ai eu des relations avec ton fils Ruben. Et même si je devais mourir pour ma faute, à aucun moment je ne la regrette, car ton fils m’a fait connaître le bonheur pour la première fois de ma vie.
- Allez-vous-en ! Allez-vous-en, tous les deux, vociféra Jacob. Fils indigne, femme infidèle, quittez ma maison et que je n’entende plus jamais parler de vous ! »
* * *
Rebecca
et ses fils, Esaü et Jacob
ont la tristesse de vous annoncer
le décès d’Isaac, fils d’Abraham
à l’âge de 180 ans
Il sera enterré à Hébron aux côtés de son père et de sa mère.
Puisse le dieu d'Abraham veiller sur son âme !