L’air était lourd. Les multiples encens utilisés ne suffisaient pas à couvrir l’odeur du soufre, qui, elle, dissimulait à grand peine l’odeur du sang. Elle marchait d’un pas lent, l’esprit embrumé. Plusieurs disciples à ces côtés portaient de lourdes chaines, toutes reliées à son collier. Les reflets azurés qui courraient le long des maillons avaient un effet hypnotique. Ces chaines n’étaient pas ordinaires.
Cela avait une importance, elle le savait, mais était incapable de s’en souvenir. Ces connaissances lui semblaient tellement lointaines, tellement futiles. Elle l’avait su. Dès le premier jour, elle avait su.
Elle était innocente à l’époque. Vierge de la putréfaction de ce monde. Mais elle avait vite compris. L’odeur du brasier. Le regard terrorisé de sa mère. Les ordres de son père. Le plancher. La poussière. Les cris. Puis leur absence. Elle avait compris. Elle avait accepté. N’avait pas tenté de fuir lorsqu’ils avaient découvert sa cachette. Les avait suivis. Ne s’était pas débattue. Avait accepté de voir tout ce qu’elle connaissait partir en fumée.
C’était la meilleure solution. Ceux qui avaient tenté de fuir avaient été tués.
Ensuite la route. Longue et infinie. Sans pitié. Le soleil. Les orages. Les gouffres. Les animaux. Les morts. Puis l’arrivée. Heureuse. Malgré tout.
Plus que la disparition de son village, c’était cette arrivée qui avait changé sa vie. Ils les avaient examinés. Répartis. Triés. Avec d’autres, elle avait été examinée de nouveau. Plus profondément. Elle ne savait pas ce qui les intéressait chez elle, mais elle le possédait.
Elle avait été mise à part. Seulement elle. Abreuvée de connaissances. Plus que ce qu’elle avait pensé possible.
Des langues. Parlées. Ecrites. Perdues. Interdites. Des calculs. Des théories. Des concepts. Des vérités. Elle était incapable de tout comprendre. Qu’importe. Elle avait la connaissance.
Entrainée aussi. Physiquement. Dépassant les limites de son corps. Formée au combat. Aux armes. A la lance. L’épée. L’arc. La faux. Et d’autres encore.
Chaque échec avait été sévèrement sanctionné. Dans ce nouveau monde, la gentillesse, la compassion n’existaient pas. Elle l’avait accepté. Elle se savait chanceuse. Préservée. Elle aurait pu être avec les autres. Entassés dans une cellule exiguë. Violés à toute heure. Victimes d’expérimentations en tout genre. Obligés de creuser la montagne jusqu’à épuisement. Sacrifiés lors de rituels obscurs. Sans importance. Qu’importe. Elle avait décidé de survivre le plus longtemps possible. Même si cela impliquait de voir ses amis d’antan disparaitre, noyés dans la lie de l’humanité.
Un frisson lui parcouru tout le corps. Ces souvenirs désagréables avaient réussi à la sortir de sa torpeur. C’était anormal. Pourquoi se laissait-elle faire comme ça ? Elle aurait pu tenter de résister. Elle savait. Elle savait à quoi elle était conduite. De la magie, surement.
Nombreux étaient les pratiquants ici. Et nombreux étaient doués. Sa plus grande surprise. Son plus grand plaisir. La magie.
Après des mois d’entrainement physique intense, après avoir ingurgité des connaissances obscures jusqu’à en rêver la nuit, après avoir maitrisé des langues dont elle ignorait l’existence une vie plus tôt, ils lui en avaient parlé. Son affinité incroyable avec les flux de magie. Tous les flux.
Une capacité naturelle à se connecter à un flux d’énergie, qu’importe son origine. Elle qui un temps avait rêvé d’être forgeronne, voilà qu’elle était devenue magicienne. Esclave. Mais magicienne. La connexion à ces flux est ardue. Leur maitrise encore plus. Elle l’avait douloureusement constaté. Ses nouveaux instructeurs furent tout aussi cruels que les précédents.
Chaque échec avait été sanctionné deux fois : une fois par la douleur infligée par l’énergie dont elle perdait le contrôle, une fois par son instructeur en guise de punition. On lui avait appris à créer. A détruire. A tuer. A torturer. Elle avait compris seule comment les utiliser pour se renforcer, se soigner. Cela avait rendu ses entrainements moins douloureux. Cela ne les avait pas rendus moins ardu.
Etrangement, plus elle était devenue puissante, plus elle avait eu de liberté. Elle avait ainsi pu explorer, presque sans contrainte, l’immense complexe souterrain. Ils étaient des centaines. Peut-être même des milliers. A trimer. A mourir. Ce dédale parcourait la montagne de part en part, tel un serpent lové dans son nid. Elle avait même pu retourner à la surface. Son maitre avait accepté.
Pour la première fois depuis longtemps, elle avait revu le ciel. Les étoiles. Elle en avait pleuré. Pendant des heures, elle était restée sur ce promontoire rocheux, à contempler l’immensité du monde devant elle. Puis son maitre avait pris la parole. D’une voix douce, il lui avait expliqué ses desseins et la place qu’elle y occupait. Son organisation. Les massacres. Les enlèvements. Les sacrifices. Les expériences. Son apprentissage. Ce monument souterrain. Tout cela faisait partie d’une cause plus grande. Un évènement qui allait bouleverser l’ordre des choses. Faire trembler les sept royaumes. Tout remettre en question. Pour le meilleur.
Elle l’avait cru. Il s’agissait de son maitre. Elle n’avait pas le choix. Si elle n’adhérait pas, elle se rebellait. Cela l’aurait conduite à la mort de manière certaine. Elle le savait.
Etre la pièce centrale de son plan lui convenait. Cela lui permettait de vivre. D’apprendre. Après cette sortie nocturne, un tout nouveau pan de connaissance inconnue lui avait été dévoilé. Une magie secrète. Bannie. Qui utilise les flux d’un autre monde. Elle avait trouvé la magie démoniaque plutôt simple à l’emploi, une fois passé la complexité de la connexion à cette énergie si particulière. Simple d’utilisation. Puissante. Mais éprouvante.
Elle avait compris pourquoi tous privilégiaient l’invocation démoniaque à utilisation de cette énergie. Il était en effet bien plus simple d’invoquer un démon ayant une connexion naturelle à ces flux et de le contraindre à les employer plutôt que de les utiliser soi-même. Les démons n’appréciaient pas le procédé cependant. Elle l’avait compris avant d’apprendre leur langue et cela c’était confirmé une fois qu’elle en avait acquis la maitrise.
Personne n’aime être arraché à son foyer. Réduit à l’esclavage afin d’accomplir des tâches exténuantes, sous la contrainte d’inconnus prêt à tout. Elle le savait.
Même si elle connaissait parfaitement le fonctionnement, elle avait refusé d’utiliser sa magie pour invoquer un démon. Contraindre un autre être à subir le même calvaire qu’elle, jamais. Elle avait prétexté cela trop facile, préférant maitriser l’énergie de leur monde elle plutôt que passer par un exécutant. Cela avait beaucoup plu à son maitre. Elle comprenait maintenant pourquoi.
Elle secoua doucement la tête. Elle devait se concentrer sur l’instant présent. Les disciples avaient disparu. La brume qui pesait sur son esprit se dissipait lentement. Trop tard.
Elle tenta de bouger mais les chaines, maintenant fixées dans de lourds piliers enfoncés dans le sol, bloquèrent rapidement ses mouvements. Elle était maintenue à genoux au centre d’une immense caverne, creusée artificiellement dans la montagne. Plusieurs tunnels partaient de cette salle dans différentes directions tandis que sur les bords de la salle, de nombreuses personnes s’agitaient, terminant les derniers préparatifs à la lumière d’immenses braseros disposés de part et d’autre de la pièce.
Le cercle d’invocation tracé au sol couvrait presque la totalité de la salle et était d’une complexité sans pareil. Son maitre avait bien fait les choses. Le sang de plusieurs centaines d’esclaves avait dû être utilisé juste pour tracer les motifs de cette salle. Compléter le cercle extérieur en avait probablement demandé bien plus. Elle eut une pensée fugace pour tous ses esclaves qui pendant des années avaient creusé un immense tunnel pour qu’au final, leur sang y soit déversé. Combien étaient-ils ? Plusieurs milliers, à n’en pas douter.
Toutes ses années, elle avait été instruite, entrainée, battue, torturée. Elle avait renié ses doutes. Accepté la situation. Pour vivre. Pour apprendre. Pour agir plus tard avait-elle pensé lors qu’elle doutait. Elle avait sans cesse repoussé l’échéance, cherchant le meilleur moment pour agir.
Trop tard. Il n’y avait plus personne à sauver maintenant.
Les sceaux de contraintes spirituels sont l’un des problèmes les plus importants lors des invocations de démons. Ils sont nécessaires si l’invocateur veut pouvoir survivre à la colère du démon qu’il invoque. Cependant, ils détruisent son corps petit à petit car le flux de magie utilisé est incompatible avec leur constitution. Les démons les plus puissants survivaient un an tout au plus. Ensuite le réceptacle dans ce monde lâche et leur esprit s’enfuit.
Son maitre avait décidé de régler ce problème. Il comptait enfermer l’esprit du démon invoqué dans une cage de chair et de sang. Les sceaux seraient tout aussi efficace sur l’esprit, mais le corps humain, lui, n’en souffrirai pas. Le démon et sa puissance serait donc disponible pour une durée de vie humaine. Un temps suffisant pour prendre le pouvoir au sein des sept royaumes.
Elle tira rageusement sur ses chaines. Elle se trompait.
Il restait de nombreuses personnes à sauver. A commencer par elle-même. Pendant toutes ses années, son maitre avait façonné son corps et son esprit de manière à ce qu’elle soit apte à accueillir l’esprit d’un démon. Son corps était jeune, entrainé et maitrisait n’importe quel flux de magie. Son esprit lui était docile et avait déjà accepté le fait qu’elle mourrait lors de ce rituel. Il ne résisterai pas à l’esprit du démon qui viendrai prendre sa place. Elle tira un coup sec sur ses chaines, s’étranglant à moitié. Godiche ! pesta-t-elle. Si elle avait fait preuve d’un peu plus d’honnêteté envers elle-même elle aurait déjà agi.
Mais elle avait préféré se réfugier dans une impassibilité de surface et un intérêt morbide pour toutes les connaissances qu’on lui avait présenté. Cela avait été bien plus facile. Une mélopée gutturale s’élevait maintenant dans la grotte, psalmodiée par les membres de cette cabale infernale.
Des larmes commencèrent à couler sur ses joues. Elle secoua rageusement la tête pour tenter de les chasser, sans succès. Une haine sourde montait en elle. Pour son propre bien, elle l’avait dissimulée aux autres et à elle-même pendant toutes ses années. Mais elle allait mourir, quelle importance maintenant ?
L’atmosphère de la caverne était devenue électrique, le sang commençant doucement à réagir à l’hymne entonné, luisant d’une lueur violine. Au milieu du bourdonnement ambiant des voix, elle repéra celle de son maitre. Elle darda son regard vers sa provenance et le vit. Entonnant le chant à pleine voix, un sourire extatique aux lèvres et un plaisir sadique dans le regard. Il savait. Il l’avait toujours su.
Qu’elle n’agirai pas à temps.
Ce constat la rendit furieuse. Furieuse contre elle. Contre lui. Contre tout le reste. Elle hurla sa haine à pleins poumons pour la première fois depuis l’attaque de son village, couvrant le cantique. Sauver elle-même, les esclaves, le monde, c’était une crétinerie sans nom. Elle voulait juste tous les tuer. Tous ces individus qui l’avaient utilisé pour parvenir à leurs fins, sans se soucier d’elle. A commencer par son maitre.
Malgré ses entraves, elle se redressa. Les piliers métalliques grincèrent, sortant légèrement du sol. Au prix d’efforts surhumains, elle réussit à se mettre debout et à maintenir sa position. Elle toisa toutes ces personnes, qui pensaient avoir le pouvoir de régner sur le monde à portée de main. Avant de mourir, écrasée spirituellement par le démon, elle devait tenter quelque chose de fou.
Elle renversa sa tête en arrière, admirant le miroitement de l’air, signe que les deux mondes se rapprochaient de plus en plus. Elle sourit. Ils étaient fous s’ils pensaient pouvoir contrôler un démon aussi puissant, même enfermé dans une enveloppe charnelle. La légende affirme que son cri avait fendu les montagnes de la Crête et qu’une de ses attaques avait fait disparaitre un continent tout entier pour laisser place à l’océan des Tempêtes. D’après les écrits, il était aussi craint des démons eux-mêmes, qui verraient en lui un gardien vivant de leur monde, capable de l’annihiler à l’envi s’ils ne respectaient pas certaines règles obscures. Si la moitié de ce pédigrée était vrai, il ne dirait probablement pas non à la possibilité de pouvoir tuer ses invocateurs.
L’air vibrait maintenant sous la pression des différents flux d’énergie qu’ils utilisaient. Elle voulue cracher sa haine à leurs visages, pour la première et dernière fois. Mais, tandis que les braseros s’enflammaient d’un blanc opalin, tandis que le cercle d’invocation rayonnait d’une couleur violacée, tandis que les chants atteignaient leur apogée et que les mondes se confondaient enfin, rien ne vint.
Alors Saruya hurla une dernière fois.
J'ai repéré deux-trois fautes aussi un "il ne résisterai pas" et une autre dans le même style juste à côté
Je sens que je vais beaucoup aimer la suite!
Joliment écrit, j'ai avalé ton texte d'une traite ! J'ai relevé quelques petits points où phrases qui mériteraient d'être affinée, mais rien de bien méchant :)
En tout cas, l'atmosphère mystique est la, on sent bien l'état d'esprit de Saruya.
J'attend la suite avec grande impatience !!